au débouché des gorges,
un peu en aval du Pont du Diable,
là où on ne franchissait plus le fleuve
qu'en barque ou par de rares gués,
la vallée s'élargit soudain
en de grands espaces
préfigurant d'autres étendues désertes
vers la côte, les étangs et les maremmes,
hantées jadis par la malaïgue et les fièvres
on voit ici des armées de ceps noirs,
dans la plaine, en blocs compacts,
serrés et alignés comme les soldats
en terre cuite de l'Empereur de Chine,
et sur les épaulements et les versants,
un damier de murets souvent effondrés,
qui enserraient des champs étroits,
retournés à la garrigue aujourd'hui,
émaillés ça et là en cette saison
de maigres amandiers en fleurs
dans ces vastes territoires où le regard
se perd, le marcheur cherche des amers,
comme le marin en haute mer,
et peu à peu surgissent du paysage
la butte d'Agde au sud, dernier des volcans
sur la ligne des Puys d'Auvergne,
en dehors de leurs frères enfouis sous la mer,
le Pic St Baudille sur les hauteurs du Larzac,
sentinelle nue et malmenée par les vents,
et surtout, le Vissou, notre Sainte Victoire,
dressé là depuis la nuit des temps,
l'une des trois seules terres émergées alors,
visible de tous les points de la vallée
nous avions marché vers lui, dans le soleil,
quand, soudain, au détour du chemin,
la torche embrasée d'un vieil amandier,
l'ancêtre de tous les amandiers du pays,
buisson ardent dans un désert de pierre,
nébuleuse de nacre teintée de sang
sur fond d'un azur intangible et intense,
nous a arrêtés dans notre course,
stupéfaits, sidérés par la singularité,
l'étrangeté de cet arbre si commun ici,
à l'égal du marin pétrifié retenant sa voile
devant le spectacle du Stromboli en fureur,
ou d'un Paul de Tarse désarçonné, ébloui
et terrassé par l'éclair, et la vérité nouvelle
à laquelle il lui est impossible de résister,
l'arbre aussi était là comme une évidence,
comme s'il réalisait un de nos désirs secrets,
comme si c'était vers lui que nous marchions
sans le savoir, obstinément, depuis le matin,
comme s'il devait en être ainsi de tout temps,
comme s'il était, sans que nous nous en doutions,
nous le comprenons maintenant,
la raison et le point d'arrivée de notre errance,
la récompense ultime à quoi nous aspirions,
la toison d'or, le graal vers lequel nous tendions,
l'archétypale et pure figure de la beauté même
nos corps se sont mêlés à ses basses branches
qui traînaient jusqu'au sol, alanguies, offertes,
nous avons respiré ses parfums entêtants,
enveloppés du chant d'abeilles de toutes espèces
et, à travers lui, nous entendions des paroles,
oubliées depuis longtemps et qui resurgissaient
aujourd'hui, indiscutables :
ce que tu ressens,
un jour ou l'autre, trouvera sa propre forme *
* Jack Kerouac