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(Note de lecture) Quel avenir pour la cavalerie?, une histoire naturelle du vers français, de Jacques Réda, par Jean-Nicolas Clamanges


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Posté 09 décembre 2019 - 11:02

 

6a00d8345238fe69e20240a4d0251e200d-100wiTel de nos derniers bardes aujourdâhui nous parle, en douze chapitres, des rapports de la nature du vers à la physique quantique, et de ceux de lâentropie de lâunivers à celle de notre langue en son fatal destin, quâanticipa, à haute époque, lâémergence dâun dodécasyllabe où le « françois » en devenir programmait, nous montre-t-on, une montée en perfection nécessairement appelée à désagrégation, avec celle dudit mètre, aux alentours de 1854.
Le poète Jacques Réda nâignore rien de la cosmologie contemporaine à lâusage des gens cultivés, non plus que des avatars du chat de Schrödinger, ie. de lâindécidabilité quantique de lâêtre et du non-être en certaines expériences de pensée, qui se condensent pour lui en celle, ultra-sensible, du vers français, destiné depuis ses origines obscures selon grec et latin, à dire « le sens de tout dissimulé dans lâévidence énigmatique du rythme » (p. 119). Cela quoique (ou parce quâ) acculés furent dâanciens poètes soucieux dâillustrer leur langue, à longtemps rechercher les pieds et mètres nettement accentués des langues antiques dans la monotone mécanique syllabique (longtemps déniée) de la seule langue peu accentuée de lâEurope, où césure épique et alternance des rimes attestent que longtemps demeura lâindécision sur la valeur du âeâ dit « muet », autant que sur la possibilité dâune scansion selon brèves et longues jamais renoncée par de très grands, depuis certains proches de la Pléiade, jusquâà Saint-John Perse et Senghor, sans oublier la fascination claudélienne pour lâïambe, ni la clef du « nombre » et de la « quantité » chez nos grands prosateurs dâAncien Régime.

J. Réda nous rappelle tout cela et bien dâautres choses encore de ce quâon peut appeler un patrimoine en déshérence, et quâil sâemploie à réactiver. Linguiste autant quâartiste par pratique invétérée du vers et de la prose (quâil nâa garde dâopposer, leur proximité prosodique en français étant lâune de ses thèses), il croit fermement que « la langue » élit, choisit, distingue, mémorise ceux qui lâaccompagnent rythmiquement dans sa trajectoire temporelle, leurs vers étant considéré comme « élément(s) de base dâun seul poème dont lâauteur est la langue française » (p. 90) ; cela jusquâà un point dâéquilibre quasi homéostatique (XVII-XVIIIe siècles), au terme duquel le roi alexandrin se désagrège insidieusement à son insu, après quoi sâouvre, une fois franchi le promontoire Hugo, une crise généralisée du vers régulier anticipée de longtemps dans lâhistoire des mètres, de leurs coupes, de leurs accents et de leurs dispositifs de rimes tels que pratiqués, réformés, refondés, etc. par les meilleurs, car « la langue » les avait choisis pour énoncer « en avant » sa catastrophe programmée. Et en effet, les dernières pages de lâessai ne font pas mystère dâun effondrement ultime en cours, spécialement sous lâimpact dâune langue dite « robotique » dont lâinfection sâavérerait irrémédiable à terme nâétait, peut-être, lâantidote utopique dâun mixage créatif de plusieurs langues vives quâintégrerait, sây révolutionnant, le français polyglotte de demain dont nul aujourdâhui ne peut savoir grand-chose.

