Aller au contenu

Photo

(Note de lecture), Jean-Louis Giovannoni, L'air cicatrise vite, par Sylvie Fabre G.


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 30 mai 2019 - 03:53

 

Seule la perte, seuls les mots

6a00d8345238fe69e20240a461543e200c-100wi« Seule la perte laisse des traces », «  seuls les mots nous retiennent », écrit Jean-Louis Giovannoni dans son dernier livre, Lâair cicatrice vite, qui vient de paraître aux éditions Unes et qui reprend en une suite de fragments (1) des notes inédites de carnets tenus entre 1975 et 1985, comme si, dans un monde soumis sans cesse à la disparition, lâécriture était désormais le lieu où mémoire et présence se rejoignent pour ouvrir la voie à la quête dâun incertain mais lucide être-au-monde. Car comment résister à « la décomposition du temps », faire face à lâimpermanence des choses et des êtres, supporter la danse des ombres dehors dedans, comment toucher lâintouchable et nous sauver ? LâÅuvre entière de Jean-Louis Giovannoni, poète en vigie, est un questionnement adossé à lâabsence et à la disparition qui nous menace, « un chantonnement contre la peur », contre la mort, mais aussi une lutte car « ne se maintient en ce monde que ce qui insiste, ne cède pas ».

Alors les traces laissées sur ces pages de carnets déjà anciennes deviennent comme la preuve ténue que les mots peuvent, un instant, tirer de lâoubli ce qui a été vécu et inscrit pour le rendre à un revif et le faire résonner au présent : « Tu parles, et tout recommence », tu écris, tu lis, pourrait rajouter le poète, et la pensée en marche, ordonne, « range, classe », et les noms se prononcent, les choses retrouvent une épaisseur, et les visages enfuis , dont celui de la mère, resurgissent. Nous voilà dans la circulation des souffles, à la frontière où « lâair cicatrise vite » ; et si passé et présent, visible et invisible dévoilent leur couture, câest parce que celle-ci se met à saigner par poussée des corps, à résonner par battements de langue là où traversent les âmes-fantômes, dans ce nouvel espace-temps : lâécriture.
Avec elle reviennent des paysages, Etretat et ses falaises, Le Brusc où, « installé sous un mimosa », sâest écrit Ce lieu que les pierres regardent, des choses tel un muret en Corse ou la Marne évoquée dans Voyages à Saint-Maur. Le va et vient incessant dâun corps à une tête, sâinstalle, créé dans le texte par la reprise des thèmes chers à lâauteur et retrouvés de livre en livre : lâespace et la chambre, le corps et ses vêtements, le visage de lâautre, les animaux, les photos, lâenfance et les mots ⦠La langue du poète dans sa distance et sa sobriété les lève pour les interroger et ici les réinventer en dâinfinies variations, parfois jusquâau paradoxe. Car le monde pour Jean-Louis Giovannoni dâun instant à lâautre peut basculer du rêve à la réalité, du vivant à la pétrification ou la putréfaction. Dans Lâair cicatrice vite, chacun des blocs brefs en prose est séparé des autres par un symbole signifiant, un petit cercle bordant le vide, comme si lâéditeur avait souligné, peut-être intuitivement, toutes les obsessions de lâauteur : la fermeture du cercle comme lieu, lâair et la transparence, lâissue introuvable. Lâensemble du recueil sâapparente dâailleurs à la recherche de ce « possible dans la circonférence de lâimpossible » (2) qui délimite nos vies et nos voix.
Les objets, eux-mêmes changeants, peuvent avoir autant envie de se perdre que dâêtre des veilleurs, des gardiens immobiles : « Sur la cheminée, une photo poussiéreuse ⦠Les infirmières passent devant⦠». En cela ils ne sont guère plus rassurants que les hommes toujours en mouvement, toujours indifférents ou divisés dans lâextériorité comme dans lâintériorité : tout « se fait et se défait sans cesse au-dehors et au-dedans de nous ». Aucune place fixe donc, puisque corps et même mots sont volatiles, « prêtés », nous dit lâauteur, et que « tout ne peut pas être rapatrié ». En témoignent malgré lâétreinte amoureuse le lointain des corps, et lâeffacement, et la mort qui fait dâun visage un « trou noir ». Les vêtements sont nos « enveloppes » tel ce « chemisier froissé, jeté au sol », et bientôt ils se substituent à leurs propriétaires dans une présence qui signe une absence : ainsi la saisissante image de « ces morts pendus à des cintres, serrés les uns contre les autres ».  

