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(Note de lecture), Didier Cahen, Trois pères, Jabès, Derrida, du Bouchet, par Anne Malaprade


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Posté 16 septembre 2019 - 08:57

 

6a00d8345238fe69e20240a4adbdc1200d-100wiGénéalogie de la littérature, famille de papier, adoption, tutorat, héritage vertigineux⦠ Didier Cahen, avec rigueur et générosité, raconte dans ce dernier ouvrage quels sont ses pères, qui sont bien sûr autant de repères â ces écrivains redoublent son père et constituent des modèles, des maîtres, des exemples pour lâorphelin quâil se sentit être et dont nous, ses lecteurs, sommes les frères. Ce livre ne se présente ni comme une lettre aux pères, ni comme une biographie spirituelle, encore moins comme la succession de trois monographies. Plus souple que ces catégories génériques, il invente une forme autant quâun ton qui participent dâun plaisir dâécrire, de lire et de transmettre communicatifs. Ce tombeau absolument vivant, presque joyeux, léger en tout cas, tout en étant très riche dâanecdotes, de pensées, de citations et de propositions graves, sâarticule en plusieurs moments. Tout dâabord, le chapitre intitulé « Histoires⦠» propose un entretien imaginaire entre Didier Cahen et Didier Cahen, comme une archive inédite de France Culture, une émission Du jour au lendemain quâAlain Veinstein et son invité auraient enregistrée autour de minuit : parole, disponibilité, rencontre, écoute dâune voix dans la nuit, recherche de présences, câest bien de tout cela quâil sâagit ici. Didier Cahen questionne son identité juive en revenant sur ce que ses « rois mages » lui ont apporté : comme dans un rêve éveillé et lucide, Jabès, Derrida et Du Bouchet lui ont légué leurs histoires juives, voire trans-juives, mais aussi une éthique, une forme dâhumour, un cheminement et « une traversée de lâimpossibilité du Livre ». Parler, lire, écrire, réfléchir dans la clarté, mais sans séparer le oui du non, le possible de lâimpossible, le silence de la langue.

La suite du livre continue de mêler des voix tout en démêlant les trajectoires, les choix et les Åuvres de ces « merveilleux fantômes ». Et un triptyque se déploie, voire des triptyques dans le triptyque. Le premier panneau est consacré à Jabès, qui sâouvre autour des ensembles suivants : « Mémoires », « Aimer Jabès », « Le Livre ». Le second rend hommage à Derrida avec les sections « Je me souviens », « Une vie », « Vademecum ». Enfin, la figure tutélaire dâAndré du Bouchet sâarticule elle aussi en trois temps : « Boire ses paroles », « Sâentendre » et « Aimer du Bouchet ». Les titres des sous-titres choisissent souvent la modalité infinitive, comme pour mieux dire que les histoires narrées sâinscrivent dans une temporalité déchirant la découpe temporelle traditionnelle. Le passé nourrit le présent, lequel est tourné vers un avenir incarné par des mémoires ô combien vivantes.

Découvrir Jabès, Derrida et Du Bouchet grâce à Didier Cahen, câest feuilleter quelques pages centrales de lâHistoire littéraire, intellectuelle et affective des cinquante dernières années. Câest, bien sûr, croiser encore dâautres pères (Celan, Blanchot), dâautres types dâengagements, dâautres amitiés, dâautres amours, câest interroger la fidélité et la trahison, lâexpérience et lâinexpérience, câest cheminer dans les paroles et les livres, les entretiens et les souvenirs, mais aussi prendre le temps de recopier, de retracer, de reproduire certaines citations qui sont bien plus que des formules : des sésames fulgurants ouvrant une bibliothèque de voix et de murmures tous essentiels. Ils disent certes, promettent, mais entre, contre, avec, pour, et « laisse[nt] venir ce qui échappe ». Soit des livres, des Åuvres, des recueils, des témoignages, des dialogues qui trouvent une respiration, cherchent ce quâils recherchent, « savent laisser la parole » (Derrida),  â questionnent la question. Nous, lecteurs, avançons en tout cas dans un noir un peu moins opaque : Didier Cahen parvient en effet à nous rassurer sur nos capacités à apprivoiser des Åuvres ambitieuses. Nous continuerons donc sa lecture, car câest bien un « Viens ! » qui nous est adressé, comme « un appel antérieur à tout discours et à tout événement, à tout ordre et tout désir, une apocalypse qui ne termine et ne dévoile rien⦠». Apocalypse : au-delà de la fin et de la déconstruction, les toujours possibles révélations.

Anne Malaprade

Didier Cahen, Trois pères, Jabès, Derrida, Du Bouchet, Le Bord de lâeau/Nouveaux classiques, 2019, 166 p., 16 euros.


Extrait [choix de la rédaction]

Alors, Derrida, Jabès, du Bouchet n'ont pas été des maîtres en un sens ordinaire, mais ils ont été assez ouverts à leur altérité, à leur propre étrangeté, pour nous permettre de suivre leurs traces, de leur emboîter le pas â il ne s'agit pas seulement de moi, mais d'une authentique communauté de lecteurs â sans être sûrs de rien, sans le moindre acte d'allégeance; en exerçant seulement cette liberté bien ordonnée, qui commence par soi-même ! Moins des figures à recopier que des visages à scruter, questionner, dessiner, si l'on reprend le beau terme de Lévinas.

Mais encore ?

La force tranquille doublée d'une force inquiète ! Non, je plaisante. Pour dire les choses très simplement, ils restent des sources d'inspiration autant que des modèles. Grâce à eux, avec eux, d'abord par le truchement des livres, j'ai pu discipliner l'indiscipline fondamentale qui me faisait courir un peu dans tous les sens ; sans doute ai-je trouvé ma propre voie, sans doute m'ont-ils permis d'entendre ma propre voix, de l'activer d'abord, puis de la façonner ; d'aller, en somme, où je devais me rendre pour tenter de conquérir, avec mes propres mots, un peu de ma liberté...

...poète en cela ?

Comment savoir ? Mais animé par une espèce de sens de l'absolu, d'un absolument autre et... sans doute interdit ! Comme pris entre deux feux. D'abord la vie de tous les jours, ensuite l'emprise de la nuit noire. D'où cette nécessité d'y mettre les deux mains. Poète et essayiste, dit-on... un peu dans l'entre-deux. Comment s'y prendre ? Comment nommer ce non-savoir, cette relation sans relation, comme aurait dit Blanchot, et pourtant amoureuse, qui me portait, me porte vers ce que je ne connais pas, qui mâimporte dâautant plus quâil nây a rien à connaître, pas même de foi pensable ; ni sujet, ni objet, un point aveugle, comme les trous noirs des physiciens constitués dâanti-matière et pourtant accueillants pour dâautres univers, de véritables aimants...
(pp. 25-26)


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