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(Note de lecture), Volker Braun, Poèmes choisis, par Claude Adelen


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Posté 21 décembre 2018 - 10:40

 


6a00d8345238fe69e2022ad3a8daff200d-100wi« Le Domaine étranger » est sans aucun doute le fleuron de la collection poésie /Gallimard. Il ne cesse de nous révéler au fil des publications les figures majeures de poésies proches ou lointaines. Nous avons toujours besoin, en poésie comme ailleurs de passer la frontière pour mieux nous connaître. Ainsi le domaine allemand aura récemment permis au public français de découvrir ou redécouvrit Ingeborg Bachmann, Hans Magnus Enzensberger, Paul Celan.
Et voici maintenant Volker Braun.

LâÅuvre de Volker Braun. Une Åuvre tout entière miroir de lâHistoire avec sa grande Hache, traverse, comme sa vie (il est né en 1939) une tragédie, particulièrement douloureuse, celle dâun peuple déchiré par « la guerre et ce qui sâensuivit(1) », le rêve saccagé dâune nouvelle Utopia et le « Massacre  des illusions ».

Expulsés de notre île Utopia
                                                            (propriété collective !
                        Lâargent : ne compte pas, du travail pour tous)
Expulsés pour manque dâimagin
ation⦠»

écrit-il dans « Le Rivage de lâOuest ». Le livre qui paraît aujourdâhui retrace cet itinéraire dâune conscience poétique des plus pures, meurtrie par ce désastre. Trois parties, la première qui couvre  les 30 premières années 1960-1989 de sa production, intitulée « Jardin dâagrément, Prusse », la seconde, qui va de 1990 à lâan premier du siècle nouveau : dix ans, câest le temps du « Massacre des illusions » (« Combien de temps la terre va-t-elle nous supporter/ Et que nommerons-nous liberté ?), la troisième enfin, qui sâétend sur une quinzaine dâannées, de 2001 à 2014, nommée par dérision « LâOpulence »  dont le poème titre conclut : « Et ton existence est enfouie dans les buissons/ Où est ton but ? Pas de but. Alors dis-moi le fond de lâaffaire. / Je mây enfonce. Câest comme de la boue dans ma bouche. ».
Soit près de cinquante ans dâécriture.

Toute une vie écrite, celle, pour reprendre une expression de Franck Venaille (2), « dâun homme floué par lâHistoire. ». Une conscience poétique qui ne pouvait être quâaspiration à un idéal dâégalité, de justice, de fraternité. Tout ce que lâidéologie, devenue système bureaucratique, a souillé, trahi, et dont il nâest resté que cette boue dans la bouche, et cette vision allégorique de « La baie des Trépassés. »

« Quâavions-nous à nous reprocher, quel était notre crime ? Avoir voulu changer ce monde que la mer avait emporté. (â¦) fichez-nous la paix avec votre espoir. Avouez que vous êtes morts et trahis. Câétait le cas. Nous reprîmes notre souffle goulûment. Il est rouge, il est sanglant, reniez-le. Enterrez ce drapeau. Rien ne changera jamais ».

Dans sa préface, Alain Lance rappelle que toute la première partie des poèmes rassemblés est un témoignage de ce quâa dû endurer au début de son itinéraire, cette conscience si pure qui nâeut le plus souvent dâautre choix, pour tenir bon que celui de la provocation, de lâironie, de la dérision : les premiers livres sâintitulent « Provocations pour moi et dâautres » (1965), « Contre le monde symétrique »(1977). Censure, surveillance, langue de bois, publications de poèmes retardées, pour ne rien dire du sort fait à son Åuvre théâtrale : répétitions interrompues, Lenins Tod (La mort de Lénine) pièce écrite en 1970 devra attendre 1988 pour être montée, écrit encore Alain Lance. Et de rappeler ce que Volker Braun notait dans son journal en 1989 : « lâannée 68, avec le Mai parisien et le printemps de Prague a signifié un tournant dans nos biographies ». Et pourtant, comme Christa Wolf et dâautres encore, Volker Braun a choisi de rester, pour être lâun des porte-parole de « ce contre texte vigilant et inflexible face au monologue du pouvoir » Être le porte-parole, par sa poésie, « dâun discours solidaire sur la difficulté dâêtre dans notre pays »
« Vous, mes compagnons de lutte, ces déserts en marche
Comme ils changent nos fiers projets
Avec leur stratégie du désespoir
Et nous encouragent de leurs trombes dâeau

                                                                                                (Lâinternationale)

Tels seront les poèmes écrits entre 1978 et 1986, dont le superbe « La Tenure » : Car le gîte que je cherche nâest pas un État/ Aux Dix Commandements et barbelés dâoctroi : /Si je voyais des frères ici et non des lémures/ Comment vais-je traverser lâhiver des structures. Parti, mon Prince : câest lui qui nous a tout donné / Oui, mais la vie nâest pas dans ce tout renfermée⦠

Ce choix, redisons-le, de ce quâon a pu appeler « la dissidence », était au fond naturel, car la poésie est toujours acte de résistance, réponse au mensonge par la « vérité de parole »

Les 25 années de poésie qui vont suivre, (deuxièmes et troisièmes sections du livre). si elles indiquent une évolution de lâÅuvre du poète, ne constituent aucunement une rupture, elles inaugurent une autre forme de « dissidence ».

