Aller au contenu

Photo

(Note de lecture) Tridents, de Jacques Roubaud, par Jacques Demarcq


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 20 décembre 2019 - 10:40

<p> </p>
<p class="blockquote MsoNormal" style="line-height: 125%; margin-left: 40px; margin-right: 40px; text-align: center;"><span style="font-size: 12pt; line-height: 125%; font-family: 'Garamond','serif';"><strong>Lâécriture au trident</strong><br /><br /></span></p>
<p class="blockquote MsoNormal" style="line-height: 125%; margin-left: 40px; margin-right: 40px; text-align: justify;"><span style="font-size: 12pt; line-height: 125%; font-family: 'Garamond','serif';"> <a class="asset-img-link" href="https://poezibao.typ...46ecb200d-popup" onclick="window.open( this.href, '_blank', 'width=640,height=480,scrollbars=no,resizable=no,toolbar=no,directories=no,location=no,menubar=no,status=no,left=0,top=0' ); return false" style="float: left;"><img alt="Roubaud_tridents" class="asset asset-image at-xid-6a00d8345238fe69e20240a4d46ecb200d img-responsive" src="https://poezibao.typepad.com/.a/6a00d8345238fe69e20240a4d46ecb200d-100wi" style="width: 100px; margin: 3px 15px 5px 5px; border: 1px solid #969696; box-shadow: 8px 8px 12px #aaa;" title="Roubaud_tridents" /></a>Il est rare quâun poète invente une forme fixe, aux règles suffisamment claires pour être transgressées. LâOulipo nâa pas cherché à créer des formes poétiques ou romanesques ; il a expérimenté des techniques de (ré)écriture, ce qui est dâun autre ordre. Les Åuvres limites que sont <em>Cent mille milliards de poèmes</em> de Queneau ou <em>La Disparition</em> de Pérec sont dâailleurs restées sans suite notable. Pour quâune forme sâimpose en tant que telle, il faut que le laboratoire débouche sur une production. Le sonnet est un bon exemple : initié vers 1235 par des rimeurs de la cour de Frédéric II en Sicile, il ne sâest répandu quâaprès avoir été repris par Dante dans <em>Vita Nova</em>, puis Pétrarque dans le <em>Canzoniere</em>, tous deux magnifiant la forme en lui attachant un sujet idéalisé : Béatrice, puis Laure. On connaît la suite : la Pléiade, Shakespeare, etc.<br /><br />Jacques Roubaud a de la chance : curieux de tout, il a beaucoup lu et traduit. Il a des savoirs, de lâimagination, des doutes, de la profondeur, de lâhumour, de la persévérance dans ses projets et de lâexpérience comme expérimentateur. En 2000, « sortie de millénaire », à 69 ans, il imagine « <strong>le premier trident</strong> », qui sâautodéï¬nit : « vers un : cinq syllabes / vers deux : trois / vers trois : cinq syllabes » (p. 7, n°1 ; les références suivantes à lâidentique). Tout de suite, sâimpose un thème : le temps qui érode le corps et lâesprit. Poème 2, « <strong>eau</strong> » est le titre en gras, et les vers : « sable sable sa / ble sous / sable sape sable ». Le vers 2 est bientôt déï¬ni « le pivot / sur lequel tournera le trident » (22, 66), qui peut se lire à lâenvers : « sable sape sable / ble sous / sable sable sa » en un bégaiement inachevé qui est celui de la mémoire. Les mots se cherchent parfois jusque dans la contemplation quâils rendent dynamique : « peurpillent, parpillent / sâéparpillent / sâébarbillent nuages » (74, 265). Les <em>e</em> muets, certes : « mais je compte comme / si jâétais / sous Hugo encore (112, 420). Autre déï¬nition, celle du sujet quâinspire la forme : « lâinstant parenthèse / qui sâentrâouvre / déployant le mètre (11, 18). Illustration : « <strong>ce poème</strong> // aurai-je eu le temps / de le dire / avant de le taire ? » (64, 226).