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(Note de lecture), Eric Sautou, Les jours viendront, par Marc Wetzel


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Posté 27 mai 2019 - 09:11

 

6a00d8345238fe69e20240a489da6a200d-100wiComme dans « Une infinie précaution » (2016), et « La véranda » (2018), le nouveau recueil dâÉric Sautou se tient dans la présence d'un deuil récent (celui de sa mère). On pourrait s'en inquiéter (obsession mortifère, régressive nostalgie, piétinante admiration) â et l'auteur, lucide et intègre, le sait ; mais cette sorte de travail de deuil délibérément distendu nous permet de voir, non tant le deuil, mais son travail au ralenti (et, au-delà, d'observer comment peut, réellement, se restaurer le sens de la vie chez quelqu'un qui ne se remet pas d'être quitté, et comment passer du travail en général - qui est l'effort d'organiser du vivable â au travail du deuil, qui est l'effort de vouloir qu'il y ait à nouveau du vivable !).
   
Trois courts passages m'ont frappé, qui font, je crois, voir ce qui importe :

C'est d'abord que ce dont on naît nous précède en nous donnant l'impression que c'est là, dans le monde, depuis toujours. C'est alors le sentiment de l'intemporalité qui se désagrège à la mort de notre matrice. A la mort de sa mère, pour chacun, plus personne ne nous paraît ainsi subsister depuis et comme toujours, ou exister d'office. Nous souhaitions, non pas qu'elle existe réellement pour toujours, mais qu'il puisse y avoir quelqu'un qui existe par et en toujours. À notre tour, au mieux, de jouer les sursitaires potiches intemporelles pour nos descendants, mais c'est à jamais clair : quand la condition suffisante de notre fait d'être a disparu, elle est morte tout à fait !  

« Tu étais là comme toujours et te voilà
désormais morte tout-à-fait
 »  (§ 161)   

La mère biologique est en effet le seul lieu vivant qu'on ait pu et dû habiter. Chaque humain est comme un organisme drôlement conscient d'être sorti du ventre de son architecte. Le deuil filial prend donc acte de ce que toute maison originaire est mortelle. Prendre le deuil de sa mère est devoir fréquenter la disparition de ce que le début de nous-même aura hanté. C'est comme une hantise de degré deux ; car hantise, c'est familiarité pathologique, c'est maisonnée forcée. On y est comme reconduit à des fantômes indigènes, on y cohabite avec des ombres tutélaires qu'on ne peut pas distancer ; et l'on est plutôt dans la situation d'une ombre forcée de suivre original plus solide qu'elle, incapable de « semer » ce qui l'engendre. Écrire alors s'étale comme ferait l'ombre de ce qui s'effondre.

« Je suis hanté je n'écris pas
autre chose (je suis hanté) 
»  (§ 62)

Tout deuil, pour être fidèle, est évidemment local. Personne ne pleurerait la disparition d'un quidam d'une autre galaxie (on serait toujours mort, dit la Relativité, avant d'apprendre qu'il vient de l'être), et les morts (même incinérés) ont la même adresse que les vivants. Tous les pleurs de finitude sont autochtones. On pourrait être sur le cliché funéraire (on y sera bientôt), et réciproquement les morts ne s'éloignent de nous que dans un temps à jamais commun. Ils complètent indéfiniment la question que les vivants se posent, titulaires émérites et confidents éminents de la condition humaine, comme l'écrivain orphelin le dit pour eux, et comme l'humanité en temps réel déploie ses arguments posthumes :

« Je vous salue (de mes pauvres mains sans mesure)
je ne sais pas vous rencontrer
les mots ne peuvent pas je ne sais pas répondre

c'est la nuit où je suis qui est aussi la vôtre mes beaux
enfants sur terre

j'agite les draps de l'autre rive et vous les entendez

l'amour (que j'avais de vous mes enfants) ici et là me
revient c'est comme

(il ne faut pas trembler ne tremblez pas)

feuilles tombées murs envahis mon dieu 
»  (§106)


« Entrez
dans la maison voyez
comme le temps
y est aussi le vôtre (déposez là vos fleurs)
 »   (§ 155)


Le dernier fragment du recueil (§ 164) est l'énoncé de son titre, simple, mais énigmatique : « Les jours viendront ». Et, puisqu'il y a énigme déclarée, tous les fragments de ce petit livre tentent de répondre à l'une ou plusieurs des innombrables questions qui en viennent. Toujours, les jours iront et toujours ils sont venus : pourquoi supputer qu'ils viendront ? Et lesquels le feront (jours de délivrance, jours de retrouvailles, jours d'autres épreuves ?) Viendront à qui ou vers qui (toute venue accède à quelque chose ou quelqu'un qui l'attend, se présente à ce qu'elle approche) ? Viendront aisément, ou en traînant encore davantage les pieds (vieillir est ou sera là, qui use la santé du chemin et la chance d'affluents) ? De l'advenue de quels jours faut-il attendre notre venue au jour ? Et d'ailleurs, n'est-il pas plus sage de laisser les jours futurs s'entre-venir loin et hors de nous, et le monde renaître indéfiniment de sa propre présence, comme le poète sait aussi (sereinement !) le formuler :

« Ferme les yeux.
Éclat mouvant de lumière, lourd feuillage vert sombre.
La pluie est sonore (et les chevaux -loin, en silence).
Un oiseau se rue dans l'eau du fleuve.
Le vent roule l'épave.
Dormir 
» (§ 117)

Il y aura des jours d'après la vie, mais plus de journées (des jours pleins de voyage ou de travail), comme peut-être des ans, mais plus d'années (qui supposent un parcours étoffé de saisons répondant l'une de l'autre, mais que les malades de vivre ne se sentent plus traverser) ; mais le deuil parfait restaure peut-être, après tout sursis, de véritables journées et années de néant â¦

« la mort
ne te ressemble pas elle n'écrit pas de fleurs sur tes épaules
n'est pas dans le vitrail c'est comme
si je creusais dans l'eau 
»  (§ 86)

Oui, ces jours qui viendront sont ceux de la fin du deuil â car l'auteur veut que sa raison vive ; mais c'est une fin que, comme dans tout travail (et le deuil, on l'a vu, en est un) bien fait, on ne sent pas venir â car un travail réel absorbe, occupe exclusivement le temps de son propre procès, est rivé à l'engrenage de ses incessantes médiations. N'ayant jamais pu, dans son effort, mesurer qu'il continuait, il est heureusement tout surpris de finir :

« Nous voilà donc arrivés pensa-t-il nous sommes
arrivés
 »  (§ 129)


Une certitude : ces jours une fois venus, parce qu'il n'ajournera plus de les fêter, ne retardera plus de les permettre et voudra bien des nuits qui vont avec, ce sobre et bouleversant poète aura mérité ses rations de clarté.

Marc Wetzel

Eric Sautou, Les jours viendront, Faï fioc, 2019, non paginé, 72 p., 9 â¬.


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