Ces fragments de Jean-Louis Giovannoni, sorte particulière dâaphorismes, sont à la fois monologues (intérieur ou pas selon lâalternance du je-tu) et dialogues lorsque lâemploi du nous et la récurrence des interrogations interpellent aussi le lecteur : « nos vêtements, nos poches⦠et si câétait cela notre corps ? ». Ils expriment les errances dâune pensée qui tente de saisir ce qui lui échappe de la matière et de lâêtre : « Tu réponds toujours à ton nom. / Tu tây tiens. Câest bien. / Dehors tout bascule. » Ou tout déborde, nous déborde. Ne cherchons-nous pas en effet une demeure dans ce réel qui nous est énigme tant par la vitalité violente des éléments naturels et la diversité vertigineuse du vivant que par les mots « qui sont peut-être déjà morts » ? Lâauteur ne cesse pas dâen interroger les formes, les expressions et les proximités. Dans son Åuvre la fascination pour « lâentre-deux » témoigne du choc de la rencontre entre les espèces, les règnes ou les états de lâêtre comme dans Garder le mort, son texte fondateur mais aussi Journal dâun veau, ou Les mots sont des vêtements endormis. « Lâair arrache à la première respiration », constate le poète, et dès la mise au monde nous connaissons toutes les formes de la séparation et de lâincertitude. Il nous faut endosser une incarnation mouvante et apprendre difficilement à exister avec les autres et nous-mêmes dans un monde où sâagitent les ombres. Ombres des vivants et des morts, ombre de lâenfance, ombre des mots. Comment trouver sa voix et entendre ce quâelle murmure en sachant que «  de nos passages rien ne subsiste » que « les pierres continuent leur course » malgré « nos encoches » répétées, comme « les maisons », comme « les insectes » ou le chien, comme les visages croisés qui se succèdent. Comment vivre la présence, lâaltérité et le lien avec la conscience de la cruauté, du tremblé et du périssable ?

Telle est la quête poursuivie dès sa jeunesse et encore aujourdâhui par Jean-Louis Giovannoni. Elle éclaire son parcours dâassistant social en psychiatrie et ses manières singulières de secouer lâesprit par un questionnement à la fois matériel et verbal mais aussi métaphysique. Ecrivain « pensif » et observateur lucide, il écrit une Åuvre aux genres et aux registres diversifiés mais dont lâunité est reconnaissable de par sa vision et sa langue singulières. Elle nâest pas sans nous ramener à des écrivains comme Michaux, Beckett ou Bousquet dont il fut le lecteur avant de trouver son propre pas. Avec Lâair cicatrise vite, nous remontons aux fondations de son écriture dans un texte sobre mais qui nous saisit car déjà il décline ses obsessions, histoires de chair donc de vie, de mort et de mots. Il est dâautant plus intéressant de lire ces inédits quâils nous ramènent à ses dernières Åuvres, en les faisant résonner autrement. Toute une traversée donc, et qui éclaire dâune belle lumière ma lecture de Voyages à Saint-Maur et celle de Sous le seuil qui parlent lâenfance et « les existences multipliées » dâun vivant à étreindre dont nous venons et où nous retournons.

Sylvie Fabre G.

1. Jean-Pierre Sintive a défini le premier comme fragments le type de textes écrits dans ses carnets par JL Giovannoni dans les années 80.
2. Roberto Juarroz,

Jean-Louis Giovannoni, Lâair cicatrise vite, éditions Unes, 2019, 64 p., 16â¬



46Z6TJyKBpQ

Voir l'article complet