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(Note de lecture), Peter Gizzi, Archéophonies, par Matthieu Gosztola


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Posté 21 mai 2019 - 08:36

 

6a00d8345238fe69e20240a45eb428200c-100wiQuand les mots repartirent leurs fictions restèrent / Cumulo-nimbus et pluie, eaux lexicales raclant les caniveaux, sculptant un monde. / Le stylet vivra dans lâéclair. / Une lumière hardie de lâétain à quâimporte. / Désormais des observations discrètes produisent un son sans drame, du genre je suis une bulle, / faites de moi la mer. O, faites de moi la mer.
Oui, faites de moi la mer. Et pourtant, comment ne pas dire que lâon habite la réduction ridicule de son vocabulaire ? Et ce alors même que câest une population entière à quoi lâon assiste : Longtemps le nom des choses et les choses innommées / Longtemps les faucons et leurs poussins, les renards et leurs renardeaux, les souris et leurs souriceaux. / Longtemps les bambis et les boojum, et un nom pour chaque oiseau en moi. / Je suis un indigène des plumes â leurs outre-faces.
Ailleurs : Je sais que câest lâété même si je ne peux déchiffrer lâappel. / Je crois dans les oiseaux qui me hantent. / [â¦] Je fais des bruits, oublie de mourir. Jâappelle ça vivre, / cette conque inhumaine dans lâoreille. / Une sensation dâétain et le vent.
Ce sont des phrases bien sûr = seulement des organisations tièdes dâallées un peu trop profondément fleuries. Il existe au moins un dictionnaire de chaque langue. Même le tchouktche dont tous les locuteurs vont mourir. Mais ce nâest pas assez. Il faudrait un dictionnaire de chaque homme. Chacun. Chacune. Car aucun mot nâest le même dâune bouche à lâautre. Et chaque mot est le labyrinthe dâun monde et cela est inépuisable. Les mots... Comment les posséder tout entiers et nous garantir dâun sens pour nous-mêmes et pour les autres ?
Voilà le dictionnaire de Peter Gizzi, qui a des choses vibrantes à dire :  Toi téra-octet dâun état miracle / ici sur la terre qui se forme, / flotte et sâatomise, / sâadonnant à lâombre, / puis un silencieux grondant, / moteur lointain, un petit couvre-pot, / un ombrage acoustique / ou quand les cloches / meurent lentement, telle la lumière / à travers les cieux / plombagine du quartier, / une sensation de couette / en face du récit, / une carte sur la face de quelquâun / changeant soudain / du temps quâil faut / au temps quâil faut, / et tu nâarrêtes pas de penser, / au-dessus la stridulation / ancestrale, ce bleuissement / créaturel du soir semble / carrément numérique, / tels des pois / au plafond, pourtant / tu te demandes comment / cette stridulation et / le soir afférant, / des riens erratiques, un tressage / matériel, un ourdissage, une excavation / excessive, des airs ancestraux, / ce dont tu parlesâ¦
Sûr que le langage se trompe parfois et quâil suffit de parler pour inventer lâabri de notre arrivée. Les dictionnaires de chaque femme, de chaque homme (il est alors possible de prononcer tous ses mots comme un espoir, il est alors possible de choisir sa propre liste du verbe vivre), doivent permettre ceci : participer à notre cité de paroles. Se lancer dans la conservation des gens, loin, il est vrai, dâune consolation nue dans une chaleur de chambre. Toutes les étoiles sont ici. Sur la terre. « Toutes les étoiles sont ici qui appartenaient à quâimporte qui parlait », écrit superbement Peter Gizzi. La stratégie ? La stratégie câest de descendre respirer dans la sphère communale du langage sous dâadolescents abris de silence. Est-ce que vous croyez quâon respire mieux même morts à cause de parler ensemble dans nos années anciennes ?
« Le monde aujourdâhui / est slowcore, / section rythmique / qui se traîne », constate Peter Gizzi. Nécessité de réintroduire du rythme, pour ramasser les respirations... Nécessité du chant. « Qui es-tu, samedi : chante-moi un truc. » Besoin dâun « shoot de musique / Enveloppant tout », ajoute le poète. « Jâai tenu bon. / Je suis super fanfaron mais super visionnaire. / Je ne suis pas prêt à reposer le livre. / À cesser de chanter les zones brillantes électrisant le vif-argent au-dessus de mon torrent », prévient Peter Gizzi. Mettre le poème dans la chanson pour sa respiration la plus légère. Mettre le poème dans la chanson pour lâéquiperâ¦
À lâinstant des ondes adolescentes / crient à travers ton corps / pendant quâon sâéchange des sms. / Câest le moment où il faut que tu chantes / avec moi. / Je trace mon chemin dans une chambre obscure / cherchant dâautres structures à aimer.
Ailleurs : Jâen sais assez pour deviner que le carreau fêlé / ne sera pas réparé de sitôt. / Qui a le temps pour ce genre de choses dans la chanson ? / Éclater. Éclore. / Le tremblement de lumière sur le grain du bois tard / dans la journée. / Dans la solitude de lâorange. / Dans la sollicitude de lâorange.
Ailleurs : Donc chanter câest voir et la vision est musique / jâai vu des diadèmes et des couronnes, des abélies et des abeilles, des rubans, des rouges-gorges et des disques de neige / effets bondissants dans la lumière-pinceau
Ailleurs : Po-ly-pho-nie câétait / une musique pour moi / une effluve effrayante / qui me pénétrait éclairé / par ce parler / par cette musique / épaisse embryonnaire / née dans une bizarre / lumière nouvelle et plus sombre / que toutes celles / que jâavais connues / alors, la polyphonie / me parla // Câétait une / langue / pour avaler le ciel / une langue / pour dire au revoir / debout / avec les autres / debout / dans la poussièreâ¦
Ailleurs : Un monde de lumière et un monde dâouverturisme // Une syntaxe de chaleur et de dynamisme // Un monde humain miaulant dans le noir // Un giga espace de silence, de temps // Un esprit enflammé par la chaleur de sa quête // Rythme percussion assonance // Magie silencieuse énergisante // Un nimbe textuel, né de lâair⦠Titre de ce poème ? « Savoir lire ».
Vous entendez comme le poème est équipé ? Équipé pour saisir le moindre frisson.
Les visages filent / en un bordel aléatoire / quand les rayons de septembre / cognent les pelouses. / Les faisceaux blancs et secs surlignés / légèrement surannés. / Lâhorizon / vif se pomponne / dans lâair fifre.
Câest un poème très simple sur voir des gens sur vouloir quâils contribuent eux aussi aux délocalisations vers nous de lâespoir.
En ce moment, par / la vitre de la voiture, / des drapeaux en papier / et des bulletins cerfs-volants // Tu sens lâair / qui parade sur ta peau. / Quâune chemise de coton / touche. Les / rayons manufacturés / sont antiques, frappent / à travers une palette / de serpentins dâantan. / Là-haut les chars / et les volutes et les bannières.
Peter Gizzi sent simplement que le monde déborde et lui coule dessus et le noie de présence : tout ce qui a lieu, dans les moindres détails. Même un paysage presque complètement immobile, il ne peut jamais vraiment lui faire face entièrement. Saisir la terre de lâespace ; contempler son bleu incommensurable ; je pense aussi à ton visage, sa brousse sombre toujours, son flou brûlant incandescent ; ce nâétait pas exactement le ciel, câest plutôt le genre de ciel dans lequel une flèche vole ; jadis jâai textoté que ton visage est la seule chose que je puisse vraiment voir ; le monde est en morceaux ce soir, quand tu es loin je nâaime pas la mer, nâaime pas non plus ces nuages, ni la canopée des arbres, nâaime pas ces écrans tactiles que la distance magnifie.
Titre de ce poème ? « Google Earth ». Désormais le soleil.
Désormais le soleil était / une charmille / de câbles rouillés / son centre profond / clignotant, soudant / cette pièce / au silence / une ascension / soulèvements / acharnés et hissant / plus haut le temps et / son amarre // Quand je pense / à tout ce que tu as / fait je / pense à tout / ceci et / tu connais la façon / dont je foulai le sentier / dissimulé / sous les feuilles / sous les ombres / fantômantes dâun orme / et découvrai / les pages de / mon livre / ouvertes pour lâaccueillir // Dans le poème / je suis gros / de rêvesâ¦
Ailleurs : Le soleil était un haillon dâor cloué à lâéchelle. / Et ici les soucis poussent jusquâau bord des rives. / Les éphémères somnolent sur les eaux. / Alors comment la surface aveuglante et ses élocutions sous des piles de nuages, / et les nuages posés là près du lieu et du son. / Un truc. Ce truc et des paillettes de son. / Un détail transitif indicatif lutte contre le vide. / Tout lâaprès-midi une lumière silencieuse vert-dorée / sur lâherbe tachetée, bondissait.
Simplement : lorsquâun poème nous pénètre, il y a une nouvelle bougie à la fenêtre du soir, et câest un vacillement invincible de plus posé en sentinelle à la porte de garde. Chez nous, nous avons construit une carte du monde et nous plantons de petites ampoules dessus comme des drapeaux de victoire à chaque nouveau poème logé en nous, abrité en nous, et parfois nous les faisons clignoter, éparses prières électriques de notre existence.

