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(Note de lecture), Trois poètes et le quotidien, par Jean-Pascal Dubost


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Posté 02 juillet 2019 - 08:39

Trois poètes et le quotidien
Emanuel Campo, François de Cornière, Thomas Vinau

Le quotidien est le pain de moult poètes qui ont choisi cet angle dâappréhension du réel par lâécriture, de sâen faire le scribe subjectif, émerveillé ou las, fidèle ou infidèlement ; nombreuses et variées sont ces approches du quotidien, posant cette question : le quotidien est-il le réel, et inversement ? En mars 2019, trois livres paraissent et sont dans ladite approche quotidienne.


6a00d8345238fe69e20240a46c27b6200c-100wiEmanuel Campo, Faut bien manger, La Boucherie Littéraire
Le titre est une expression parlée, familière, une de celle de la vie courante qui nous amène souvent à tronquer les phrases par rapidité linguistique et pour répondre à la vie vite. Se dit « faut bien manger » par désabusement las et par excuse de ne pouvoir autrement faire. Emanuel Campo, en assez droite hoirie du réalisme carvérien (revendiquée : « Une fois de plus, la lecture/dâun poème de Raymond Carver mâinspire/un recueil entier »), Emanuel Campo a choisi, au contraire cependant de lâauteur des Vitamines du bonheur, a choisi dâen rire jaune par les voies du sarcasme teinté dâauto-dérision, en cela héritant de Richard Brautigan, mais lâabsurde anamorphique en moins. Toute situation peut générer une pensée-poème satirique chez ce poète à la fois désinvolte et impertinent, qui laisse aller et parler ses pensées comme elles viennent en les coupant en vers. Cette poésie relève du spoken word, pratique spontanément orale et urbaine de la poésie dans laquelle Emanuel Campo exerce ses talents, avec le courage de ne pas faire dans la dentelle, de nâépargner personne et ne pas verser dans la séduction :

Câest quand jâai vu
la vieille dame éternuer
au-dessus du buffet
à volonté
que je mâsuis dit
« Tâas raison. On aurait dû se faire un kebab. »

Profitant de saynettes de la vie quotidienne, il fait rythme, car les poèmes ne sont pas simples transcriptions des observations, et cela est ce qui préserve les poèmes de la banale banalité dâêtre simplement banals et sans aucune envergure. (Musicien également, évoluant sur des scènes rock, on ne doute pas que cette qualité-là chez ce poète intervient dans la composition des poèmes.) On imagine fort bien certains des longs et très longs poèmes dits sur scène, micro à la main, comme apparemment improvisés, dits de mémoire et en dansant, comme le fait si excellement John Giorno. Emanuel Campo est de cette veine, moins « humaniste » que le géant américain. Il prend cependant le risque de déplaire, ce quâon attend quelques-fois des poètes, dans leur liberté de parole affranchie du politiquement et socialement correct des temps dâhuy.

