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(Note de lecture), Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés d’Alberto Caeiro, par Isabelle Baladine Howald


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Posté 15 novembre 2019 - 10:06

 

Je sont tant dâautres

6a00d8345238fe69e20240a49d2ace200c-100wiLe poète sans je, le poète qui sâefface toujours derrière ses soi-mêmes, le poète aux hétéronymes (jamais Pessoa ne porte un autre nom, câest un vrai autre avec son nom propre),  câest Pessoa.
Les poèmes jamais assemblés dâAlberto Caeiro, traduits par Jean-Louis Giovannoni, Isabelle Hourcade, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin, paraissent chez Unes. Ce livre correspond à la dernière édition de ces poèmes parus au Portugal en 2016, réunissant les poèmes de cet hétéronyme de Pessoa, écrits entre 1914 et 1922, lorsque le poète avait entre 26 et 34 ans, comprend un nouveau et très intéressant travail de traduction (parfaitement chronologique) par rapport à ce qui existait déjà (chez Gallimard) et comporte de plus des inédits.
Nous parlons ici dâun très grand livre, dâun livre très impressionnant dâintelligence, de force, de distance et de rigueur.

Alberto Caeiro est posé dans le monde, il est, câest tout. Il est là, rien dâautre :
« Etre réel veut dire ne pas être à lâintérieur de moi ». Il veut bien aller jusquâà dire quâil existe, parce quâil a conscience de ce qui existe près de lui, rien de plus. Le monde est extérieur, lui-même lâest à lui-même. (1919)
« Nous sommes toujours en dehors de notre réalité.
Nous sommes toujours en dehors dâelle parce que nous sommes ici. »
(1919)
Les fleurs sont, les arbres sont, les choses sont, ont été et seront. Câest comme ça. Le style, du coup, est de la même simplicité :
« Et moi, si on vient me demander ce que jâai fait,
Je répondrai : jâai regardé les choses, câest tout.
â¦
Et si dieu vient me demander : et toi quâas-tu vu dans les choses ?
Je réponds : les choses, câest tout⦠» (1914)
Une chose nâest pas une présence, elle est juste une chose.
Quâest ce que câest que le réel, câest ce que je vois, et moi-même je ne me vois pas, donc je ne suis pas réel. Et ce que je vois, lâinstant dâaprès nây est plus :
« Lâaveugle poursuit son chemin et je ne fais plus un geste.
Ce nâest déjà plus la même heure, ni les mêmes gens ni rien de semblable.
Etre réel, câest ça. 
» (1919)
Quelle certitude ?... ou quelle tromperie ? On ne peut sâempêcher de penser aux hommes à chapeaux de Descartes dans la Seconde méditation métaphysique, mais on pense aussi souvent à Pascal (cette rigueur du raisonnement, ces raccourcis fulgurants bien quâil écrive exactement le contraire) :
« Je crois que lâespace commence quelque part et sâachève quelque part
En deçà et au-delà il nây a absolument rien
.
Je crois que le temps a eu un début et quâil aura une fin
Et quâavant et après cela le temps nâexiste pas 
» (1920)

Bien sûr, Alberto Caeiro écrit « je », ce que ne peuvent faire ni la fleur ni lâarbre, mais ce nâest pas un je habité par un sujet, ou alors comme inconscient de lui-même, comme lâest un enfant :
« Je nâai jamais été quâun enfant qui jouait. »
Rien de plus concentré, à la fois totalement sur-lui-même mais aussi presque complètement séparé de qui il est le reste du temps, un enfant est le jeu quâil joue, il nâen est pas distinct, il en émerge dâailleurs le plus souvent comme égaré.
Câest un monde sans Dieu que celui de Caeiro, dont il nâa nul besoin :
« Pour toi le mystique, tu vois un sens en toute chose
â¦
Quant à moi, qui ai la chance de nâavoir dâyeux que pour voir,
Je vois le manque de sens en toute chose ».
Et ce qui sâensuit, câest bien entendu un monde fini, pas dâespace infini non plus. Une chose nâétant que cette chose et rien au-delà, le temps nâétant que le temps du moment et rien au-delà.
Alberto Caeiro ressent la chaleur, la pluie, le froid, les changements de saison, comme sans doute la nature dans son fonctionnement intrinsèque tout en disant :
« Mais le printemps nâest même pas une chose :
Câest une façon de parler ». (1915)
Certes tout reverdit, lâair se réchauffe, câest donc de lâordre de la sensation, une sensation objective, pourrait-on dire. Câest le réel à lâétat brut, rien de plus, rien de moins.
Ce Je ressent pourtant la joie :
« Si je savais que jâallais mourir demain
Et que le printemps était pour après-demain,
Je mourrai content parce que ce sera après-demain ». (1915)
Voilà, je fais partie du monde et ce nâest pas grave si je disparais puisquâil y aura encore le printemps. Il y a là quelque chose de déchirant (je ne le verrai plus) et de rassurant (il existera toujours).
Ce qui le rend également heureux, câest que chaque chose (pierre, fleur, lui-même) nâest pas rattachée à quoi que ce soit, pas de liens entre eux. Pas de toucher, pas de caresse, pas de proximité physique, rien de charnel,  pas plus dâivresse que la seule conscience que cela est et quâon a la chance dâen être sans y être pour rien du tout :
« Ça vaut la peine dâêtre né juste pour écouter le passage du vent. » (1915)
Quelle démonstration rigoureuse que celle dâAlberto Caiero dans ces Poèmesâ¦, quelle pensée du je sans métaphysique aucune, atteignant pourtant une concision redoutable qui frappe comme un éclair :
« La Nature ne se souvient jamais. » (1915), cette nature qui se déroule sans fin selon un cycle immuable, ni passé, ni avenir, juste un présent de pure présence.
Rien de mièvre ici, bien loin des approches béates dâun Bobin, ou dâune empathie comme Saint François dâAssise pouvait la décrire (pas question de « sÅur la fleur » ou de « frère le soleil » ni même de donner un autre non que ce quâelle est : « eau » puisque câest de lâeau), aucune image, encore moins dâallégorie.
« Jâaime les arbres parce que ce sont des arbres, sans que jây pense ». (Câest moi qui souligne)
Sâagit-il dâune évacuation de la réflexion au profit dâune stricte « qualité », dâune stricte perception, à rapprocher poétiquement dâ« A rose is a rose is a rose »  à la Gertrud Stein ?
Il va donc plus loin encore : voir les choses, ne pas les penser : 
« La vue qui me sépare des choses » (1917)
â¦
« Une chose qui est visible existe pour être vue,
Et ce qui existe pour les yeux nâa pas besoin dâexister pour la pensée ;
Elle nâexiste directement que pour les yeux et non pour la pensée » (ANNÉE)
Comment
parvenir à penser cela, quelle force faut-il, de quelle césure faut-il faire peut-être lâépreuve en soi-même (le mal dont souffrait peut-être Pessoa) ?
La signification ici nâa pas dâimportance et la chose nâa aucune utilité.

