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(Les Disputaisons) La critique en poésie, Françoise de Laroque


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Posté 15 novembre 2019 - 11:26

 

Écriture seconde

6a00d8345238fe69e20240a4c667e6200d-100wiUn poète a une voix. Pourquoi ajouter sa voix à la sienne ? Sans doute y a-t-il trop de bruit dans le monde. Il sâagit alors de la soutenir, dâamplifier le volume. Ou au contraire, la jugeant discordante ou sans signification, de la faire taire.

On nous dit que lâépoque manque de nerf, que le consensus, la complaisance dominent. Serait-ce que poètes et critiques chanteraient tous ensemble comme cet orchestre qui a continué à jouer jusquâau moment du naufrage ? Pourtant lâunisson me semble souvent rompu. Le poète Jacques Roubaud par exemple, modèle de fermeté et dâextrême variété dans son Åuvre, fustige avec humour le dévoiement de la langue dans la GLAM (ou muesli-langue) et le déclin du vers dans le VIL (vers international libre). Ou faut-il croire à Un nouveau monde, comme le suggèrent les poètes Yves di Manno et Isabelle Garron dans leur récente anthologie en structurant la constellation poétique des années 1960 à 2010 ? Avec le souci de proposer au lecteur plusieurs entrées pour éviter de figer des mouvements dont on souhaite quâils se poursuivent et en engendrent dâautres.

On peut regretter bien sûr les grandes querelles littéraires parce quâelles stimulent la pensée, favorisent les opinions tranchées. Mais ces dimensions sont trop larges pour moi. Je ne suis même pas une lectrice au long cours. Lire et élire appartiennent à la même famille de mots et jâai la chance de choisir mes lectures. Ni journaliste. Ni professeur obligé dâévaluer. Ni juge. Le seul vrai juge, encore que non absolu, me paraît le temps (le restera-t-il ?) Jâai eu ce privilège (dont je nâai pas assez usé), quand je ne prenais pas lâinitiative, par exemple dans le CCP (cahier critique de poésie), de répondre à des invitations dâEmmanuel Ponsart ou dâÉric Pesty qui savaient ce qui mâintéressait.

Lire la poésie nâest pas pour moi tâche aisée. Jâarrive sans bagages et sans clé. Mais la porte est ouverte bien que je ne voie pas grand-chose à lâintérieur du livre, peut-être même parfois rien du tout. Pour mâorienter, je lis, relis, recopiant des passages. Seule méthode, cette lecture entêtée : jâemporte le livre partout avec moi. (Rosmarie Waldrop sâest empressée de mâoffrir un nouvel exemplaire hard cover dès quâelle a vu dans quel état ma traduction avait mis When they have senses. La traduction est une autre forme de lecture active.) Puis un jour naît. Des contours, des reliefs se dessinent, des articulations sâamorcent, un trajet se construit. Un titre surgit. Je quitte le livre, nây revenant que pour vérifier les citations. Jâécris le récit de ma découverte. De cette lente élucidation. Et jâai besoin dâécrire pour avoir le sentiment dâavoir lu jusquâau bout.

À quoi, à qui peuvent servir mes textes ?  (Cette question plus que celle du pour ou contre me semble concerner mon travail). À autre que moi ? Les reproches qui mâont été adressés : pas assez dâinformation, trop long, ne pouvant intéresser que ceux qui ont déjà lu. Effectivement, mes textes ne sont pas « journalistiques ». À ce sujet, un très vieux souvenir. « Le temps nâest pas la question », recension des deux premiers livres dâEmmanuel Hocquard » a été accepté dans la revue Critique. Pourtant le texte, tel que je lâavais envoyé dâabord, commençait ainsi : « La langue ne sait pas attendre ». Jean Piel mâa très courtoisement expliqué quâun chapeau était absolument nécessaire. Jâai bien sûr accepté de présenter le jeune poète inconnu. Mais cette anecdote montre que le projet était et le reste dâentrer dans lâécriture et de ne fournir de renseignements sur lâauteur que dans la mesure où ils servent le déroulement de mon texte.
 
Dans cette écriture que jâappellerai seconde â elle lâest doublement puisquâelle suit le livre et que son intention est de le seconder â il y a le désir dâécrire.  Le travail de poésie mâa toujours fascinée. Quâun poète bâtisse un univers à soi dans la langue commune. Quâil investisse ses forces dans le façonnage de ce qui nâest pour la plupart des gens quâun medium. Que telle entreprise poétique soit si extrême que son achèvement puisse coïncider avec son échec. Je suis à la recherche de la posture quâun corps de poète prend dans la langue pour rejouer ce qui lui est essentiel. Ambitieux sans doute, sibyllin peut-être, mais jâen resterai là pour ne pas « faire trop long ». La récompense pour moi est un mot, une lettre de lâauteur qui nâa pas vu de complaisance dans ma note mais plutôt un effort dirigé vers les « résistances » quâoffre le texte. Dans le désordre de ma mémoire je pense à Jean Tortel, à Philippe Lacoue-Labarthe au sujet de Phrase, à Roger Lewinter (lettre critique dans le sens complet du terme), à Philippe Clerc qui mâa conviée à ce quâil a intitulé un co-writing. Donc jâécris dans les mailles du poème, dans ses ombres et son éclairage. Un travail dâapproche qui est aussi une façon dâécrire.

Amitiés, rencontres, circuit court, confidentialité, direz-vous ? Mais la lecture réunit ces deux qualités paradoxales : elle reste un grand moment dâintimité et elle se partage.

La lecture offre une seconde vie au lecteur. Quâelle suscite en lui indignation ou fervente adhésion, de la vie de toute façon. Et rien ne prouve quâil y en ait davantage du côté du bruit et de la fureur.

Françoise de Laroque


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