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(Note de lecture), Tóroddur Poulsen, Rocailles, par Marc Blanchet


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Posté 28 novembre 2019 - 02:39

 

6a00d8345238fe69e20240a4a27d2a200c-100wiCâest parce quâelle nous désoriente que la poésie peut nous émouvoir. Non que sa modernité doive sâinscrire dans un discours dont la pratique du vers devrait répondre, mais parce que lâécriture dâun individu se charge dâune vérité qui donne à sa poésie toute sa puissance. Les poèmes de Rocailles du danois et féroïen Tóroddur Poulsen portent en chacun dâeux la marque évidente dâun rapport aux choses comme ils sont les émanations dâun être, dâune nature. Le terme double de nature entre ici en résonance avec les manifestations de la vie naturelle ; les poèmes de Rocailles sont les lieux de récolte ou de confrontation avec une Nature incarnée dans ces pages par la dureté des pierres, également par celle dâun corps mis à lâépreuve dans sa manière de percevoir, de penser. Sans cesse Tóroddur Poulsen déplace le curseur de ce qui permettrait de créer le poème comme un fait établi, une sensation cohérente, une conception claire du monde. Lire cette poésie câest accepter autant des déplacements physiques quâune lecture de lâespace qui ne procède ni par horizontalité ni par verticalité, ni par replis, ni par flagrances, mais par des attentions, des détails, des écarts â une expérience. Comment qualifier cette parole mêlée à la narration dâun être ? Elle ne nous installe dans aucun confort, ne se prête à aucune lisibilité distincte. Elle est à la fois simple et entêtée, généreuse et intérieure ; elle nomme des repères, crée des endroits pour sâinstaller mais dans son mouvement vif elle se défausse, va voir ailleurs si en effet elle pourrait y être. Sâil y a en elle quelques sourires, domine dâabord une âpreté étrange, aussi soudaine que fraternelle. Cette écriture sâallie à des sensations en témoignant dâune appartenance de lâhomme à plus vaste que lui ; elle le fait toutefois en resserrant la vue sur des matières qui deviennent des phénomènes, sâéprouvent comme des profondeurs ou se traversent comme des légèretés. Son originalité, puisquâil faut le dire ainsi, ne signifie pas une bizarrerie continue. La poésie de Poulsen est surtout habitée par une traversée de lâespace où se conjuguent appréhension et expérimentation, nominations et impressions. « jâai le mal de mer / et les noms / et les versets / sâeffacent / des fausses pierres / dans mes veines / lorsquâils essaient / de pénétrer / dans mes cellules / pour que je puisse / devenir dépendant dâeux / ces anonymes / et ils se font valoir / dans la dernière fièvre ». Corps intelligible, corps en quête dâintelligibilité : le poème est ici le lieu dâaction, de réaction, dâun rapport aux choses, qui doit lui permettre de sâépurer comme dâaccueillir. Il est la cristallisation verbale, jamais définitive, dâune manière dâéprouver la réalité ; il a la vérité dâun épuisement ; il est aussi régénération, des sens comme des cellules. Il invite à sentir, par sa matière, ses matières, la véracité du monde. Une conscience est à lâÅuvre : celle dâécrire et de nâêtre pas dépossédée de cette faculté aigüe de savoir mettre en mots ce qui se donne dâabord dans le flux complexe des sensations. Rocailles est une poésie du palpable et de la palpitation. Si elle ne cherche pas le rituel, elle propose néanmoins dâentrer dans la pierre, par des trous, des creux, des tailles, quoiquâelle peut délaisser cette activité inscrite dans la marche, chercher, trouver, une sorte de parole cachée dans le monde, une prononciation secrète des choses, que notre existence effleure, mais qui peut se vivre, se ressentir, si nous tâchons dâen avoir une tentation vraie, non pour le triomphe du sens, la puissance de la raison, plutôt pour créer une relation à travers la pierre, et la mobilité de ce qui lâentoure, ou est inscrite en elle : « dans toutes les pierres / vit un mot / qui croit / être une pierre // cela nâest pas aussi étrange que / dans chaque grain de sable / vit une goutte de pluie / qui est un grain de sable // mais je nâai encore jamais / entendu parler dâun cÅur / qui avait en soi un dieu / et quâil pensait quâil était un cÅur // et si le dieu / avait eu un cÅur / avec un dieu dedans / qui avait un cÅur / avec un dieu dedans etc. // alors il serait mis à rouler. » Le monde de Poulsen, du moins celui que cette première traduction à ma connaissance nous permet dâappréhender, possède en lui la force des évidences et le désir dâen partager la nudité sans jamais oublier le mystère qui la fonde. Voilant, dévoilant, nommant ou plongeant les choses dans leur absence, Poulsen cherche à progresser dans lâespace en défaisant nos certitudes. Si lâarticulation dâune pensée à même de déchiffrer les manifestations sensibles des pierres se prononce ici, elle sait éconduire les raisonnements pour être à la fois magie de la perception et magie de lâinscription. Sans perdre de vue que la prétention dâun déchiffrement, dâun usage des choses à même de nous satisfaire, a ses retournements, ses envers ; ce que lâhomme récupère à lâinsu des choses matérielles, minérales, concrètes et pesantes, et, dans la même « doublure », ce quâil subtilise à lâombre ou lâinvisible, peut être recouvert du rire du « grand malaxeur » « avec des larmes dâasphalte calligraphiées. » Il sâagit bien pour un lecteur engagé dans cet espace dâaccepter une somme de métamorphoses qui sont celles de la Nature, celles du corps et du langage, et par là-même de voir le poème comme une forme extraite du monde ; le poème cette vivante matière à métamorphoses qui nous fait apprécier la vie dans des navettes subtiles, étant regard comme outil, matières comme évanescences, poids comme pensées. Dans un espace de chutes et de verticalité, Tóroddur Poulsen fabrique ses formes singulières, poèmes qui se donnent à lire entre lâéparpillement du sacré et lâémerveillement du profane, à la recherche dâune conscience intérieure qui puisse exclure les faux prophètes et faire de soi le pilier dâune existence à lâépreuve dâautrui.

Marc Blanchet

Tóroddur Poulsen, Rocailles, traduit du danois et féroïen par Christel Pedersen et Sylvain Doerler, Harpo &, 2019, non paginé, 22 â¬

Deux poèmes extraits de Rocailles

le prophète en pleurs
a bu tout le lait
afin de mieux pouvoir
aller dans le monde
et faire de tous les peuples
des pleureuses
qui ont rempli les sabliers
avec des dents de lait broyées
et maintenant une vieille odeur demeure
assise sur une pierre douce
devant le feu blanc
et dit quâelle comprend tout ce
qui concerne lâair

*

Rocailles

la terre
avale
le sommeil

le lièvre
échappe aux
ponctuations

je me recharge
de lettres
et me réveille
les dents mouillées
et mon visage
a pris racine
dans le chiffon du tableau noir
qui effaçait
la question
du tableau noir
la mort
était-elle aussi brève




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