Mais revenons au vers selon son Histoire naturelle, un intitulé qui ne cite en creux lâimmense Histoire du vers français de Georges Lote (a) que pour en annoncer une relecture pour ainsi dire organique, où lâécoute et la pratique vivantes dâun grand poète contemporain reconfigurent ou bousculent à leur mode un savoir-savant avec lequel il rivalise dâailleurs dâérudition en ce qui concerne les siècles anciens et la métrique latine. Cela sans préjudice de ce que blues et swing offrent aujourdâhui, mais aussi pour naguère, dâefficience à saisir â depuis ce quâil en écrivit dans Celle qui vient à pas légers (b) â, de la âpneumatiqueâ du poème : le ressort du âgrand muetâ suppléant au défaut dâaccent de la langue, mais aussi ceux de la diérèse, de lâouverture et de la fermeture des voyelles, du jeu des allitérations et des assonances, etc., qui règlent â plutôt aléatoirement au fil des époques et des modes de diction il est vrai â la rythmique des Åuvres qui nous parlent au cÅur et des « beaux vers » (câest son mot) si mystérieux qui sây révèlent parfois.
Lâempan temporel de lâouvrage court jusquâà Du Bouchet, selon un fil rouge à quadruple tors : une méditation sur la naissance, le développement, lâépanouissement puis la désagrégation jusquâà aujourdâhui de la langue française ; une intuition radicale sur ce que cette langue a dicté au vers français de ses grands mètres â particulièrement lâoctosyllabe, le décasyllabe et lâalexandrin â, comme anticipation inspirée de leur dissolution programmée (à lâépoque de lâinvention du « vers libre ») préfiguratrice de la sienne au XXIe siècle ; une intuition corollaire sur le « génie » de ladite en tant quâelle élit « ses » poètes pour énoncer/prédire son devenir en acte et en procès (congé in absentia étant donné à toute approche historico-sociologique de la formation du « canon » et a fortiori  au « jugement de la postérité ») ; et plus globalement, une identification de ce devenir à ce que les sciences contemporaines nous proposent du double processus à lâÅuvre dans ce que nous savons/ignorons de lâunivers : entropie et conservation de lâénergie. â Soit lâinéluctable, auquel répond un travail vers lâ « autre langue » entrevue, espérée, tentée au défaut de celle qui se défait dans les mains dâun Rimbaud, et dont attesteraient créativement, entre très peu dâautres au XXe siècle, les entreprises (in)traductrices dâArmand Robin ou dâArmen Lubin.

Confronté à cette rafale de thèses tranchantes, dâaperçus cavaliers et dâanalyses méticuleuses fruits dâune vie dâécrivain intégralement consacrée à la poésie et au jazz, le lecteur ordinaire quâon se trouve être suspend son jugement quant aux raisons avancées (parfois trouvées discutables), pour sâen tenir à lâessentiel nourrissant : ce quâenseigne ici la science dâun maître de la rythmique du vers français envisagé depuis ses origines médiévales jusquâà Toulet, Audiberti, Dadelsen, en passant par La Fontaine, Racine, Voltaire, Rimbaud, Mallarmé, Claudel, Valéry, Cendrars, etc., compte-tenu, toujours, de ce quâapporte ici lâécoute cultivée des seigneurs du swing. Les analyses proposées sont souvent fort éclairantes (elles témoignent dâune longue pratique mémorielle des Åuvres), parfois révélatrices (Thomas de Kent et le Roman dâAlexandre, Toulet, Follain, Dadelsen...), parfois déconcertantes (Delille, Larbaud/Barnabooth, Cocteau...). On est un peu déçu toutefois, pour le XIXe siècle, que les impacts formels de Baudelaire et de Verlaine (celui-ci si musical, si adroitement novateur, et avec qui Rimbaud partage un peu plus que rien en ce qui concerne la dérégulation du vers) soient ici quasiment négligés (mais on peut toujours sâinstruire à ce propos dans les travaux de Benoît de Cornulier) ©. Quant au XXe siècle, on attendait plus précis à propos de lâart dâApollinaire ; mais demeure au lecteur le plaisir de découvrir, au fil des derniers chapitres, ce qui est suggéré de lâimpact très ramifié de Pierre Reverdy.

