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(Note de lecture), Pascal Dethurens, L'Emerveillement, par Isabelle Baladine Howald


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Posté 25 juillet 2019 - 09:28

 


Pascal Dethurens cet été

6a00d8345238fe69e20240a499ec53200d-100wiSolaire et vibrant, voici un livre à emporter sans tarder : LâÉmerveillement, édité à lâAtelier contemporain. Pascal Dethurens, auteur de plusieurs livres sur lâart (Écrire la peinture chez Citadelles et Mazenod en 2015, LâÅil du monde à lâAtelier contemporain en 2017 pour les plus récents) consacre ici sa fine connaissance des deux domaines au service « de la présence dans la poésie et lâart moderne ».
Rien dâun sec essai universitaire, mais une interrogation constante et pleine de vie sur ce que disent les tableaux et les poèmes qui en disent justement « le moins », en quelque sorte. La mise en page est impeccable, nul besoin de chercher je ne sais où comme trop souvent, le tableau ou le poème dont il est question, il est immédiatement lisible ou visible.

« Vous voici, vous vous tenez debout, face à une mer infirment vide, sans autre compagnie que celle de votre attente. ⦠Vous respirez. Vous êtes là, sans mémoire ni destin, dans la seule habitation de lâinstant. Nulle splendeur et nul pathétique : vous avez abdiqué sans drame, renoncé sans triomphe. Vous vous êtes seulement détaché de la rumeur du monde pour vous offrir à ce qui est. Et câest alors que vous connaissez, dans lâeffondrement de toutes les choses, la plus forte jubilation de votre vie : tout à coup, la révélation de lâêtre ».
Câest le commencement du livre, le ton est donné : respirer, jubiler, être.
Ici pas de mystique, pas de métaphysique non plus mais une expérience très proche de celle dont nous parle Camus dans Noces, celle de la sensation très physique de lâexistence : « je suis tout entier en ce que je suis ». Simplement un écho de nombreuses lectures de philosophes sâentend dans cette énonciation. La vie nâest pas ailleurs, elle est ici et maintenant. Et Pascal Dethurens porte son regard vers les tableaux et les poèmes qui lui semble porter cette énigme : « la présence décourage lâinterprétation parce quâelle est le degré zéro de lâontologie, le point à partir duquel toute métaphysique tombe et où commence, avec la force de la foudre, la révélation de lâêtre. ». Premier tableau, le Mur à Naples (1782) de Thomas Jones, que lâon redécouvre depuis peu (Jean-Christophe Bailly en parle longuement dans Quatre aventures galloises paru cette année au Seuil) : un grand mur haut, percé de deux fenêtres sombres. De lâune dâelle pend du linge, blanc, et bleu. Un rectangle de ciel bleu intense au-dessus laisserait à deviner ce qui est hors du tableau, sauf quâici, tout est dans ce rectangle, bien quâaucun cadre nâapparaisse (ni pour ce tableau ni pour aucun des autres tout au long du livre). En somme, rien nâest dit, rien nâest à commenter, cette pure composition de lignes parfaitement équilibrées suffit. Cela est, dès que nous posons notre regard, et était avant et sera après. Le tableau se présente devant notre présence qui se tient devant lui. Quelque chose est qui ne nous livre rien que son opacité dâêtre.
En somme cet homme du début du livre face à la mer connaissant la révélation de lâêtre devient lui-même un tableau.

Lâessai puise dans la peinture moderne, figuration et abstraction mêlées, et dans la poésie, de Trakl à Char ou Éluard, Pessoa sous un de ses hétéronymes, Jimenez et Leopardi, entre autres. Pourrait-on faire le « même » essai à partir de la peinture et de la poésie classiques, je nâen suis pas sûre (mais Pascal Dethurens saurait certainement me démontrer le contraire, il montre en tout cas dans LâÉmerveillement que la figuration nâempêche en rien cette plénitude de la présence, via les tableaux de Van Gogh, Magritte ou Hopper...). Il semble quâil y a dans la peinture moderne quelque chose qui se creuse : absence dans la présence, ce que Pascal Dethurens nomme avec raison « manque » ou « défaut ». Les objets de Morandi* sont vibrants de présence mais aussi au bord de lâévanouissement (contours, teintes), les barres noires muettes entrecroisées de Soulages sans contours, les cieux tourmentés de Klimt mangent presque tout le tableau, aucun ne délivre de message, ne représente rien que lâêtre-là du XXème siècle : « muss es sein, es muss sein », disait Beethoven, cela doit-il être, cela est. Lâangoisse est dépassée, le questionnement arrive à un terme : moins le heideggérien « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » que le « il y a » quâaimait tant Jacques Derrida et que rappelle Pascal Dethurens. « Il y a » correspond, en allemand, à « es gibt », à la fois « il y a », « câest », de geben, donner, ou au gift anglais, le don. Pascal Dethurens la nomme « évidence ». Don, évidence, présence. Du regard à la lecture de poèmes, la présence est tout aussi évidente, close sur elle-même, énigmatique en cela :

