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(Note de lecture) Journal de Belfort, de Béatrice Douvre, par Marc Blanchet


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Posté 06 décembre 2019 - 10:44

 

6a00d8345238fe69e20240a4f39752200b-100wiOn peut éloigner ce livre pour les mêmes raisons quâil nous attire. Décédée à vingt-sept ans dâune crise cardiaque, en 1994, Béatrice Douvre était arrivée jusquâà nous en 2000 par la publication aux éditions Voix dâencre de son Åuvre poétique (préface de Philippe Jaccottet). Les éditions La Coopérative nous proposent de découvrir Journal de Belfort, ouvrage inédit en quatre parties : Belfort, journal, des Poèmes en prose, qui les suivent chronologiquement, comme chaque section, et sâinscrivent dans lâécriture de ce qui les précède, un second journal, Passante du péril, journal dâune anorexique, très différent, enfin Derniers poèmes, lâensemble se concluant avec la mort de la poète. Quatre parties, quatre formes, quatre écritures aux teneurs variées, et partout la même douleur, les mêmes désirs, la même admiration. Si le journal dâanorexie essaie dâapporter une compréhension plus distante dâun état qui fut continu, et fatal, à Béatrice Douvre, le livre sâavère dans ses mouvements internes dâune composition cohérente, et émouvante. Ces quatre parties témoignent dâun effort incessant pour vivre, survivre, affirmant un rapport au monde qui se nourrit (ce mot paradoxal est choisi à dessein, et sans ironie) dâune vraie ivresse de langage, un langage confondu à lâexacerbation comme à lâépuisement des sens, avec la permanence dâune poésie qui ne sâénonce jamais autrement que par elle-même. Les Derniers poèmes en ce sens viennent autant dire que signer, signifier, la fin de cette existence, montrant au terme dâune prose généreuse le discernement nécessaire pour faire dâune richesse verbale la forme dâun poème, du vers libre la possibilité dâune précision, et du sentiment une manière dâentrer, ou de sortir, dâun espace commun. Les raisons de maintenir à distance ce livre ? Elles appartiennent à quiconque éprouvera un dolorisme à lâÅuvre quand il sâagit ici de faire Åuvre de sa douleur, non dans lâécriture dâun poème qui serait la transformation maîtrisée du symptôme en création, davantage parce que vivre est un déchirement que certains ne parviennent pas à affronter mais que lâécriture poétique peut limiter dans son ouverture ; cette blessure originelle sâéprouve avec une telle intensité quâelle fait de leur vie, presque à leur insu, une trajectoire qui fonde toutefois leur exigence intérieure, leur pensée. Le plus troublant câest que malgré une nature dâécorchée vive la douleur nâest justement pas lâétat central chez Béatrice Douvre. Voir en elle la passion qui lâanime permet de lâapprocher, en ne considérant plus cette écriture comme un lyrisme obsédé (ce qui nâenlève rien à certaines lourdeurs, redites, maladresses, qui justement nâont pas trouvé la « forme » du poème pour se dire autrement) mais surtout comme une sincérité bouleversée. Le désir traverse cette écriture, la défait, lâentraîne ou lâabsout. La poète ici a un corps sexué, différemment de bien des écrivains. Si Béatrice Douvre parle de sa sexualité, elle confie surtout un abandon, un corps jeté dans lâéreintement du quotidien, les aléas des rencontres, et la douleur dâun amour porté à un homme homosexuel. Béatrice Douvre tente de vivre son désir de lâautre par des étreintes vives, rapides, parmi des nuits dâinsomnie, des errances à toute heure, des jouissances avortées, même si lâêtre aimé est parfois un îlot quâelle parvient à atteindre. Très clairement marqué par la poésie de Rimbaud (la clef nâest jamais loin de la parade ; il est étonnant de voir combien, sans imitation, dans son rapport à lâexpression poétique, Rimbaud et son désir de fixer des vertiges trouve « corps » dans la prose de Béatrice Douvre), le journal Belfort est à la recherche incessante du poème (les récurrences dâun je en quête de visions comme de possessions sont justement les raisons qui éloigneront certains de cette lecture quand dâautres seront fascinés par cette exaltation lyrique, agitée, avide). Cette violence infligée à soi-même par lâanorexie (qui marque la présence du père en un point aveugle, comme souvent pour cet état corporel devenu état existentiel) parvient dans la conscience du poète à sa limite : les Poèmes en prose prennent alors le relais de cette succession dâinstants placés sous le sceau dâune exacerbation plus littéraire que sentimentale, pour tenter la clarté dans lâabondance, le répit dans lâivresse, le discernement dans la dérive. La troisième partie, Passante du péril, journal dâune anorexique, récuse, elle, les formes des deux premières parties. Béatrice Douvre tente de se soigner, de se comprendre, lors dâun internement en hôpital. Très vite, à nouveau, quelque chose déborde ; lâanalyse ne trouve pas ses mots ; les situations décrites font dériver la réclusion médicale vers dâautres corps, dâautres visages. Ces trois parties font de ce livre, jusquâà sa dernière section, une forme troublante de documentation de soi : Béatrice Douvre ne cherche pas à raconter sa vie dans le Journal de Belfort, ou plutôt sa vie se déroule dans un quotidien que ne borne pas la compréhension de soi ; cette existence sâest engagée dans les vertiges dâun désir dont lâécriture doit répondre sans défaillir, tout près dâun équilibre, qui hélas ne viendra pas. Néanmoins, la force de cette écriture poétique ne se soumet pas à une impossibilité. Il y a dans ce journal, dans cette vie, une réponse : le poème en soi, enfin rencontré dans les Derniers poèmes. Ils procèdent comme une lecture à rebours des états précédents, accueillent ce corps en cavale à lâapaisement sans cesse différée, retardée, et sâavèrent pareils à de la clairvoyance après lâinconfort, où le sentiment dâune vie toujours relancée comme un coup de dés accueille une vérité qui la rend entière. Lâécriture se fait entendre dans une verticalité quâil était impossible de connaître auparavant ; la « splendeur étonne » comme lâénonce le tout dernier vers. Dans ces journaux, ces poèmes en prose, jusquâà ces poèmes marqués du sceau dâune atemporalité atteinte comme vécue, des dates sâinscrivent presque continûment. Ce Journal de Belfort nâest pas une course vers la chute. Il sâagit plutôt du récit évident, plus conscient quâil nây paraît, dâune vie qui sait son temps compté, comme si Béatrice Douvre devinait dans cette traversée où toute violence côtoie lâadmiration que ce livre serait la forme idéale pour sâadresser à nous au-delà du temps.

