c'était le pâle héros de notre enfance
à nous, au fin fond de nos campagnes,
dans nos villages lovés au pied du château,
et nos maisons attentives au son des cloches
il n'avait pas la beauté sauvage de Rahan,
ni la popularité de Tintin et du capitaine Haddock,
ni l'élégante désinvolture de Lucky Luke,
le cowboy qui tirait plus vite que son ombre
lui n'avait même pas d'ombre, sans doute,
ni cheval, ni armes, rien pour faire rêver
des enfants, et pourtant ...,,
et pourtant
nous l'attendions tous les dimanches,
c'était notre butin au sortir de la messe,
l'avant-dernière page du Pèlerin, avec ses dessins
et ses couleurs, du moins dans ma mémoire
-sur le papier, peut-être était-ce du noir et blanc?-,
pratiquement le seul écrit qui entrait à la maison
en dehors des livres d'école et de nos cahiers
Pat'Apouf, car c'était lui, aujourd'hui oublié,
entre garçon-coiffeur et rond de cuir ventripotent
avec son gilet rouge et ses pantalons blancs,
nous entraînait dans de folles aventures,
dans les quartiers les plus mal famés des villes,
dans des pays inconnus, jusqu'en Amazonie
ou au Far-West, ou même dans l'Espace
encore inviolé, un univers de pacotille
mais qui, par la force de notre imagination,
prenait des allures grandioses et exotiques,
nous transportait à des années-lumières
de notre quotidien, de nos prés et de nos bois
et, comme par effraction, au détour d'une phrase
entraient dans nos esprits des mots inconnus,
au parfum d'interdit et de de sacrilège, les sapristi,
les damned, les illico presto, ou encore les quidam,
et tant d'autres qui nous ouvraient, l'air de rien,
à des régions magiques, inexplorées de la langue,
et c'était peut-être là, pour nous, la vraie rIchesse,
le trésor de ces modestes pages dessinées
qui étaient notre Eldorado, où nous nous réfugions
quand nous étions fatigués de courir les bois
avec nos frondes et nos chiens,
la découverte, bien avant l'époque des romans
de l'adolescence et des émotions de la chair,
de ces êtres de papier qui nous transportaient,
par le miracle et le mirage du verbe profane
et avec l'aval essentiel du curé de la paroisse,
vers des territoires vierges, des contrées illimitées
où nous faisions l'apprentissage de notre liberté