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(Note de lecture), Johnny Onion descend de son vélo, de Paol Keineg, par Gérard Cartier


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Posté 06 novembre 2019 - 09:50

 

Oignons sive poème

6a00d8345238fe69e20240a49a1a88200c-100wiLes Johnnies étaient ces petits marchands de Roscoff qui parcouraient à vélo les routes d'Angleterre et du Pays de Galle, vendant ici et là les oignons suspendus en tresses à leur guidon. Les derniers colporteurs sont descendus de vélo il y a cinquante ans : Paol Keineg se glisse dans la peau de lâun dâeux et se souvient. Voilà pour lâargument â à quoi ce recueil est loin de se réduire.

Johnny Onion, le héros, est une sorte de Socrate chagrin qui fait de tout, du vif hier comme du triste aujourdâhui, des routes avalées sous la pluie aux adolescentes mystérieuses dâun théâtre de verdure, la matière de petits contes philosophiques ou moraux, sans morale explicite, ni philosophie, des fables minimes où l'animal est l'homme. Onion est flanqué dâun compère, Lakez Du (« laquais noir », en breton, dit la machine à traduire), lui aussi ancien colporteur, à lâesprit limité et aux rêves étroits, qui joue le rôle du naïf. Onion pratique avec lui une maïeutique étrange, qui accouche dâune sagesse désabusée â ou qui reste inachevée.

Les poèmes les plus développés sont de petites mosaïques faites de quelques tesselles sans rapports apparents (ainsi, dans lâun des tout premiers, apparaissent successivement les Åufs de la merle, de la fauvette et de la buse, puis les filles à la messe, la mort inadmissible, les bannières de la Saint-Yves, les couleurs libresâ¦), mais qui consonnent secrètement. Bien que dâune écriture parfaitement claire, ils conservent donc une part de mystère â ce qui est presque lâessence de la poésie. Dâautant que Paol Keineg est lâadepte dâun genre de métaphore assez particulier, qui ne transporte pas un objet vers un autre (on trouve rarement chez lui ces rapprochements inattendus qui faisaient les délices des surréalistes), mais qui procède par généralisation â ainsi de la religion et du travail de la terre : « sans les enchantements de la métaphysique / ils auraient désespéré de la physique ». Le poème passe donc sans cesse de lâexpérience du monde la plus concrète, la plus ordinaire, aux idées abstraites et à lâinconnaissable.

Johnny Onion, donc. Le lecteur n'est pas dupe. Onion est un nom commode pour dire je sans verser dans ce dont Keineg se méfie plus que tout : l'épanchement lyrique. Lâavant-dernier et long poème, Vita brevis, est donc une surprise car, malgré la tenue de la langue et le recours au il, il sâagit bien une confession (« il prend de plus en plus congé du monde »). Le contraste avec les pages qui le précèdent nâest pourtant quâapparent, de pure forme. Tout le recueil baigne dans un même désenchantement légèrement sarcastique (« triste autant quâOvide sur les bords du Pont »), qui semble sâaccroître de livre en livre. À l'évolution du monde et au « déclin du matérialisme historique » â dont beaucoup, décidemment, ne se remettent pas â sâajoute à présent le sentiment de lââge et du congé inéluctable. La révolte juvénile transparaît encore ici ou là (ainsi du dernier poème, qui tresse lâanglais et le breton : pas un mot en françaisâ¦), mais elle sâest changée, pour lâessentiel, en mélancolie.

Si le poète se fait marchand dâoignons, câest, semble-t-il dire, quâun poème ne vaut pas plus quâeux ; que malgré sa prétention à lâuniversalité, il nâen a pas même lâabsolue vérité : « on finirait par croire que la vérité / est compagne de la poésie ». Je me garderai bien dâaller au-delà de ces notes, par crainte de tomber dans les excès raisonneurs des « disséqueurs de sonnets et de sansonnets, / les spécialistes outillés de T. S. Eliot et dâEzra Pound » â que lâauteur connaît bien pour avoir été, quarante ans durant, professeur de littérature aux États-Unis.

Le livre refermé depuis plusieurs semaines, le souvenir en persiste, comme un parfum. Jâai gardé en mémoire, en particulier, le poème Hamlet au hameau (les anglicistes noteront le court-circuit dont il est né), des vers magnifiques qu'on voudrait savoir par cÅur :

Le crâne de lapin que je réchauffe entre mes mains
ne fait pas de moi un Hamlet,
et moi qui ai vendu mes oignons au porte à porte
par les hamlets et par les grèves,
je nâai jamais compris la question :
to be or not to be,
et quand je posais des questions au sujet de la question
les gens dans les pubs me répondaient :
nous non plus (en vrai ils disaient :
donât even brother).
Câest ce quâil y a de beau dans le mystère,
on nây comprend rien.
Quoi quâil en dise, Johnny Onion est heureux
quâun mystère reste un mystère.
Pas dâexplication.
Il regrette de nâavoir jamais poussé son vélo
sur les routes pourries du royaume de Danemark.

Ce qui confirme ce que beaucoup savaient déjà : Paol Keineg est l'un des meilleurs poètes d'aujourd'hui.

Gérard Cartier


Paol Keineg, Johnny Onion descend de son vélo, Dessins de Sébastien Danguy des Déserts, Les Hauts Fonds, 2019, 100 p., 18â¬.


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