Marc Blanchet

Béatrice Douvre, Journal de Belfort, La Coopérative, 184 p., 20 â¬

Extraits
Journal de Belfort ; I. Belfort, p.59

Paris, le 4 avril 1994.
            Paroles données sans souvenir, bague de champagne, fiancé dâun soir, je vous veux éphémères, la fête est incrédule, ma foi partage votre mort avec pour visages des masques de splendeur. Je suis lâignorée, lâincomprise, la ténébreuse, je marche déchirée parmi les pas obscurs. Il est nuit où les nuages sâenténèbrent, où la lueur luit, dâun corps, pour rien. Il est nuit et je regarde les lointains avec dans la maison du sable rouge, poussière de sang que draine le ventre des barques.

Journal de Belfort ; II. Poèmes en prose, 9. p. 117

9.

            Nuit apatride, le sommeil mort tel un troupeau sans sel, et moi, rédimée par lâastre mûr, préférée par la bruyance des bistrots de musique.

            Jadis, jâavais le front soucieux de désir, de déraison. Ma passion tacite étreignait les jardins de grilles. Les brumes dépeçaient le ciel. La nuit avait mes regards, mes pleurs de sable, mes nuages ennemis. Maintenant mâest obscur, je luis dâhuile froide.
            Je réserve mon rire aux enfants dévoilés, aux mères aux genoux maigres dans le clair de lune, à celle qui mâaccompagne nue.

Journal de Belfort ; III. Passante du péril, journal dâune anorexique, p. 153

            Bizarrement, je me sens dégagée de ces tensions, ici, dans cette petite chambre devenue sombre. Je caresse les murs froids et commence une marche interminable entre la fenêtre et la porte, trois mètres à peine, sans compter le meuble qui me gêne. Mais la nuit sâépaissit, il est très tard, je cède et me couche, la station allongée redouble mes pleures et mon angoisse.

Journal de Belfort ; IV ; Derniers poèmes, p. 175

9.

La campagne est mouillée de servage
La voix nuptiale empruntée aux pierres

Heure boisée quâexcède lâamour
Tu innocentes ta trouvaille dâenfant

Tu gis sur le chemin détrempé
Et de pleurs tu défailles

Maintenant brille dâobscures larmes
Tu acceptes la peur immaculée de vivre

                                                                                    12 juillet 1994.


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