            Vous étiez le peuple. Moi Volker, je vais tâcher
            De nourrir mon ironie de notre faiblesse
            Et entrer en résistance au supermarché.
            Car nous avons livré notre vie au commerce


Après lâécroulement de la R.D.A., Vive « Le Grand Monde libre ! » (mais que nommerons-nous liberté), Et câest ici le temps du sarcasme et de la dérision, le temps de lâapparence et non plus de lâespérance.

                        Et faute dâautres joies je chante lâapparence

Les titres parlent tout seuls : « LâUtopie, Le communisme, la Propriété du peuple, lâidéologie, la lutte des classes » etcâ¦Voici quelques petits échantillons

« Le socialisme sâen va, Johnnie Walker arrive »
                                                                        (O Chicago ! ô contradictions)

« Le désert, dis-tu. Ou le bien être, dis-je.
Jouis, respire mange. Ouvre tes mains
Jamais plus ma vie nâira vers un tournant »
                                                                                                (Malboro is red
                                                                                                Red is Malboro)
           
            Après le temps des lémures, voici venu le temps des iguanes :

                        « Nous autres iguanes, dâune espèce récente
                        Parquée face aux courbes des monnaies cassantes,     
                        Voyons les banques sâeffondrer en silence,
                        Pas même la colère, pas même un rire.
                        Le temps ? Le pouvoir ? Cela va pourrir
                        Et dans le jour neuf le soleil sâélance. »

            Et il y a des vers qui en disent long sur lâamertume du poète :

                        « Car si je laissais sortir les mots de mon sac
                        Tout le monde pourrait voir sur quelles braises je danse
                        Câest une imposture, je nâai pas crainte de le dire »
           
Qui lira comme moi ces poèmes pourra dire comme le Rimbaud dâUne Saison enfer : « Jâai avalé une fameuse gorgée de poison ». Dâailleurs Rimbaud, comme Dante, comme Brecht ou encore Stephan Hermlin, font partie de ce quâAlain Lance nomme ses « affinités électives ». Ainsi que toutes les figures solennelles du passé avec lesquelles il dialogue : de Walter Benjamin à Pline et Tacite (« Il recourt fréquemment au montage de citations parfois détournées », écrit encore A. Lance)

Très bien ! Sauf que, de toute cette pourriture, cette bouillasse du Nouveau siècle, la poésie sort triomphante. Incarnation de la Grande figure de la Déesse Raison, pour reprendre les mots je crois dâAndré Frénaud. Pour ma part, je crois que dans « LâOpulence » on trouvera peut-être les plus beaux poèmes que Volker Braun ait écrits. Poésie qui révèle ici toute sa grandeur, qui sâédifie, sâélève, radieuse, sur lâécroulement des idées, sur des siècles dâoppression du « peuple impopulaire », sur lâépouvantable décharge du monde capitaliste, lâimmense ossuaire de lâHistoire. (Oh ! ce poème intitulé : « Le 27 décembre 2011 Les habitants des bidonvilles de Medelin prennent possession du grand escalier roulant » !).
Car câest toujours de « lâhumain » quâil sâagit dans la poésie de Volker Braun.
Des poèmes tels que « Chausseestrasse Le cimetière » ou « Les amants avant Dante » ou « Funérailles », sont autant dâallégories de lâHistoire Humaine confondue avec lâhistoire personnelle dâun homme nommé Volker Braun, né à Dresde le 7 mai 1939. Un homme déchiré entre sa matérialité corporelle et spirituelle ainsi que le décrit ce poème nommé « Résultat dâexamen »

                                                                        « Comme à jamais amarrée,
                        Lââme, elle aussi se sent détachée de la chair
                        Gavée de déchets. La nourrir avec quoi ?

Et sâil y a tant de vers qui déchirent, il y en a aussi beaucoup dâautres qui disent « Il suffit que tu marches, le temps prend son vol »

Et nous disent encore que :

« Dans chaque Åuvre on trouve cet endroit où le vent frais nous souffle au visage, comme lâaube qui vient »

 Claude Adelen


Volker Braun, Poèmes choisis, traduit de lâallemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance, édition et préface dâAlain Lance, Poésie/Gallimard, n°536, 192 p., 8,30â¬

1. Aragon
2. Lui dit : un homme floué par la vie


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