Voilà en tout cas un essai vigoureux quâon a plaisir à lire pour sa vivacité et pour ce quâil ramène, aujourdâhui, sur le fond, de la question cruciale du rythme en poésie : ce rythme, nous dit lâauteur, « qui balance lâunivers » (p. 23). On osera néanmoins une réserve sur lâanalyse de la situation présente : si quelque jour « nous disparaîtrons, nous et nos choses » selon le mot de lâÉpître aux Pisons, et si la planète aujourdâhui nous signale nettement lâurgence dâavoir à en retarder lâimminence, cela nâimplique pas fatalement que, parallèlement, langue et vers dâaujourdâhui doivent se préparer à la catastrophe entropique que le second aurait annoncée dès longtemps ; les dérèglements rimbaldiens, ducassiens, mallarméens et leurs considérables ciels de traîne peuvent aussi se comprendre comme déchaînement dâénergie dont la charge est désormais notre propre. Câest pourquoi, lâÅuvre poétique de Denis Roche par exemple, pour définitivement rompue quâil lâait voulue, devrait être pratiquée comme un accumulateur aussi exhaustif quâénergumène des possibilités inouïes du vers ancien, régulier ou non, plutôt que comme un terminus de lâimpossible : est-il faux de trouver que des écrivains comme Pierre Lartigue et Jacques Roubaud ont poursuivi, avec dâautres, le travail de ce côté ? Quant au ci-devant « Volapück du Robot » (p. 202), et au traitement binaire (des textes, de la langue, du savoir) quâil engage, la meilleure façon de lui résister nâest-elle pas dâen faire rythme de vers par détournement médité, comme par exemple lâinvention et la pratique du vers justifié chez des écrivains tels que Lucien Suel, Ivan ChâVavar ou Claude Favre ?


(a) En 9 tomes (du Moyen Age au XVIIIe), disponible en âopeneditionâ sur le site des Presses universitaires de Provence, https://books.opened...up/1788?lang=fr
(b) « Le français est rythmique. On voudrait percevoir objectivement ce rythme, non sâinféoder pour des prunes à de prétendus tempos « intérieurs » [...]. [La poésie écrite] continuera de péricliter et de se morfondre si elle ne ressaisit pas, grâce à une mesure à chaque fois inimitable et objective, le rythme ou encore mieux le swing qui la distingue de la prose quâelle est aussi quand la prose mérite son nom. » « Poésie parlote » [1972], in Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985, p. 57.
© Voir en particulier Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Paris, Éditions du Seuil, 1982. On peut aussi consulter son site : https://www.normales.../~bdecornulier/

Jean-Nicolas Clamanges

Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français. Buchet-Chastel, 2019, 213 p. 20 â¬.
Sur le site de lâéditeur

Extrait (p. 61)

À propos de lâétymologie du mot « vers », jâai déjà mentionné la principale qui tient à la nature de son mouvement orienté « vers » deux sens : le sens signifiant de la langue quâil utilise et son pur sens spatial et temporel de « direction ». Or lâespace est isotrope, si le temps va dans le sens de celui quâon appelle sa « flèche », qui nâa dâautre but, peut-être, quâaller. À lâimage du principe du rythme, ces deux sens peuvent se contrarier dans le vers, et peut-être nây a-t-il « poésie » que lorsquâun vers réussit à les accorder. Câest alors un de ces « beaux vers » qui nous paraissent un peu inexplicables, indéchiffrables, et qui sâouvrent en effet, par-delà leur signification discursive ou logique, sur le sens du rythme en tant que retour permanent à soi malgré le balancement qui lâen éloigne. Dâoù la « douleur » que Nietzche y a décelée, mais qui peut se transformer en euphorie lorsquâà la manière du « swing » il rend la danse irrésistible. Dans lâordre du langage, le « beau » vers parvient à saisir la simultanéité de ces deux mouvements contradictoires. Sans sâannuler, ils sâéquilibrent alors et, semble-t-il à lâinfini qui se dérobe au dicible, mais dont un écho se répercute dans le mouvement de la danse ou du vers.
La rime marque ainsi le moment où le vers, ayant touché ce point dâéquilibre, retourne au balancement.


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