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(Note de lecture) La nuit de la graisse, d'Aldo Qureshi, par François Huglo


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Posté 22 novembre 2019 - 10:13

 

6a00d8345238fe69e20240a49fecdd200c-100wiSi lâexpression « comique de cauchemar » nâexiste pas, il faut lâinventer pour Aldo Qureshi. Comme pour le Gregor Samsa de Kafka, câest au réveil que le cauchemar commence. La métamorphose a eu lieu. Nous voilà transformés en marchandises, elles-mêmes transformées en emballages qui parlent pour elles, donc pour nous qui sommes devenus « la petite viande qui gît dans la pochette » dâun « slip intelligent nouveau modèle ». Et le cauchemar, câest quand il « ne fonctionne plus » ! Car « câest la personne la plus proche de moi ». Oui, une personne. Il sâappelle Elena, un prénom de reconnaissance vocale qui suppose une connaissance totale : « la voix synthétique dâElena a été conçue pour correspondre à mes besoins affectifs ». Mieux que lâÅil de Big brother, lâoreille dâElena anticipe nos désirs, qui sont ses ordres (et pas lâinverse). « Câest elle qui me réveille le matin : allez, debout, il est lâheure ». À la fin de 1984, le héros dâOrwell aime Big brother. Celui dâAldo Qureshi aime Elena : « câest sans hésiter que je mets cinq étoiles à ce nouveau modèle ».

Le Big Algo dâAldo sait tout. Inutile dâenquêter, « il suffit dâinterroger lâalgorithme. Qui a essayé dâétrangler son petit frère ? Toi. Qui a mis du jus sexuel sur les magazines de papi ? Toi ». Ce nâest plus La métamorphose, câest Le procès. De toute éternité, le Tout-puissant juge : « il y a un programme, un logiciel si puissant quâon nâa pas eu besoin de le charger, il sâest installé lui-même. Il sâest mis à vivre, comme sâil avait toujours été là ». Orwell appelait « novlangue » celle qui refuserait toute ambigüité, toute opacité : lâimpossible transparence de tout signifiant au signifié dont la vérité resplendissante enverrait « au fond de la cave » le mensonge devenu « une langue morte que plus personne ou presque nâutilise » tant la « victoire » de la transparence est « écrasante ». Il faut descendre à la cave pour voir le mensonge (la fiction, le jeu entre son et sens, lâépaisseur du langage) « se tortiller », et le prendre en main, en bouche, lâaimer clandestinement, repartir en lui disant « Maintenant, je vais coucher avec la vérité, mais câest toi que je préfère ».

Ce que lâillusion de transparence universelle refoule fait retour, remonte à la surface, car câest notre Åuvre qui a fait des petits : « jâai une idée tu sais ce quâon va faire on va les mettre à la cave ». Ces enfants non reconnus devenus boucs émissaires prolifèrent, envahissent la maison. Véronique dit à Jean-Claude : « je ne reconnais plus ma cuisine ! ». Jean-Claude dit à Véronique : « On a lâimpression dâêtre des étrangers dans sa propre baraque ». Jean-Claude et Véronique trépignent et gueulent : « on-est cheez Nous ! On-est cheez Nous ! ».

Sur les points de graissage de la machine et dans la viande, câest la même graisse. « Tout a lâair dâêtre fait dans une espèce de viande énervée ». Le maillot de bain « est un sac à main ». La caissière observe tour à tour le client et le jambon. Elle cherche « à trouver une adéquation justifiant mon achat », et « compare ma peau avec la peau du jambon ». À la place des mains, des têtes de chiens mordent, lèchent ou aboient. Le jeu sur la Playstation permet de vivre « dans la peau dâun type qui gravit les échelons de la mafia », Fred. Il « ne peut plus se passer de moi. Me donner des ordres, pour lui, câest comme si on couchait ensemble. Fais ci, fais ça, vide le tiroir à graisse ». La « nuit de la graisse » du titre ressemble à une nuit de cristal, ou des longs couteaux. Câétait hier, câest aujourdâhui et demain : sinistre. Mais le comique ? Comme dans Les temps modernes ou Playtime (« un car de touristes arrive dans la chambre »), câest du montage quâil transpire (comme on dit de la vérité). Un montage serré, de scènes à la Méliès, ou Averty, mais dessinées par Bosch (câest le nom du frigo), par Topor⦠ou par la Veuve Alvida, qui signe la couverture.

Les livres dâAldo Qureshi se suivent comme un feuilleton. Chacun rassemble, comme un album de BD, des vignettes qui nous croquent en monstres familiers : autant de fables ou contes fantastiques. Cela peut aussi se lire comme un jeu de cartes qui se recouperaient, bâtiraient des châteaux qui sâeffondreraient. Le comique ne tient pas à de la « mécanique plaquée sur du vivant » (sa définition par Bergson) : elle est greffée sur lui ou lui sur elle, Golem devient Dieu et Dieu Golem, lâingénieur Frankenstein est créé par son monstre. À comique de cauchemar, rire dâangoisse.

Le monde est un immeuble et lâimmeuble est immonde. Un petit bonhomme de viande sâallonge tout seul dans la poêle. Des gaveuses traquent le client. Les produits love « 100% naturels » sont « à base de gras dâenfants nourris à lâamour et à la liberté ». Une petite jument imberbe a « la craquette irritée » car une danette « lui sort du tiroir ». Les « jeux olympiques de la chaîne alimentaire » peuvent commencer « entre les tables avec les clients qui toussent en recrachant des petits morceaux de la Déclaration des droits de lâhomme ».  

Il faut voir les vidéos dâAldo Qureshi sur Youtube, et se souvenir des lignes de Christian Prigent dans Point dâappui, à propos dâAndré Voznessenski, son idole en 1962, revu à Moscou en 2005 : « Au contraire des paresseux Français collés à leurs feuillets, tout poète russe sait son poème par cÅur (ne lit pas, déclame "à pleine voix") ». Aldo Qureshi est moins paresseux que les autres.

François Huglo

Aldo Qureshi, La nuit de la graisse, Atelier de lâagneau, 2019, 104 p., 17 â¬


Extrait [Choix de la rédaction

la non-dualité

avec ma femme on a décidé d'arrêter les diminutifs.
Moi de ne plus me faire appeler mon lapin, et elle
ma biche, bibiche, etc. On a décidé de s'appeler tous
les deux dieu. Ça simplifie les entretiens et d'une
certaine façon ça nous met sur un pied d'égalité.
Seulement vous savez ce qu'on dit à propos du naturel.
Et là ça y est elle s'est remise à me donner des ordres.
Elle appelle ça des flux de conscience auto-engendrés.
Le matin elle déboule avec mon planning, elle me dit
de faire ça et ça, me donne des conseils Bien être,
de ne pas manger entre les repas, d'éviter les fritures,
de faire du sport, de dire en partant pense à étendre
le linge
et de me faire remarquer que j'ai passé l'âge
de jouer à World of Warcraft. Et quand je fais la liste
des courses elle passe derrière moi, elle raye le pack
de bières, les chips, les Kinder Bueno. Une fois dans
le magasin : bon alors qu'est-ce qu'on achète ? Et elle :
j'en ai marre que ce soit tout le temps moi qui décide
de tout... prends des initiatives

(p. 39)


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