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« Une mère, Le Cri retenu »


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Posté 06 septembre 2018 - 05:29

Philippe Leuckx et Murielle Compère-Demarcy ont particulièrement aimé ce livre de Pierre Perrin publié en 2001 par le Cherche-Midi et réédité en 2015. Ils en parlent ici.

Ce livre n'est pas seulement un « récit » autobiographique, puisqu'il s'adresse « à nos mères », à savoir à cette figure incontournable et mystérieuse de nos singulières mythologies personnelles. « Pour l'enfant de la campagne qui se croit indésiré », lit-on en quatrième de couverture, « l'affection est rare et rude, à la mesure du mutisme qu'on lui oppose ». Nous sommes loin ici de l'univers de l' « Enfant-Roi » souvent choyé au 21e siècle et parfois blasé d'être trop gâté. Nous ne sommes pas non plus dans le récit d'une enfance malheureuse. Nous suivons l'auteur - le poète Pierre Perrin - dans son cheminement rétrospectif pour tenter de comprendre et donc de (re-)trouver une mère avec laquelle la communication ne fut pas simple, non par hostilité, mais par la puissance du destin d'une mère « humble par force », mère « aux ambitions abattues, malgré tout exemplaire d'honnêteté et de ténacité ».
Le titre et sous-titre en italiques des six parties interpellent, comme cela est souvent le cas dans l'Åuvre de Pierre Perrin qui emploie et juxtapose volontiers, dans une même phrase, dans un titre, des termes ou groupes de mots apparemment antinomiques dont les univers contraires s'exaltent ou s'exacerbent de leur friction/réunion. Ainsi le poète nous annonce pour la partie IV : « La tendresse atroce. Une bouche inutile », pour la partie VI : « L'être qu'on oublie. L'aube relevée. », pour la partie VI : « Oublie la fosse. L'adoration ». Cette surprise du lecteur à la découverte des titres de chapitres pierres d'édifice du récit l'incite à aller voir de plus près de quoi il retourne après les lignes sommairesâ¦
Deux sous-parties se déroulent dans chacune des six parties qui constituent un acte en deux scènes, la seconde déclinant ses caractères narratifs en italiques. Chaque partie correspond à une période de vie de l'enfant Pierre Perrin, qui ressurgit et laisse l'auteur/narrateur qui se souvient, presque un demi-siècle plus tard, « (â¦) la gorge sèche, dans le puits des années mortes ». En racontant la vie de sa mère, Pierre Perrin retourne au pays de son enfance et s'adresse post-mortem à cette mère à laquelle il n'a pas dit la tendresse qu'il aurait dû selon lui lui confier pour « conjurer la défaite » d'une mère « abandonnée, seule ». Il adresse à sa mère défunte une lettre d'amour longue de 154 pages, poignante tant que le lecteur serre des poings à certains passages du livre qu'il sait être les siens, doigts pliés sur ses propres regrets (« remords »/ « repentirs ») ou souvenirs souterrains d'un puits perdu.
« Je reste le cÅur dévoré d'incertitudes. Les reins cordés, les côtes striées de nÅuds jusqu'aux épaules depuis des années, les remords rabattent comme la fumée dans la cheminée. Tout ce que je ne t'ai pas donné, tout ce que je t'ai volé de naturelle tendresse, de joie, de paix, qui m'auraient peu coûté, monte dans ma gorge, coud mes paupières sans contenir mes larmes. C'est trop tard, irrémédiablement, voilà que je t'aime. Tu n'es plus là pour sourire, de tes lèvres si tristes, qui ne sifflaient pas l'amertume. Insultée parfois, saisie à la gorge, tu me rejetais sans violence, tu pleurais. Tu ne condamnais que mon orgueil. »
La vacance intime ne se comble pas, mais l'Écrire peut tenter de faire se rejoindre par-delà la mort des êtres qui ne parvinrent pas à se parler contraints chacun de jouer son rôle familial et de s'y tenir. Des êtres séparés par un gouffre générationnel qu'il est si difficile de colmater par l'écoute, l'attention et le respect, surtout lorsque l'on est enfant et que les adultes d'emblée représentent ce que l'on ne veut pas devenir. Pour d'autres lecteurs ce livre d'amour testamentaire à une mère servira peut-être de déclencheur pour franchir un non-dit pour lequel il faut parfois toute une vie pour le surmonter. Du moins « Une Mère â Le cri retenu » allume, par son témoignage saisissant et ses mots à vif incrustés dans les pages vivantes d'un récit de vie, l'espoir que l'amour maternel/filial, quels que soient les non-dits, trouve parole au-delà des rencontres concrètes et des contingences qui, immanquablement, un jour s'éteignent. Peut-être restera-t-il de ce livre, écrit Pierre Perrin, « comme un parfum qui s'étiole sans tout à fait mourir malgré la nuit, un peu des gestes, des lèvres, de l'âme de ma mère que j'aurai cent fois tenue entre mes bras, je crois, jusqu'à son dernier souffle. ». Peut-être que le temps attendait que l'enfant-poète Pierre Perrin ait la force d'ouvrir ce "livre de sa mère" sur le seuil de l'oubli rattrapé de justesse par le recueillement d'une mémoire individuelle voulant laisser trace des ancêtres et par là de notre passé à tous. De notre Humanité.

© Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)

« Je voudrais tant la voir revenir
sans elle je ne serais rien »

Le livre commence et se clôt sur le thème de la face et de son contraire, effacer.
Le face à face que poursuit avec une inouïe persévérance ce livre, c'est celui d'avec la mère, décédée en 1977, que vingt années et un peu plus n'ont pas fini de graver dans l'intime conviction du fils, celle de l'avoir ratée sinon aimée.
Des premiers mots de ce récit à la scène finale, celle d'un visage ravagé, la littérature a donc fait son office, avec les atermoiements d'usage, les replis, les retraits, comme si le fils, unique enfant d'un couple désaccordé, déchiré, se devait de remplir une tâche, celle de rendre mémoire à une morte, déjà prête de s'enfuir dans le tissu décousu des années.
En douze stations, pour une mère dévouée à la cause de l'église, présente aux processions, grande ouvrière des cimetières à sauver des herbes, le fils qui se dit indigne, cruel, rameute le portrait d'une femme avare en tendresse, en sentiments, prompte à rudoyer, à blesser, à gifler cet enfant qui fait tout cependant pour s'attirer un peu d'amour, et qui recueille les offenses. Le père, revenu d'Allemagne, est décrit comme un être faible, malade, jouet du silence farouche de sa femme. Il disparaîtra huit années avant elle. Pourtant, l'enfant trouve chez lui ce que la mère ne lui donne ; les rares souvenirs heureux se greffent au creux de ses mains d'adulte, défaussé.
Sans une once de sentimentalisme, en ethnographe des vies familiales, comme Ernaux et Lefèvre peuvent en donner d'autres subtiles illustrations, le poète Perrin ne se paie de mots pour relater l'irracontable d'une douleur que même la littérature ne dégagera du « puits » où elle s'est logée. Avec une nudité qui est source pour le lecteur d'un vertigineux naturalisme (la ferme, la « rasade de Mercurochrome dans le cordon » d'un jeune veau, les obsessions silencieuses d'une mère confite en nettoyage, les errements d'un fils qui se sait dévoyéâ¦.), le narrateur distille une quête elle-même vertigineuse : comment rendre compte d'une séparation telle que la mère et le fils se sont à peine connus et reconnus ? comment dire ce malaise fondamental qui vous pousse à entreprendre une recherche précise qui vous donnera d'éternels tourments à forer ainsi dans la gangue du non-dit, du non-aimé, du non-désiré, qu'il faut déloger pour le rendre à la littérature ?
Des épisodes sont hallucinants de cruauté vécue, ressentie, ainsi en va-t-il de ce petit de l'assistance publique, accueilli à la ferme, et que l'enfant-narrateur, jaloux, fait conspuer. Ou ce chien décapité, seul compagnon de la misère affective du petit enfant.
Les aveux sont nets et coupants comme seule la grande littérature peut inciser : s'il faut des comparaisons, citons « Blesse, ronce noire » de Louis-Combet ou « La peau sur les os » d'Hyvernaud ou encore « La première habitude » de Françoise Lefèvre. Puisque la grande littérature s'offre sans apprêts, glaçante s'il le faut, hallucinante de vérité.
Perrin trouve les mots, le rythme pour énoncer sa recherche, offrir et partager son histoire en l'élevant au statut de tous les livres consacrés à ces mères, parfois cruelles, parfois distantes, parfois si précieuses dans le souvenir : « La Consolation du voyageur », « Vipère au poing », « Les mots arrachés », « Une femme », « La place », « Je l'écoute respirer »â¦
Car le style, ici, répond à la richesse du thème : pas de place pour l'à peu près, une description des lieux (la maison, les rats au plafond, les mouches qui vrombissent), une persistante analyse des êtres, une volonté aussi de hausser l'anecdotique jusqu'à la nudité des réflexions majeures sur la vie, le manque, l'autreâ¦
On n'en finirait pas d'égrener les atouts majeurs d'un tel récit, qui va jusqu'à consigner ses doutes et ses arrêts. L'Åuvre en cours, que nous sommes en train de lire, n'apparaît jamais comme le fruit d'un travail irrégulier, mais offre l'attrait d'un témoignage unique, entomologique d'une quête d'un passé qu'on sait à la fois sensible et décevant, meurtri et cependant ouvert à une certaine rédemption.
Jamais, on ne sent que c'est l'ouvrage d'un grand lettré qui se donnerait en miroir de sa grande culture. Non, le témoignage a la force d'un aveu, d'un constat, sans cesse maîtrisé par le corset du style. Dire au plus juste la peine comme celle d'un puits de chagrin et ressourcer le lecteur à l'eau même des tourments.
Un grand livre.

Philippe Leuckx



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