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(Note de lecture), No limit Tanger, de Christoph Bruneel et Thierry Rat, par Jean-Pascal Dubost


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Posté 14 décembre 2018 - 11:17

 

6a00d8345238fe69e2022ad3a735d0200d-100wiThierry Rat et Christoph Bruneel sont deux grands (vigoureux) lecteurs à haute voix, et ça se voit dans le présent ouvrage écrit à quatre mains et publié par les éditions Cormor en nuptial (anagramme de « Lâamen-production »), éditions belges, et tout nouvellement créées (câest à saluer). Un livre écrit à quatre mains, certes, mais dâune seule voix, sans indications dâauteurs, les voix se mêlant en une, comme pour gronder ensemble dâun seul souffle et mieux revendiquer dâun seul, mais (sur)multiplié, pour se faire entendre. Car câest un livre bruyant, sonore, à lâexpansion exagérative, sinon outrancière, mais fort percutante, un long texte physique qui se débat contre et avec la langue, violemment et amoureusement ; le poème y est « un jouet du vague à lâarme dégainé ». Câest une bousculade, une salve de sons, et tous les moyens et procédés spontanément réfléchis sont bons pour faire son : allitérations, échos sonores, échos rythmiques, homotéleutes, concaténations, écholalies, onomatopées, paréchèses, prosonomasies, homophonies, etc. (une liste serait non exhaustive), suivant un principe théorisé par Du Marsais dans Des tropes et auquel on peut souscrire aisément, « En effet, je suis persuadé quâil se fait plus de Figures en un seul jour de marché à la Halle, quâil ne sâen fait en plusieurs jours dâassemblées académiques. Ainsi, bien loin que les Figures sâéloignent du langage ordinaire des hommes, ce serait au contraire les façons de parler sans Figures qui sâen éloigneraient »1. No limit Tanger fait Åuvre dâune concentration de ces « Figures ». Quelques fois, les mots se télescopent, sans liens grammaticaux, comme des coups de béliers martelés contre le portail de la forteresse Langue, « en rang â digne â salut â drapeau â repos â sardines â métro â auto- boîtes â concentrés -⦠» Très musical sans recherche dâaucune musicalité agréable au sens de lâouïe, le texte se déploie comme une longue partition dans laquelle les mots semblent avoir pour office dâêtre notes ; on lit un opéra rock-poèmes (façon déjantée de The Rocky Horror Picture Show plutôt que façon sirupeuse de Starmania), un foutraque de langue.
Bien entendu, les deux poètes bruiteurs et « hululueurs/grondeurs/crépiteurs/froufrouteurs » ne font pas du bruit pour faire du bruit, et câest « un boxon multiprise » qui se lit, avec maintes entrées, polémiques et satiriques. Les accumulations sonores fabriquent du phébus, dont on peut néanmoins décrypter lâobscurité (« Le phébus nâest pas si obscur [â¦] Câest un brouillard, dans lequel il entre quelque rayon de lumière. Mais cette lumière est trop faible pour que nous puissions distinguer les objets »2). Le son défait le sens, et ça vous invite à regarder les mots de près pour que vous les absorbiez par les yeux afin quâils explosent de sens dans lâoreille interne, « les mots répétés cherchent leur sens, leur essence », écrivent-ils. Assurément, des extraits eussent pu être publiés dans lâAnthologie des grands rhétoriqueurs3 de Paul Zumthor, si Thierry Rat et Christoph Bruneel avaient été les contemporains dâOctavien de Saint-Gelays, de Guillaume Cretin ou de Jean Molinet (à lâinstar de quelques-uns de leurs antécesseurs TXTistes). Câest un texte provocateur, offensif, guerrier, qui reprend les bruits sublunaires glissés dans une « syntaxe mécano-guerrière dâune frénésie collective » pour les renvoyer à lâenvoyeur, qui aussi ferraille avec une certaine poésie, une poésie de langue gentille et cucul la praline, et par conséquence fait irrévérence à la langue BCBG des poètes embobelineurs. Le phébus sâéclaire en effet grâce à quelques phrases distillées ci et là,

la démocratie est un leurre pour fornicateurs bien pensants

croassez et multipliez-vous sous les nénuphars du capital,

grenouilles vertes des marécages du vide

On lâa dit, les deux poètes frondeurs, dâune même voix, nâont nulle intention de faire plaisir au lecteur,

les queues se dressent étendards sans glands levés

décharge de cavalerie dans les femelles matrices

vagins réceptacles décomplexés du surplus militaire

â¦

Façonner lâavenir avec du sperme suranné ajouter au moment propice une goutte dâactualité et lâimage reflétée est bien lâimage désirée, le désir sublime de se prolonger dans lâespèce dans lâidée quâune foule une multitude de semblables garantiront la pérennité des images engendrées. (Commémorations et anniversaires, centenaires et autres points dâaccumulation de formules tiendront le temps suspendu à la célébration sur lâautel de la commune supercherie)

On lâa dit.

Câest un livre dâhumeur noire, et il y a « de lâhumain dans lâhumeur de la main qui trace », câest du bousculé brut et brutal destiné à faire réagir, bien sûr, et à ficher un coup de tatane dans la fourmilière endormie.

Jean-Pascal Dubost

Christoph Bruneel et Thierry Rat, No limit Tanger, Cormor en nuptial éditions, 80 p., 22â¬

1 Du Marsais, Des Tropes ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, 1730
2 Louis Domairon, Rhétorique française, 1804
3 Paul Zumthor, Anthologie des grands rhétoriqueurs, 10/18, 1978


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