Pessoa, « personne » (personne-personne ou personne-quelquâun ? Depuis Homère on connaît la merveilleuse ambivalence du mot-nom), sâ« appelait » aussi Anon comme anonyme, ou Search, comme chercher, sans parler du tout premier hétéronyme inventé par Pessoa enfant, le Chevalier de Pas (pas comme marcher ou comme négatif ?...), toujours cette polysémieâ¦
« Caeiro », lui, nâexiste pas à ma connaissance, en portugais.
En espagnol il signifie « je tombe ». Là aussi, polysémieâ¦
Ce je qui est une tombe, Pessoa lâécrit sous la dictée de Caeiro, comme halluciné :
« Quoi quâil en soit, que tombe ce qui doit tomber quand ça tombera »
(1930, fausse date puisque lâensemble des poèmes est entre 1914 et 1922 ?).

Pessoa finira par détruire Caeiro, pour passer à dâautres hétéronymes.
Il y a dans ce livre quelque chose dâaussi inépuisable que certains grands livres de philosophie, une sorte de démonstration intellectuelle presque privée du monde sensible, quâil adresse en 1922 avec une grande ironie à un de ses hétéronymes Ricardo Reis (même époque quâAlberto Caeiro).
Les années passant, la pensée finit par sâadresser au narrateur lui-même :
« Quelle est donc cette chose en plus ou en moins que je suis ?
â¦
Alors, qui suis-je ? »
Ce traité de nature devient un pur traité de métaphysique, sans pour autant jamais rendre ce narrateur supérieur aux autres choses, celles-ci (la fleur, lâarbre, lâeau, rappelons-le encore, jamais expérimentés autrement quâen perception, pas en sensation) ayant le grand avantage de nâêtre que choses, absolument rien dâautre, lâhomme lui sait juste quâil vit.

Le 12 avril 1919, ce poème vertigineux, pour tenter de clore cette lecture mais aussi bien laisser ouvertes toutes les lectures encore possibles :
« Pétale replié derrière la rose que dâaucuns diraient de velours,
Je te ramasse par terre et de près, je te contemple très loin.
Il nây a pas de roses dans mon jardin : quel vent tâa apporté ?
Mais, jâarrive de loin tout à coup. Je fuis un temps malade.
Aucun vent ne tâa porté à présent.
Maintenant tu es ici.
Ce que tu as été ce nâest pas toi, sinon toute rose serait ici. »
Tout en écrivant :
« Tout cela est absolument indépendant de ma volonté ».
Câest dire combien étaient Pessoaâ¦

Isabelle Baladine Howald

Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés dâAlberto Caeiro, éditions Unes ; 2019, 50 p., 16â¬.
Voir les autres parutions de Pessoa ches Unes

Fernando Pessoa dans Poezibao :
extrait 1, extrait 2, extrait 3, extrait 4, extrait 5, extrait 6, extrait 7, sur lâode maritime, extrait 8 (un poème, 2 traductions), ext. 9, ext. 10, ext. 11 (ed. Unes), ext 12, note création, ext. 13, ext. 14, ext. 15, (Note de lecture) Fernando Pessoa, "Le Gardeur de troupeaux", par Marc Blanchet, (Note de lecture), Fernando Pessoa, Bureau de tabac & autres textes d'Alvaro de Campo (trad. de Max de Carvalho), par Marc Wetzel/


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