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(Anthologie permanente) Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie


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Posté 11 septembre 2019 - 08:26

 

6a00d8345238fe69e20240a4ab7dcf200d-100wiMarie Étienne publie Antoine Vitez et la poésie aux éditions Inâhui le Castor Astral, dans la collection « Les Passeurs dâInuits ».

Le Grand Livre

Il y a chez Antoine une fascination de la totalité, et une aspiration, une espérance de l'infini, qui est d'ailleurs le titre de l'un de ses poèmes. « Et le Tout, comme un coffre ouvert
soudain, inépuisable (1). »
Son ambition, comme on l'a vu, est de tout dire :
            « Je veux commencer une relation exacte des faits.
            Que s'est-il passé exactement ? » (Journal, 1966)

Et dans une lettre à Bernard Dort, le 15 avril 1975 (c'est à propos de Catherine, son spectacle inspiré d'Aragon) : « L'idée du tout, dire tout, comme rêvait Vakhtangov (2). »
Tandis que Paul-Marie Lapointe, le poète québécois, déclare : « La poésie : le réel absolu », Antoine corrige : « Mais la mémoire, la mémoire générale ? La poésie demande la mémoire générale. » (Journal, 16 novembre 1978)
Manière de s'évader et de fuir la prison :
            « Où est le rêve ?
            Où est le trou dans l'espace imaginaire ?
            [...]
            Le monde clos. Et soudain, dans la voûte du monde, un orifice. »
            (Journal, 17 mars 1977)

On n'est pas loin, ici, d'une mystique de l'art, qui s'exprime soudain au détour d'un phrase, comme celle-ci, rédigée à propos de Xavier Pommeret : « Ce sont les vrais croyants qui blasphèment parce qu'ils crient de douleur ou de honte. » (Journal, 13 février 1977) ; ou cette autre, à propos de Stratis Tsirkas : « La fonction de l'écrivain, le témoin (le martyr). » (Journal, 2 août 1976) ; d'un spectacle vu en Inde : « Quinze acteurs assis en rond chantant les voyelles. Quelque chose comme la fondation de l'église. » (Journal, 16 février 1977)
De même que l'Åuvre d'art nécessite un travail qui n'a pas plus de fin que de commencement, l'écriture des poèmes se ressent du sans cesse, du sans fin, qui l'agite.
Le texte débute par un tiret ou une minuscule, s'arrête brusquement au milieu d'une phrase, sans ponctuation finale, comme Aragon, raconte Antoine, assis à son côté sur un banc du théâtre et disant : « Enfin, les choses sont comme ça », pensant à quoi ?, distrait, et ne concluant pas. C'est la lutte de la phrase contre l'arrêt de mort par son arrêt à elle, sa suspension comme étonnée, ouverte, cependant que le point notifierait la cessation.

Ainsi, dans tout le bloc de texte :
            « Quelque chose de nu (brutalement dénudé), sans pitié,
            pratique et simple, et lent, et constant [...], et silencieux,
            étouffé, les yeux clos, et »

À certains textes il manque la fin, à d'autres le début :

            « reconstitutions
            minimes sur le blanc les encres
            le corps épais lait et chaudron
            ne rien oublier de »

À d'autres encore, dans leur milieu, manque l'explication, malgré la conjonction qui lie, comme dans « éclats et commencement d'un long poème intitulé "Le Monde" » :

             « Et nuits de pluie comment dormir
             charroi dans la vallée orages
             et désordres dans le vent
             mensonge et ruse »

Le même mot revient, la phrase le convoque et le roule dans sa vague ou sa respiration :

             « Souffle depuis longtemps éteint
             souffle seul de la musique
             ou ce qui reste de la musique après qu'elle a fini â
             le souffle »

Le point, le rien n'interrompent pas puisque la phrase, le texte entier n'est qu'un fragment succinct arraché à l'oubli, à la nuit de l'esprit.
Et cependant, la phrase, le texte entier finit par se répandre et par tout recouvrir. Comme de la cendre ? Non, ce n'est pas du tout ça et c'est moins mortifère, même si la mort est là présente, comme le clown de Bergman (3) et qu'elle surgit, énigmatique. Fumée de cigarette davantage que cendre, elle continue à s'étirer et à monter dans l'air après qu'on l'a posée sur le rebord du cendrier. Et courant continu de conscience, comme chez Virginia Woolf dans Mrs Dalloway, qu'il ne mentionne, je crois, nulle part. Comme chez Pasolini dont il ne parlait pas mais qui je crois l'impressionnait parce qu'il avait aussi rêvé d'un tout à explorer et à restituer, avec Pétrole, son dernier livre.
Antoine a « commencé dans l'année 1958 » un long texte, un journal qui accompagnera sa vie (4). L'entreprise est minée par la difficulté de la composition, de l'organisation globale : « J'essaie de recenser ce que je dois écrire. Au mieux et au moins, je trouve assez facilement des textes qui peuvent devenir des espèces de poèmes, ou des réflexions (essais) théoriques sur le théâtre, mais quel montage, quelle continuité ? » (Journal, le 2 août 1976) ; par le doute sur soi : « Tu n'as le droit d'écrire que parce que tu n'es pas écrivain... tant que tu en restes aux notes, ça va. » (Journal, 20 septembre 1978) ; par le doute sur l'art : « Les artistes ne peuvent être que des amateurs. Leur travail est approximatif, lacunaire, précaire, douteux. Notre travail ne peut pas être vraiment scientifique, il est imparfait. » (Journal, 3 janvier 1978)
Alors, pourquoi écrire ?
Pour « retrouver les eaux calmes, les zones calmes, au fond de moi, comme l'enfant protégé » (Journal, 26 juillet 1976), « me penser moi-même, au centre de moi-même ». (Journal, 2 août 1976)
Ce qu'il ne peut réaliser que pendant la retraite des vacances, la mise entre des parenthèses : « Quand vient l'été, je rêve à l'art comme à un délice typographique, rouge et noir. » (Journal, 8 juin 1976) Le poète ou l'artiste comparable à un moine, tenté par l'oratoire, c'est-à-dire la prière qu'est parfois l'écriture poétique.
Et comment s'arranger du mal fait ? Pour éviter de le subir, Antoine choisit de l'accepter et de s'y installer. D'y remédier par l'art. « Ce qui fait la profession, autant dire l'art, c'est le refaire et non le faire. » (Journal, 17 juillet 1976)

Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, éditions Inâhui le Castor Astral, collection « Les Passeurs dâInuits », 2019, 160 p., 14â¬.

1. Antoine Vitez, « Infini », Poèmes, op. cit., p. 393.
2. Acteur et metteur en scène de théâtre russe, ardent défenseur des théories de Stanislavski.
3. Ingmar Bergman, En présence d'un clown.
4. Voir le « Prière d'insérer » qu'Antoine avait prévu pour La tragédie c'est l'histoire des larmes, op. cit., mais qu'il n'a finalement pas conservé pour la publication.


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