6a00d8345238fe69e20240a46c27bb200c-100wiFrançois de Cornière, Ça tient à quoi, Le Castor Astral
Créateur et animateur des Rencontres pour Lire à Caen pendant une trentaine dâannées, invitant de nombreux poètes et écrivains sur scène, le poète François de Cornière fut des plus discrets quant à ses écrits, sâeffaçant au profit des autres. Rattaché aux éditions du Dé Bleu, la critique en fit une sorte de chef de file malgré lui dâune poétique désignée « poésie du quotidien », laquelle ne fut pas sans susciter railleries et polémiques (on ne sâen souvient peut-être pas, mais Bertrand Visage suscita une polémique involontairement en les nommant, non sans morgue, macro-méprisant avant lâheure, en fronton du n° 540 de la NRF qui leur était consacré, « Les Moins-que-rien »), et dont pourtant se réclament quelques fameux poètes comme Valérie Rouzeau ou Eric Sautou, qui comme lui ont choisi de dire « la vie ordinaire » que narra si bien Georges Perros. Discret, voire très discret puisquâaprès plusieurs publications dans les années 80 et 90 il fut en retrait éditorial pendant plus de dix ans, consacrant son temps aux Rencontres Pour Lire mais également à sa femme atteinte dâun cancer auquel après des années de lutte elle nâallait pas survivre. Il la célébra dans un livre de deuil, Le nageur du petit matin. Comme Emanuel Campo, le titre tient du registre parlé ; mais la comparaison sâarrêtera là. Si le premier relate lâinstant présent, François de Cornière relate quant à lui lâinstant passé. Lâépigraphe choisie, de Marie Rouanet, indique bien la voie quâon va suivre : « Toute Åuvre se crée à partir de la mémoire, de son désordre où brillent les éclats minuscules des jours, où lâon trouve les débris du vécu fuyant » ; le poète tente de remettre de lâordre dans le désordre de sa mémoire. Tout part dâun détail de vie quotidienne, et ce détail, tout en restant dans la sphère personnelle quant à son premier plan, ce détail explose en arrière-plan en une sorte de cosmogonie interrogative du temps. Dâune minimalité familière, la poésie de François de Cornière sâélève en grandeur macrocosmique. La mélancolie générée par lâabsence, le manque de lâépouse morte, est une mélancolie du temps qui passe généralement et pour tout le monde. Ce qui touche, dans les poèmes de François de Cornière, est lâambition de lâhumilité. Fortement teintés de tristesse, les poèmes disent ce à quoi se rattache le poète, le rescapé, le remenant dirait Villon (« Et dieu saulve le remenant ! »), à quoi il se rattache dans les menus faits de la vie quotidienne, sâétonnant, malgré la mort de lâêtre aimé, dâéprouver émotion sur émotion, et non point indifférence lasse. Câest un réel teinté de passé, qui fait les poèmes de François de Cornière. Ce qui marque et qui se glisse dans le corps du lecteur, pendant la lecture des poèmes de François de Cornière, est cette musicalité très particulière, intimiste, qui rappelle les airs dâErik Satie, une sorte de monotonie émouvante qui glisse jusquâà la fin du poème, que certains nomment « chute », quâon lira plutôt comme une élévation finale. Il ne faut pas oublier François de Cornière comme poète majeur.

6a00d8345238fe69e20240a4956649200d-100wiThomas Vinau, Câest un beau jour pour ne pas mourir, Le Castor Astral
Prenant le contre-pied du titre du livre de Jim Harrison, Un bon jour pour mourir, qui est un livre dur sur lâAmérique des années 60, le livre de Thomas Vinau, au contraire de lâécrivain américain connu comme explorateur des grands espaces, le livre de Thomas Vinau explore quant à lui les petits espaces de la vie sur ton de douceur, pour rendre « 365 poèmes sous la main » (le sous-titre du livre), comme on donne 365 recettes pour bien vivre. Grand lecteur de Richard Brautigan, mais aussi de Charles Bukowski, de Pierre Autin-Grenier et de Roger Lahu, il est un écrivain qui, au contraire des deux écrivains français ci-nommés, nâa pas vraiment digéré lâécrivain américain premièrement nommé ; et bien souvent, très souvent, on a le sentiment de lire des poèmes de Richard Brautigan mal assimilés, maladroitement revisités :

La lune et le serpent vert

      Ton petit cul
sur les galets froids
       de la rivière
méritait bien un poème

Celui-ci livre rassemble 10 années de poèmes éparsement publiés. Le quotidien, câest lâécriture. En un lymphatisme souriant les poèmes nâont pas dâautre intention que le plaisir immédiat au petit poème et, ce faisant, à faire plaisir au lecteur ; aucun autre portée que soi-même, assavoir le poème et son auteur, dâun autotélisme sans étendue et qui recherche souvent la beauté poétique, avec volonté dâhumour assurément, ou de lâeffet de surprise poétique, « jâaurai oublié à quel point/les instants sont des rosées/qui sâévaporent » ; faisant sourire et sans plus quelques fois, et pas du tout la plupart du temps ; mais câest peut-être lâambition du poète : le poème nâaurait pas pour fonction dâamener à une réflexion au-delà du périmètre personnel (sur le monde, sur la langue, sur lâexistence). Certes, il y a quelques réussites, qui sâimposent comme une évidence, mais elles sont rares.

Jean-Pascal Dubost


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