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(Feuilleton) Enquêtes, par Siegfried Plümper-Hüttenbrink


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Posté 09 septembre 2019 - 01:03


Poezibao
inaugure un nouveau feuilleton, signé Siegfried Plümper-Hüttenbrink. Une série d'enquêtes.

Premier épisode :  "Le Démon de l'analogie"



ENQUÊTE (I) 
Le Démon de lâanalogie.

Je suis à la merci dâune phrase longtemps après mon réveil. Jâai souvent grand mal à la comprendre. Câest par exemple : - Demain il fera jour ou Tout est à recommencer. Je ne trouve trace de cette maladie que dans La Pénultième de Mallarmé.
André Breton - Lettre du 30 Juillet 1920.

« Jâallais murmurant avec lâintonation susceptible de condoléance : - La Pénultième est morte, bien morte, la désespérée Pénultième ».
Mallarmé - Le Démon de lâanalogie.


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En 1874 la Revue du Monde Nouveau publie un poème en prose de Mallarmé pour le moins déroutant et qui fit date. Son titre - La Pénultième - devint au dire de Gustave Kahn un mot-clef quâon se passait entre initiés pour désigner « le nec plus ultra de lâincompréhensible, le Chimborazo de lâinfranchissable, autant dire un casse-tête chinois ». Mais si bizarroïde soit-elle, une Pénultième se laisse localiser. En matière de diction dramaturgique, elle est lâavant-dernière syllabe dâun vocable, et qui décidera en partie de la tournure et de la direction quâon souhaite lui faire prendre.

Mallarmé changera par la suite le titre de son poème, optant pour Le Démon de lâAnalogie qui nâest pas sans faire songer à Edgar. A. Poe. Sâil nâest quâune divagation de son cru, en forme dâoraison funèbre, il nâen reste pas moins décisif. Outre dâaugurer du syllabaire que seront les Mots Anglais et dâune Crise de vers qui ne tardera pas à se déclarer, ce texte prémonitoire annonce aussi les expériences de somnambulisme verbal auxquelles sâadonnèrent les surréalistes. Il nous signifie en clair que la langue peut se mettre à parler à notre insu, en se passant des êtres parlants que nous sommes, dès que nous évoluons en état de rêve éveillé. Et Lacan aurait pu lâadopter pour expliciter ses jeux conjuratoires avec le Signifiant à lâaide de la bouche dâombre.

Quant au démon quâil invoque, on le dira facétieux, voire maléfique. Ne manigance-t-il pas toutes sortes de coïncidences dues au hasard ? Dissimulateur et simulateur, il nâest quâun charlatan, quelque conspirateur sâégarant en pleine fiction. Et si lâon tient toutefois à le fréquenter, il faudra recourir à un langage quâil est seul à comprendre. Le langage oblique, crypté, des intersignes. Ce qui fait signe et se chiffre, presque cabalistiquement, et parfois par rien quâune syllabe ou quelque bris vocalique comme le âptyxâ que Mallarmé crut inventer pour les sortilèges de la rime et qui signera le sonnet en ixe, en assurant sa mise au diapason. Sans oublier lâIx qui sera lâanonyme signataire de certaines chroniques dans La Dernière Mode. Tout se passant comme si le démon de lâanalogie était dâores et déjà à lâÅuvre dans rien quâune syllabe, et qui sâavère un X à prise multiple, pouvant tout aussi bien fixer, raturer ou annuler. Comme en témoigne sa figuration picturale réalisée sous la forme dâune image-fantôme dédiée votivement, tel un ex-voto, au sonnet en ixe.    

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Un jour, ce démon dut se déclarer explicitement à Mallarmé par rien quâune phrase, alors quâil était de sortie, à flâner dans un quartier de luthiers et dâantiquaires parisiens. En état de demi-somnolence, une phrase lui vint inexplicablement aux lèvres, envoyée lâon ne sait dâoù, et dont il ne parvenait plus à se défaire. Il dit se lâêtre murmuré à tue-tête, mais sans parvenir à lâéclaircir ou lâélucider en quoique que ce soit. Lui était-elle adressée ? Avait-il à en répondre ? Il nâen savait trop rien.

À tout hasard, il nota que sa plus que furtive survenue lâapparentait à quelque « aile glissant sur les cordes dâun instrument à musique » et qui semblait laisser résonner dans sa chute le semblant dâune voix. Aile vocale ou voix ailée ? Suspensive ou conclusive ? Une phrase lui parvint ainsi, tel un faire-part lui signifiant par quelque décret que « La Pénultième est morte ». Une phrase qui a tout dâune épitaphe tombale, et quâil dut lire comme étant lâultime fin dâun vers et à qui manquerait le commencement. Le reliquat dâun poème qui ne verra jamais le jour. Voire quelque acte avorté, et dont il lui faudra porter le deuil. Aussi sâacharnera-t-il à vouloir sauvegarder son apparition, en mettant cette phrase littéralement en scène. Lâépelant à la syllabe près, il en viendra même à se la faire dire de vive-voix, et pour la lire soudain comme « en fin dâun vers » et en lien avec la syllabe « nul « qui se chargera de lâacte de décès de la dite Pénultième .

