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(Note de lecture), Julia Lepère, Je ressemble à une cérémonie, par Fanny Garin


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Posté 21 novembre 2019 - 09:59


6a00d8345238fe69e20240a49f7c3c200c-100wiDans les choses creusées, nous nous tenons.

Câest ainsi que débute le recueil de Julia Lepère, par une immobilité trouble : précautionneuse, animale et presque minérale. Un corps semble retenir sa respiration et peut-être même ses mots â ils sont rares, choisis, sur le blanc de la page â comme pour empêcher lâeffondrement de murs trop fins, rongés par le temps ou par des mains qui froissent. Comme pour empêcher, aussi, lâeffondrement dâun soi tremblant ou dâun nous, cette forme double.

Cependant, proche, confondue en ce corps, une femme animale â qui sera parfois biche, parfois serpente via la figure de Mélusine â observe depuis le noir et ce presque silence, prête à mordre, sentir, désirer, protéger. Prête à fuir, à se sauver comme une proie. Mais se sauver est aussi se sauver soi. Cette course se jouera au sein de lâécriture, paradoxalement méandreuse.   

La forme double nâest pas seulement celle du nous ou du eux convoqués par la première partie. Elle nâest pas non plus exclusivement celle du je poétique féminin et ambivalent, entre biche et serpent : elle est aussi ce soi dédoublé, qui vit mais observe, voit dâen haut. Cet Åil qui sâétend hors de nos têtes jusquâà devenir écriture. Car ces choses creusées évoquent aussi lâacte dâécrire, cette sculpture, ce creusement du réel. Creusement risqué : penser et écrire pouvant tout autant intensifier la vie que faire mourir le vivant, capturé par les mots. Julia Lepère écrit : Je nâentends plus le risque des fleurs / qui meurent / Quand elles me frôlent.  

Cette lucidité sur lâacte dâécriture est accompagnée dâune interrogation, discrète, au cÅur des vers, sur ce que peut le langage et ce quâil ne peut pas, sur son possible échec. Je ne peux pas dire le parfum des fleurs/ Non plus vivantes/ Rien dâinvisible je ne peux dire/ Ta main qui sâôte, marchant. Ou encore « Un arbre mien / Le mot chose pour oubli ». A partir de ce vers, que deviennent alors ces choses creusées dans lesquelles nous nous tenons ? Quelques « oublis creusés » ? Et justement : Maintenant il faut marcher longtemps autour de soi-même aveugle nourrir ses pas de souvenirs.   

Julia Lepère continue de creuser les creux dans une seconde partie. Son je poétique se glisse dans la figure de Mélusine â cette femme serpent tout autant porteuse de souvenirs, dâimaginaires â et oublis â collectifs, quâaccoucheuse dâ« oublis creusés » intimes que le langage tente de formuler. Apparaissent une mère, un père, des épluchures et langues interdites, des rituels, le corps démesuré dâune chambre. Câest alors quâune parole moins précautionneuse surgit : une voix féminine, puissante, avide de mots et mue par une langue terdite. Lâintime et le collectif se confondent ici et les images de la femme se multiplient. Sensuelle, sorcière, se réappropriant le blason de son corps, dessinant parfois celui de lâhomme. Réinjectant fièvre, transpiration, rougissements au corps féminin. Se réappropriant, également, lâécriture. Et câest via lâécriture, via la transformation des mots (ici lâimputation quasi enfantine, balbutiante du « in ») que la langue terdite sâautorise. Les vers délaissés au profit dâune prose poétique puissante qui ne craint plus de rompre les murs, de dire, de bouleverser le réel.

Et puis la langue redevient abruptement sobre et retenue, ne disant que son nécessaire ou recommençant à se soupçonner comme si le charme était rompu. Et Mélusine de se taire, progressivement. Elle ne parlera plus que peu de mots.

Le recueil se clôt sur une troisième partie, dépouillée, où les mots et souvenirs viennent sâéchouer sur la page comme les épaves dâun combat. Comme les restes de Carthage détruite mais aussi, comme des morceaux de peaux venant dâune mue qui aurait eu lieu. Car à force de creuser, de froisser à pleine mains le sens, semble sâêtre opérée une lente et puissante métamorphose du réel par les mots, ainsi quâune métamorphose du langage, ici comme épuisé après la course animale du recueil. Transformation minutieuse, maîtrisée sous le langage dâapparence simple mais qui parvient à contenir tremblement, fragilité et fièvre au sein dâun vers. Langage qui invite le lecteur au cÅur de ce chant et sans aucune fioriture. Juste à partir dâun souffle, du rythme et de la voix que forment ensemble les vers. Et de ce sens que Julia Lepère ne cesse de creuser. 

Fanny Garin

Julia Lepère, Je ressemble à une cérémonie, Le corridor bleu, 2019, 112 p., 13â¬
Sur le site de lâéditeur

Extrait :

« 
À présent que tout sâest tu, nos mains voudraient combler la fissure, notre foyer. À la place, elles font des bruits de feu dans les cendres, un aigle en forme de femme tourne et chute au-dessus de nous comme une rivière. À travers la fissure, nous regardons la mer nous emporter » (p42)

« Mon corps une biche délimitent
La maison-toi

Seule chose
Qui ne poursuit rien » (p. 102)


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