« Je sors
dans la chambre

comme si jâétais dehors

parmi les meublées immobiles

dans la chaleur qui tremble

toute seule

hors de son feu

il nây a toujours
rien

le vent ».

André du Bouchet signe ici le poème même du suspens, ce suspens qui est la condition même de la présence. Il rappelle le « Steht, im Schatten/des Wundesmal in der Luft » de Celan (« Rester là, tenir, tenir dans lâombre de la cicatrice en lâair » trad JP Lefèbvre). Cela ne peut pas sâinclure à autre chose que soi-même dans le dehors. Sur la page suivante, Quatre sombres dans le rouge, un tableau de Rothko. Voir un Rothko « en vrai » est lâune des expériences de peinture les plus fortes que lâon puisse vivre. Câest une gifle dâévidence et de beauté. Pascal Dethurens a raison de souligner que le silence sâimpose devant la présence (et autour dâelle). Le suspens est alors lâinstant possible du sujet que souligne Michaux : « Moi nâest jamais que provisoire » mais en cet instant il est pleinement. Quitte, un peu plus tard « changeant dans une autre langue, dans un autre art » il sera autrement, un autre moi, pas moins présent.
Pascal Dethurens souligne quâil nâest pas question dâune nostalgie, dâun mouvement de retournement orphéique : « il sâagit moins là de revenir en avant que dâêtre éternellement placé dans la naissance », ce pourrait être une merveilleuse devise.
On pourrait certainement placer tableaux et poèmes sous le signe de la métaphysique et de lâintranquillité, mais Pascal Dethurens a choisi lâémerveillement, de manière très convaincante. Câest lâapanage de la maturité, peut-être aussi, que ce choix. On est trop inquiet à vingt ans⦠La présence dont il est question est dénuée dâangoisse, elle est close et chose, nous tient devant elle, par un écart. Par cette position quâelle nous oblige à « tenir », elle nous met au-dedans de nous-mêmes, présents à nous -mêmes.
Il serait fort intéressant, en une autre occasion, de comparer cette notion de présence chez Pascal Dethurens et chez Yves Bonnefoy, par exemple.

Tenir et maintenir la tension, « lâentêtement », dans le cadre du poème ou du tableau, dans le cadre du corps pour nous, là est la possibilité de la présence⦠Ce qui se retire, à savoir les mots laissant éclore le silence dans le poème, tout recours à tout savoir, également, dans lâart (tête sculptée parfaitement fermée de Modigliani, refusant lâouverture des yeux, alors quâils est évident que personne, dans cette pierre, ne dort) laisse survenir lâouvert cher à Rilke. Et le regard, en dehors de toute analyse, est comme restitué à lui-même. On pense ici, avec les nuances quâil faudrait établir, au « ce que nous voyons, ce qui nous regarde » de Georges Didi-Huberman. Y-a-t-il, dès lors, une intention possible de lâartiste autre que de simplement atteindre dans le délaissement cette présence de la présence ? Quelle est alors la conscience quâil peut en voir ?

Le livre est dédié « à Marie », avec ce vers de René Char : « ma femme faite pour atteindre la rencontre du présent ». Lâêtre aimé renforce cette plénitude, ce sentiment de chance inouïe autant quâil développe lâinfini de lâamour.
En couverture Paysage à lâestaque de Braque, éclatant de soleil et de couleurs. Câest lâété dans la peinture, la jubilation de vivre chère à Pascal Dethurens explose dans ce livre aussi beau à lire quâun paysage au matin au réveil, un visage aimé vous souriant.
La chair nâest pas toujours triste, et nous nâavons pas encore lu tous les livres.

Isabelle Baladine Howald

[NDLR] On peut lire ici un article sur un livre de Philippe Jaccottet autour de Morandi

Pascal Dethurens, LâÉmerveillement, LâAtelier contemporain, 2019, 288 p., 25â¬

Sur le site de lâéditeur : on peut y lire un grand extrait et feuilleter quelques pages du livre.


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