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(Notes sur la création) Mary Carruthers


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Posté 23 septembre 2019 - 10:01

 

Mary Carruthers : mémoire et création chez les lettrés médiévaux

6a00d8345238fe69e20240a4b0d07e200d-100wi[Sâagissant] dâétudier comment [les médiévaux] voyaient la production dâun texte [avec] tout ce quâelle devait aux activités de la mémoire [...], il ressort clairement que les termes « oral » et « écrit » sont des catégories inadéquates lorsquâil sâagit de décrire lâacte même de la composition traditionnelle. Je proposerai plutôt lâexpression « composition mémorative », en soulignant son étroite affinité avec les métaphores de la digestion et de la rumination que jâai examinées au chapitre précédent.

Des exposés pédagogiques comme des pratiques des auteurs eux-mêmes, il appert quâune grande part du processus de composition littéraire, chez les auteurs chevronnés, était censée se faire mentalement, selon une méthode précise, comportant des postures, des cadres, un équipement et des produits bien à elle. Les brouillons qui en résultaient étaient désignés par différents noms [qui] évoquent tous un stade de composition bien déterminé.

Il y a dâabord lâinventio, enseignée comme un processus purement mental dâexploration de lâinventaire personnel. Elle implique avant tout la remémoration, et réclame des postures et des cadres qui sont également des signaux de meditatio ; de fait, lâinvention doit essentiellement être pensée comme une activité de méditation. Son produit est ce quâon appelle la res, terme [...] qui signifie la « substance » dâune composition ; plus complète que ce que les étudiants modernes entendent par un « canevas », elle devait, selon Quintilien, être suffisamment aboutie pour ne plus nécessiter que des touches finales dâornementation et de rythme. Autrement dit, la res est une sorte de premier brouillon, voire un ensemble de notes pour la composition [...].

Lâétape qui suit lâinvention est, au sens restreint, la composition elle-même. Son produit est appelé dictamen ; il peut impliquer des instruments à écrire, mais ce nâest pas obligatoire [...]. Il comporte parfois quantité de versions toutes imparfaites. La compositio recouvre trois activités étroitement liées : la formalisation, consistant à reprendre sa res et à lui donner sa forme finale de pièce composée ; la correction, procédant par ajouts et suppressions, mais aussi comparant et ajustant les révisions pour sâassurer que les mots, en intention et en précision, épousent le mieux possible la res (un remaniement radical de la res à ce stade témoignerait dâune invention défectueuse) ; le polissage, ajustement habile par lequel on rend lâexpression frappante et mémorable dans tous ses détails. [...] La compositio se faisait quelquefois sur un jeu de tablettes de cire, ou autre support informel (facile à corriger) [...], mais chez les auteurs mûrs et expérimentés, ce processus, comme lâinvention, pouvait aussi rester mental. Quand le dictamen avait atteint une forme satisfaisante, la composition était intégralement notée, de la main dâun scribe, sur une surface permanente comme le parchemin ; ce produit final était lâexemplar soumis au public (la copie au net [...] était généralement soumise à une dernière collation corrective [...] avant que lâexemplar ne soit livré aux copistes). [...]

Ayant esquissé ces différents stades, je voudrais maintenant examiner plus en détail le rapport quâils entretiennent avec les procédures de la remémoration entraînée. Au livre X de son Institution oratoire, Quintilien décrit les affres de lâélève inexpert commençant sa composition (au stade de lâinvention) : couché sur le dos, les yeux au plafond, il tente dâactiver son pouvoir de cogitatio en se parlant tout bas, dans lâespoir que son inventaire mémoriel lui fournira de quoi assembler une composition. [...] Activité de lâanimus, de lââme sensorielle et émotionnelle [...], [la cogitatio] nâest jamais aussi abstraitement rationnelle que ce que suggère le terme moderne ; câest elle qui fait quâun agneau, voyant un loup, prend peur et sâenfuit. [...] Lâacte dâinvention porté par la cogitatio était pensé comme lâacte de combiner ou de « mettre ensemble » dans un seul « lieu » mental, dans une seule image ou structure compositive, les éléments divisés, préalablement classés et indexés dans dâautres loci de mémoire distincts. Le résultat était le produit mental appelé res, modèle de la composition. [...] En pratique, lâinvention était un état intensément émotionnel, plus émotionnel que celui que nous associons aujourdâhui à la réflexion. [Par exemple, dans sa Vie dâAnselme,  Eadmer évoque ainsi les affres du saint en proie à la composition de son Proslogion] :

[...] dâune part cette réflexion (haec cogitatio) lui ôtait le boire, le manger et le sommeil, et dâautre part, ce qui lâaccablait davantage, elle troublait lâattention (gravabat intentioneme ejus) quâil devait aux matines et au reste du service de Dieu. Prenant conscience de cela, et encore incapable de saisir pleinement ce quâil cherchait, il estima quâune réflexion de ce genre (hujus modi cogitationem) était une tentation du diable et il sâefforça de la chasser loin de ses préoccupations (repellere a sua intentione). Mais, plus il peinait, plus cette réflexion le harcelait et toujours davantage. Or voici quâune nuit, pendant les vigiles nocturnes [...], la chose (res) fut évidente à son intellect et remplit tout son être intérieur dâune joie et dâune jubilation immenses. Estimant donc que cela pouvait plaire aussi à dâautres [...], il décrivit immédiatement (ilico) la chose (rem) sur des tablettes et les confia à des frères du monastère pour les garder soigneusement.

Mary Carruthers, Le Livre de la mémoire â La mémoire dans la culture médiévale (1990), trad. Diane Meur, Macula, 2002, p. 284-292.

(Proposition de Jean-Nicolas Clamanges)


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