Note : Parce que lâÅuvre de Stéphane Bouquet et son travail de traducteur (ses auteurs amis, frères ; choisis, aimés) ne sauraient être séparés, étant donné (câest très simple) quâils sont une même embouchure de fleuve, ce compte rendu est principalement, pour ce qui est de lâécriture en romain, fait dâun bouquet de brins arrachés à la prairie (où sâallonger, où vivre des après-midis) de ses livres. Jâen profite pour les nommer ici (avec bonheur) : Dans lâannée de cet âge. 108 poèmes pour, et les proses afférentes, Champ Vallon, 2001 ; Un monde existe, Champ Vallon, 2002 ; Le Mot frère, Champ Vallon, 2005 ; Un peuple, Champ Vallon, 2007 ; Nos Amériques, Champ Vallon, 2010 ; Les Amours suivants, Champ Vallon, 2013 ; Les oiseaux favorables (avec le photographe Amaury Da Cunha), Les inaperçus, 2013 ; Vie commune, Champ Vallon, 2016 ; La baie des cendres (avec le photographe Morgan Reitz), Warm, 2017 ; La cité de paroles, José Corti, 2018.

[Matthieu Gosztola]

Peter Gizzi, Archéophonies, traduit par Stéphane Bouquet, Éditions Corti, Série américaine, 88 pages, 2019, 16 ⬠ - sur le site de lâéditeur


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