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(Note de lecture), Je n'irai plus jamais à Feodossia, de Lambert Schlechter, par Claude Minière


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Posté 08 novembre 2019 - 10:26

 

6a00d8345238fe69e20240a4c40530200d-100wiPeu dâécrivains désormais exposent un parti pris formel tranché. Lambert Schlechter, oui, il le fait.  Il sâen tient à une formalité quâil pourrait revendiquer comme une position éthique.  Voilà, je suis au pied du mur, je fais ma page, je fais mon devoir. Je ne force pas trop sur lâimagination, jâécoute ce qui se présente aujourdâhui. Je regarde autour de moi, je lis dans un livre, je transcris mes rêves, je parle de ce qui est sous la ceinture et sous les yeux, ce qui me passe par la tête. Câest tout un art --- dont lâauteur parle fort bien : Lorsquâon se met à réfléchir, au lieu de sâoccuper à des choses utiles & gratifiantes, éplucher des patates,laver des chemises, répondre au courrier, ou de simplement regarder autour de soi, contemplativement, la buée sur la lucarne, les cônes jaunes des premiers crocus, ou même lâéclosion des forsythias, qui sont jaunes aussi, mais nullement émouvants, les forsythias nâont aucune grâce et aucun rayonnement, lorsquâon se met à réfléchir, on tombe, en général, aussitôt dans lâembrouillure & lâembarras, on a pris lâélan, par la réflexion, de comprendre, et on se rend aussitôt compte quâon ne comprend pas, je trace une ligne droiteâ¦(chapitre 176, dans la 3ème liasse de la 2ème partie).  En fait, les choses sont égales, câest leur loi.  Elles reposent dans lâégal (Schlechter pourrait être en sagesse le frère de Blaise Pascal et de Samuel Beckett).  Lâégal : 198 chapitres, tous de même poids, ou de même légèreté. Schlechter fait des « liasses » de 33 chapitres, six fois, et compose le recueil de 3 parties. Ces chapitres sont un défi, il faut les lire un à un, sinon le lecteur est menacé de saturation (et je crois que lâauteur le sait). Lu un à un, ces chapitres offrent un jeu entre abandon et surveillance, laisser-aller et ressaisie, soin maniaque et échappée.

Quant au choix des mots, tâas pas vraiment le droit de te tromper, le repentir nâest pas prévu dans le contrat, de mot en mot qui tombe il y a le risque du mot mal tombé,â¦(chapitre 95), et, dans la même liasse, mais un peu avant, le 87 : Ce ne sont jamais des notes négligentes ou provisoires, elles sont définitives, comme ça & pas autrement, je nâai ni le temps ni la patience de fignolerâ¦Lâécrivain sait-il ce quâil fait ? Le doute est permis, le doute est emporté avec la fuite du temps. Lambert Schlechter fait le mur, brique à brique, par « à-côtés », accotements, juxtaposition de notations. Cette disposition lui permet de concentrer son attention sur lâétrangeté innocente dâune phrase, sa beauté ou sa cocasserie. Et la phrase ainsi « neutre », ne visant pas une cible, touche, elle est touchante. Ainsi de cette phrase reprise, et qui sera élue pour donner son titre au livre, Je nâirai plus jamais à Feodossia. Nâétant plus au service dâune narration mais posée dans une logique indiscernable, cette courte phrase solitaire sâétend comme une steppe, et fait vibrer le temps, futur, passé, présent.


Quant à la règle, pour être strict, il vaut mieux en avoir plusieurs, non par esprit de contradiction et révolte contre quelque droiture que ce soit, mais pour de toutes banales raisons pratiquesâ¦(chapitre 79, dans la 3ème liasse de la première partie de lâensemble). Lambert Schlechter a en effet plusieurs règles (comme, encore, Pascal) et il en use avec malice. Je le suspecte de sâêtre reconstitué une bibliothèque abondante (il cite Pavese en anglais) après celle quâil perdit dans lâincendie qui ravagea sa maison. La flamme et ses retours, donc, Schlechter connaît. Il connaît aussi la bibliothèque : Ils ont une frénésie du livre, mais qui nâest pas vraiment frénétique, câest quâil nây a quâun seul livre, alors que leur livre câest des dizaines de livresâ¦(chapitre 57).

Claude Minière

Lambert Schlechter, Je nâirai plus à Feodossia, proseries, Le Murmure du monde / 9, Tinbad, 2019, 230 p., 22,50â¬.


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