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(Carte blanche) à Claude Minière, "Orwell, hors du mal"


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Posté 14 décembre 2018 - 01:42

 

ORWELL
hors du mal

 

« This time our predicament is real »
âCette fois, notre malaise est avéré.â
GEORGE ORWELL, Le Lion et la Licorne (1940)

« At such a time it is possible, as it was not in peaceful years,
to be both revolutionary and realistic.â
G. ORWELL (idem.)


 

6a00d8345238fe69e2022ad3c6e5de200b-100wiIl nâest pas difficile de qualifier le temps que George Orwell emploie en 1940 à la rédaction de son essai The Lion and the Unicorn ; Socialism and the English Genius. Lâauteur collecte des données historiques, économiques, sociales ; il distingue des traits psychologiques et culturels propres à ses concitoyens britanniques ; il ordonne ses observations pour alerter ses contemporains sur leur non préparation à la lutte contre le Fascisme qui à leurs portes menace. Câest le temps de lâétude.
Mais quand lâessayiste entame un chapitre avec ces deux phrases : « Jâai commencé ce livre à lâécoute des bombes allemandes, et je commence ce second chapitre alors quâest venu sâajouter le bruit des barrages dâartillerie. Les éclats de soufre illuminent le ciel, les éclairs crépitent sur les toits, et London Bridge sâécroule, sâécroule, sâécroule. » (1). --- comment qualifier ce temps ? Temps vécu ? général ? existentiel ? Câest le même temps et ce nâest pas le même que celui de lâétude, du travail, du projet. Chez un écrivain, le sentiment du temps (son écoute) touche plusieurs cordes. Ainsi chez Georges Bataille, par exemple, qui en 1941, dans Le coupable, note après une nuit sans sommeil occupée à rechercher un mot : « Ce mot, dâune simplicité désarmante, je pourrais le donner facilement. Mais la pensée de la découverte, en moi, sâoppose à la communication. »
Orwell croit en la communication --- et il y réussit fort bien, faisant passer ses critiques de fer dans le velours de lâhumour, dénonçant les atermoiements de la classe politique et la passivité des simples individus en face (ou plus exactement « en marge ») de la Guerre dâEspagne. Mais serait-ce trop dire quâà le lire calmement on éprouve une « impureté », une division entre son action de journaliste et ses sensations singulières (« â¦sâécroule, sâécroule, sâécroule »). Sâimpose parfois à moi, lecteur, lâentente dâéchos discordants --- et cependant échos --- entre ses pamphlets et les déchirements solitaires de Bataille écrivant : « La date à laquelle je commence dâécrire (5 septembre 1939) nâest pas une coïncidence. Je commence en raison des événements, mais ce nâest pas pour en parler. Jâécris ces notes incapable dâautre chose. » (2). Et, de fait, Georges Bataille « parlera » bien dâune époque terrible, mais dans un temps dâune autre substance, non vectorisée vers la démonstration didactique.
Lâun et lâautre, Orwell et Bataille, attendent  quelque chose de la guerre. Pour Orwell --- « Hitlerâs conquest of Europe, however, was a physical debunking of capitalism » --- la conquête de lâEurope par Hitler (et non seulement par ses armées) a dérangé les blocages maintenus par le système capitaliste, système périmé mais maintenant une inertie qui affaiblissait la société. « War, for all its evil, is at any rate an unanswerable test of strengh », la guerre, en dépit de son horreur, est en tout cas un incontestable test de puissance. Pour Bataille, la guerre ouvre un espace dâincertitude, dâindétermination, de hasard qui annulent les logiques installées. Plume en main, les deux écrivains doivent frayer une voie inédite. La peur et le danger affinent lâacuité auditive, porte la pensée au qui-vive. Que va-t-il arriver ?

La guerre est un révélateur. Orwell escompte une prise de conscience, Bataille guette une découverte. Orwell a constaté les effets psychologiques des premiers bombardements sur Londres : « Pour la première fois de leur vie les assis perdaient leur assise, les professionnels de lâoptimisme devaient admettre que quelque chose clochait. Ce fut un grand pas en avant. » Le pas suivant sera la conscience prise des inégalités devant les souffrances : « All talk of âequality of sacrificeâ is nonsense », Tous les discours sur une âégalité de sacrificeâ sont du non-sens. Et ainsi, pas à pas, lâanalyste politique a la conviction que lâon sâavance vers la révolution : « Ce nâest que par une révolution que le génie originel du peuple anglais peut retrouver son libre exercice ». Orwell est orienté vers le bien. Le pamphlétaire est orienté vers lâaction mais on sera frappés de lire combien son écriture est « dynamisée » par un sentiment de ce que le moment est crucial, décisif, et comme à saisir. Orwell dira ainsi : « Que la révolution survienne avec ou sans bain de sang dépend pour une large part du moment et du lieu ». (3) La guerre et la révolution sont inséparables, voilà le sentiment de George Orwell. Il observe cependant que la révolution a commencé avant la guerre, quand les vieilles classifications nâont plus eu de sens, quand apparurent des publications (il mentionne Picture Post, Cavalcade, The Evening Standard) vers lesquelles se tournait une multitude de gens nâappartenant à aucun parti mais qui avait saisi que « quelque chose nâallait pas ». Il veut voir là les prémisses dâun socialisme sans classes. On peut alors penser quâil présente, plus quâune analyse politique profonde, un désir dâécrivain, non subordonné. Si la guerre est un révélateur et un catalyseur, ce nâest point en raison dâune essence hors temps mais parce quâelle se produit à lâissue dâune période (les années 20-30) pendant laquelle ont été répétés les dénis de réalité, maintenus les freins de tout processus dâémancipation, et entretenues dâoiseuses distinctions (4).

Quand après la guerre (en 1946), revenant à lâétude du langage, Orwell publiera Politics and the English Language, il se montrera raisonnable et distant (« toute lutte contre les abus de langage apparaît comme un archaïsme sentimental »), il exposera un florilège  de citations afin dâ « illustrer divers vices mentaux dont nous souffrons désormais » (5), il conclura que « des expressions obsolètes et répétées sont à jeter à la poubelle », mais son écrit ne vibrera plus de lâurgence et nâaura plus le même caractère de nécessité éprouvée. La question ne sera alors que de mentalités viciées.

Claude Minière

1. Why I write, Penguin-« Great Ideas », p. 46.
2. Oeuvres complètes, vol. V, Gallimard, p. 245.
3. Why I write, p.58.
4. âWar is the greatest of all agents of change, It speeds up all processes, wipes out minor distinctions, brings realities to the surfaceâ. p. 71.
5.  Why I write, p. 103.


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