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(Note de lecture) Si décousu, de Ludovic Degroote, par Anne Malaprade


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Posté 09 décembre 2019 - 09:50

 

6a00d8345238fe69e20240a4f4c45e200b-100wiSi décousu serait un livre-miroir que lâon promènerait le long dâun chemin, celui dâun fragment de vie qui sâétendrait sur une trentaine dâannées. Un miroir qui réfléchirait les paysages certes, mais aussi le corps et lâesprit â lââme unifiée, vibrante et consciente, de celui qui tient cet objet réfléchissant. Ce miroir éclairerait des Åuvres picturales auxquelles le lecteur nâa pas accès, il saisirait des souvenirs et des images, des sensations et des expériences que la mémoire nâaurait pas tout à fait perdus. Or ce miroir est devenu un livre de papier réunissant différents textes parus en revues ou en plaquettes, qui ont accompagné pour certains des Åuvres de Gérard Duchêne, Odile Fix, Anne-Laure Héritier-Blanc, Marc Brunier-Mestas, Thierry le Saëc, Bernard Pagès, Christiane Sintès, Magali Latil, Mireille Désidéri, Stéphanie Ferrat, Thémis S/V et Marc Pessin. Certains poèmes sont inédits. Tous les textes ont été écrits entre 1987 et 2017, mais ce nâest justement pas une disposition chronologique qui préside à lâarchitecture de lâensemble.

Deux gestes concomitants unifient cette trajectoire dans le temps et lâespace : il sâagit toujours de réunir et dâaccueillir ce qui ce qui se disperse dans lâintermittence. Écrire, ce serait tenter de conjoindre les apparitions disjointes, sans que ces deux mouvements ne puissent jamais exactement coïncider. Le discontinu tient au continu, de même que le continu ne peut sâapprivoiser sans la discontinuité. Ni le monde, ni lâhomme, ni lâobjet, ni la matière ne sont des réalités acquises au visible et à la conscience. Dâemblée lâêtre et le vivant se révèlent en se cachant, existent en disparaissant â existent, peut-être, parce quâils disparaissent. Certes, il y a des réalités qui semblent plus massives, plus solides, plus impressionnantes. Pourtant elles sont elles aussi soumises au temps et à lâusure. Rien nâéchappe à la fracture et à lâéparpillement. Et câest cette conscience aigüe de la décomposition qui Åuvre à la composition du livre.

Si décousus sont le monde, la chair, la mémoire, les objets, les crânes et les os, le corps et la tête, les vivants et les morts. Ces derniers on les avale et on les crache, ils nous pénètrent par la bouche et sâenterrent à même nos corps survivants. On pense, parfois, à ces poèmes par lesquels Bernard Noël fait déchanter la langue. Si décousus sont le langage, les mots, les signes, la forme. Le livre, cousu, dans sa version classique en tout cas, constitue lâun des rares lieux susceptible de ramasser ces morceaux et ces découpes, ces fragments et ces débris. Il assemble, réunit, sauve, récupère, recueille, prend en charge, ramasse ; glane, aurait dit Agnès Varda. En lâouvrant, on nâaccède pas tant à un monde quâà un regard, une écoute, une attention de tous les sens par lesquels des moments et des perspectives de la réalité sont restitués avec une justesse expressive qui, parfois, fait froid dans le dos : « il faudrait séparer la mer de mon regard séparer mon regard/de ma tête et ma tête du monde ». Ni commentaire ni bavardage. Lâinterprétation et la digression, la synthèse et lâanalyse nâont pas leur place ici. Les mots ne crient ni ne sâagitent, mais avancent, imperturbables, et fendent le néant, témoignant dâune peur, dâun dégoût et dâune culpabilité inconsolables. La syntaxe, économe, se refuse à tout bouleversement. Aucune mise en scène, mais la restitution dâune flèche temporelle très fréquemment déviante : « nous serons précédés/de notre disparition », « une enfance morte », « jâétais né avant moi/dans une mémoire qui ne mâattendait pas/je me suis construit par effacement ». Cette sobriété et ce dépouillement cliniques, ce refus des effets et des pauses ne rendent que plus nécessaire la parole qui jamais ne cède sur son devoir (plus que désir) dâécrire. Et cette parole trouve sa couture dans les blancs qui la précèdent et la suivent. Dâune certaine manière, ces derniers la protègent, lâentourant dâun silence ou dâun vide dont le lecteur a besoin pour entrer progressivement dans cette suite dâintensités. Le si du titre, on peut lâentendre comme un oui, une insistance â peut-être, aussi, lâhypothèse selon laquelle la séparation et le décalage sont la manifestation dâune brisure qui nâest pas tant fatale que fractale. Écrire, câest durer encore un peu, câest faire durer le peu qui nous constitue malgré nous, toujours en devant, ou en arrière, ou à côté de nous. On colle à la disparition, et cette couture-ci nous lie et nous délie, un peu comme une frontière sépare deux entités tout en les couplant.

Dans ce décousu, néanmoins, on peut repérer des ensembles formels qui mettent en place une série de séquences impressives. Les premiers poèmes se présentent autour de strophes compactes. Peu à peu, du blanc, des blancs, ajourent les vers, les isolent. Dans la dernière partie du recueil, la prose revient, insiste, le noir gagne sur le blanc, le paragraphe peut aller jusquâà (se) faire bloc. On ne saura jamais ce quâest un mot, on sâaccroche alors à la structure phrase. On ne saura pas plus ce que déploie un blanc : du vide, une non-couleur, de lâair, une respiration, lâenvers dâun signe, un non-dit, une disparition ? « dès que je vis/se dessine un trajet » : écrire des trajets, câest traverser un paysage qui devient corps de mots, câest dessiner une vie qui défait le silence autrement que par le bruit, câest coudre lâhypothèse (Siâ¦) indicible à la parole, inventer des lambeaux de phrases qui contiennent la violence. Même désarticulé, on doit tenir, on tient, on tiendra.

Anne Malaprade

Ludovic Degroote, Si décousu, Unes, 2019, 134 p., 21â¬

Lire des extraits de ce livre publiés dans lâanthologie permanente de Poezibao.


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