Comme si nul, synonyme dâaucun, autant dire personne, sâavérait dès lors une syllabe-clef, quelque index annulateur et qui « met le doigt sur lâartifice du mystère » quâincarnera pour lâoreille mallarméenne la corde tendue à rompre dâun instrument de musique. On se doute quâil y va dâun luth ou dâune lyre dans lâesprit des Symbolistes, et quâune aile à lâeffleurer sâest faite voix. Signant au passage un arrêt de mort par un décret pour le moins incompréhensible, stipulant à qui veut bien lâentendre que « La Pénultième est morte ». Sans doute morte avant même dâêtre née. 

Chemin faisant, toujours harcelé par cette phrase qui ne le lâche plus, Mallarmé finit par sâapercevoir quâil est devant la vitrine dâun luthier où parmi « de vieux instruments à cordes » survenaient des « ailes enfouies en lâombre, dâoiseaux anciens ». Pris de panique, il sâenfuit, comme condamné à porter à tout jamais « le deuil de lâinexplicable Pénultième ». De toute évidence son histoire restera inécrite, à tout jamais tue, suite à lâannonce de son trépas. Seul nous restent les vagues condoléances que Mallarmé lui adressera ultimement en guise dâoraison funèbre, et qui ont tout pour lui conférer un semblant dâexistence posthume. 

Quant au démon de lâanalogie, qui fut à lâorigine des « correspondances » baudelairiennes, il continuera à conspirer dans la poétique de Mallarmé sous forme dâhallucinations auditives plus que visuelles. Nâa-t-il pas conçu avec le projet dâHérodiade une Alchimie du verbe, dâinspiration cratylique, et à lâaide de laquelle il dut sâacharner à « creuser le vers » en ses moindres syllabes, à extraire son « minerai sonore », et ce en compagnie dâune Hérodiade pour qui la versification aura été un acte conjuratoire, en vue de chiffrer et tenir à distance lâobscur désastre qui mine tout son être et quâelle nâaura eu de cesse dâinvoquer par le moindre vers ?  
 
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Si nombre de poètes depuis Homère ont su magnifier les images, certains toutefois sâemploient à les récuser, voire à les révoquer, en inventant des stratégies dâévitement pour ne pas tomber sous leur emprise, et quitte à sâengager dès lors dans une véritable ascèse langagière où tout se joue et se justifie « à la lettre » et à la virgule près. En quête de littéralité, on les reconnait dâemblée à un constat quâils durent se donner en partage et qui survient en 1972 dans un livre de Claude Royet-Journoud intitulé Le Renversement. Un constat formulé sous forme dâune interrogation en première personne du pluriel et sans quâun point dâinterrogation vienne la ponctuer.

« échapperons-nous à lâanalogie »

Au-delà dâun simple constat, dont on ne sait au juste sâil est interrogatif ou suspensif, il y va aussi dâun défi lancé à la cantonade. Quelque défi collectif, et dont il faudrait répondre, alors que lâon sait que câest une mission presquâimpossible, vu que le démon de lâanalogie sévit jusque dans les syllabes et les racines lexicales dâune langue. On peut toutefois neutraliser son champ dâaction autant que possible, en désamorçant ses maléfices. Pour évincer le jeu fantasmatique des analogies qui prêtent que trop souvent à confusion, on sâinitiera alors à un tout autre jeu et dont les règles ne sont plus fixées par la magie des images, mais par la littéralité de ces indices élémentaires quâincarnent les lettres de lâalphabet dès quâils figurent dans lâespace dâune page. Un jeu qui, au-delà des jeux de caractères en matière dâimprimerie, a toutes les apparences dâune enquête langagière. Voire dâune dramaturgie grammaticale, et que les césures, les blancs, les signes de ponctuation et le corps typographique des lettres se chargeront de mettre littéralement en scène, à titre dâindices, dans lâespace quâentrouvrent les pages dâun livre. Une dramaturgie dont Mallarmé avait dâores et déjà esquissée les linéaments avec la partition graphique de son Coup de Dés où des bris de vocables, chus dâun « obscur désastre », se croisent et sâétoilent sous forme de constellations scénographiques. Tout en sachant que lâenjeu dont se chiffre un tel jeté de dés nâest envisageable quâavec le concours providentiel du hasard. Ce hasard dont Pascal disait quâil vous donne, mais vous ôte tout aussi bien vos pensées.        

Siegfried Plümper-Hüttenbrink

image : Siegfried Plümper-Hüttenbrink, ex-voto, gouache.


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