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(Note de lecture), Crever les toits, etc, de Claude Favre, par Jean-Pascal Dubost


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Posté 21 novembre 2018 - 10:04

 

6a00d8345238fe69e2022ad3a1cb36200d-100wiAprès quatre années dâabsence éditoriale, Claude Favre livre un diptyque formel autour dâune même préoccupation : les bruits du monde. Mais pas nâimporte lesquels. « Il y a des attentats dans ma bouche », écrit-elle dès le premier poème, « ma bouche est la tienne », poursuit-elle ; frères humains opprimés, poursuivrait-on pour elle.
La première section (Crever les toits, etc.) est composée dâune suite de poèmes qui courent en prose à travers le monde, « au large du monde », là où ça agresse, bataille et bombarde, attente, assassine, emprisonne, là où les victimes sont civiles et humaines et subissent conflits et guerres, là où lâhumain souffre de lâhumain. Lâécriture file à prose perdue, à vitesse dâémotion, ponctuée de tirets bas, pour transporter ici et là-bas, et sinon parfois, dâune virgule juste pour reprendre son souffle, mais il nây a pas le temps de reprendre son souffle, car il faut, de Calais à Mossoul, courir au secours verbal de moult et moult victimes. Ça va aussi vite quâun flash dâinformation de France Info, ça y ressemble même, passant dâune nouvelle du monde à lâautre, mais la comparaison sâarrête là, car là, le cÅur y est. Chaque page est une prose de quinze à vingt lignes ; mais les proses sâenchaînent et se relaient, comme une chaîne humaine dans le verbe. Lâémotion, contenue, sâentend dans le rythme, haletant, éperdu, généreux ; les phrases informent, le rythme déplace, câest-à-dire émeut. Réfugiés, migrants, Rroms, prisonniers politiques, sans domicile fixe, affamés : la poète les accueille à prose ouverte ; « tant de personnes en dérive de pauvreté », avec cette capacité dâaccueil très whitmanienne, « jâai le monde entier et son contraire en moi et hors », mais nul lyrisme du moi, ici, aucunement, mais lyrisme de lâautre. Prenant bouche pour ceux qui nâont pas la parole, la poète endosse le rôle de porte-parole des souffrants et diffuse de la parole muette ; une extrême sensibilité du monde est à vif, et sâinsurge contre lâindifférence crasse et coupable dâégoïsme. Ce faisant, et pour ne pas sombrer dans une morosité mélancolieuse, la poète intègre des ritournelles dans sa rythmique, des paroles de Bertrand Cantat, Lou Reed, Leonard Cohen, Henri Salvador etc., pour danser sur les brasiers et les ruines et sur la terre devenant gaste.

La seconde section est formellement on ne peut plus différente : en vers numérotés et justifiés à gauche en page de gauche, numérotés et justifiés à droite en page de droite, de 1 à 1 690, et lâintention reste la même que dans la première (voir lâAnthologie permanente du 29 octobre 2018). Le rythme est saccadé par les chiffres (obéissent-ils à une contrainte interne ?) Ce sont des captations, de bribes et dâéchos du monde et de pensées fugitives, avec cette impression dâune poète qui cette fois déplace continuellement le curseur sur la bande FM dâun vieux poste de radio pour rechercher dans le vacarme cacophonique une logique continue à tout ce qui se passe dâeffroyable dans le monde. Mêmes lieux et mêmes gens que dans la première section, dans un bringuebalé chaotique du monde, ses victimes et ses souffrants, avec cette intention renouvelée dâexploser les petites préoccupations franco-égoïstes (la poète laisse sourdre une certaine colère) ; nâest-elle pas juste cette série de questions ? : « câest où Syrte 595 [â¦]/ 551 câest où la frontière russo-norvégienne/Mourmansk à deux heures de route, câest où Mourmansk/599 câest où Bangalore/ 600 Bafoussam câest où</601 câest où Dhaka, câest où Hanoï, Dhama/â¦/603 à Bab Al-Hawa, câest où Bab Al-Hawa/â¦/6180 câest où Mostar, son pont cordial » ; coupables que nous sommes dâignorance géopolitique, lâignorance étant responsable de lâindifférence et de lâinaction. En cette énumération numérotée, distante, Claude Favre hausse le son jusquâà saturation de la cacophonie, jusquâà lâinaudibilité du monde. Elle perpétue ici-même un attentat poétique contre les frontières fermées à lâautre, nationalistes et identitaires, nâépargnant pas ce peuple à cerveau hexagonal et à lâignorance crasse sus-évoquée et bien pensant que «  les migrants, des repris de justice, des violeurs, des assassins » ; tout son livre déniant cette fangeuse pensée. Un livre fort, intense, engagé dans la folie du monde et contre la folie destructrice de lâhomme par lâhomme, sans pathos aucun, ni trémolos dans la bouche (contrairement à maints de ces livres de poésie qui font florès en ce moment et politiquement corrects sur la question des migrants). Elle nous bombarde de phrases choc pour nous faire entendre les bombardements lointains (et insoutenables) qui sont les raisons des déplacements de gens en fuite, migrants et réfugiés. Le livre se terminant par des numérotations verticales seules, sans phrases, tombant comme des bombes qui laissent sans mots.

Jean-Pascal Dubost

Lire ces extraits du livre.

Claude Favre, Crever les toits, etc. suivi de Déplacements, Les Presses du réel, 2018, 96 p., 10â¬
Fiche du livre sur le site de lâéditeur

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