<br /><br />Le trident est dérivé de la tradition poétique japonaise qui a déjà beaucoup inspiré Roubaud ; du tanka plus précisément, composé dâun hokku de 5 + 7 + 5 syllabes, parfois détaché en haïku, et dâun distique de 7 + 7 : « par condensation / un trident / conï¬ne un tanka » (85, 312) ; « renverse un tanka / et de trente / et un livre treize » (179, 686). Câest lâoccasion de méditer à nouveau sur des classiques : Bashô, qui a joué de son nom signiï¬ant « bananier » et continue dâétonner : « feuilles trempées dâencre / fruit étrange / pour un bananier » (256, 989) ; ou un célèbre haïku de Ryokan, qui dit à peu près « le rossignol, son chant mâa sorti dâun rêve, le riz du matin », et griffe plus vif traduit en trident : « <em>ougouissou no</em> / grains, issues / hérissant harasse » (111, 415) ; ou Sanekata Shû : « je ne connais pas / ton chant, ô / toi, coucou, passons » (168, 643). Roubaud aussi est attentif aux zozios, observant leur disparition : « la fenêtre ouverte / dix fois moins / dâoiseaux quâautrefois » (236, 908), ou se souvenant de Queneau : « zairs, zeaux, zondes, zherbes / et zétés, / zautomnes, zOiseaux » (513, 2035) â ce bref zézaiement, la probable amorce dâune kyrielle en <em>z </em>parue récemment dans la revue <em>Po&amp;sie</em>. La forme restreinte, que Mallarmé nommait action, nâest pas un carcan. Paradoxalement, « la difï¬culté / du bref : câest / si dur de lâemplir » (320, 1246). La restriction coupe court aux complaisances du discours : « qui sait trop bien dire / ne sait plus / comment ne plus dire » (169, 647) ; « <strong>poésie</strong> // sâopposer au monde / bavard dâun / arrêt de volée » (48, 163).<br /><br />Le Japon est également présent par des notes de voyages, où la trivialité peut croiser la tradition : « vieil <em>ainu</em> gelé / <em>ice cream cone !</em> / rêve fuji-forme » (237, 912 ; les Ainu, un peuple du nord du Japon). Sây rencontre aussi lâ<em>inscape</em> de Hopkins, cette singularité de chaque chose-être que saisit lâ<em>instress</em> poétique : « la Fumée-Fuji / à la fois / <em>inscape</em> et <em>instress </em>» (248, 957). Nombre de poèmes se réfèrent à la littérature anglaise, comme ce vers ï¬nal de Milton dans sa pastorale <em>Lycidas</em> : « <em>to morrow to fresh</em> / <em>woods and past</em> / <em>ures new</em>. voilà. dit. » (57, 198), où la coupe du vers pointe le passé, « <em>past</em> », dans le lendemain verdoyant annoncé. Une série « <strong>Shaking Zuk</strong> » taquine Zukofsky, dont Roubaud traduit en 2003 un poème fait de notes numérotées (in <em>Traduire, journal</em>, Nous, 2018) et lit la traduction de <em>80 Flowers</em> par Abigail Lang (<em>80 Fleurs</em>, Nous, 2018). Zuk est confronté à Lewis Carroll : « <em>âno smiling mouth with</em> / <em>out a faceâ</em> / except in Cheshire » (353, 1377), ou à Edgar Poe : « corbeau <em>âexquisiteâ</em> / beau-noirceur / braillant <em>ânevermoreâ</em> » (355, 1384). Reviennent en mémoire des poèmes brefs de William Carlos Williams : ses bruants fouillant les feuilles sèches (46, 156) ou sa brouette rouge (138, 522). Le trident apprécie moins certains poèmes trop longs : « <em>Olson, pompous ass</em> / <em>projecting</em> / Maximal ennui » (416, 1631). Aux lectures, se mêlent là aussi des souvenirs de séjours en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Un troisième domaine non-étranger à Roubaud est la langue du « <strong><em>trobar</em></strong> // chante, <em>rossinhol</em> / chante, toi / quâon ne âtrouveâ plus » (60, 212). Les souvenirs retrouvés du sud de la France, où il a passé son enfance, sont parmi les plus nombreux avec les choses vues à Paris.<br /><br />Une fois vériï¬ée, la forme ï¬xe peut bouger. Le nombre des syllabes nâest pas plus rigide que pour le haïku, le tanka, voire le sonnet pétrarquien. Le titre donne en général le contexte ou la référence du poème, mais il peut sâajouter au poème quâil commence : « <strong>ce dont on se souvient</strong> // dépendra des modes / de narra / tion dont on dispose » (581, 2298). Il peut être plus long que le texte, comme les 22 (ou 24) syllabes de « <strong>âEt dieu créa la femmeâ Athènes, juillet 1959, cinéma en plein air</strong> » préparant « oh ! â frémissement / de la toile / et des spectateurs » (593, 2341). Il existe des tridents doubles, triples, en miroir, avec coda, et même un centuple, « <strong>LâApproximatum</strong> » (pp. 643-660). Forme dérivée, le pentacle rejoint le tanka, ajoutant deux vers de 6 et 5 syllabes, ou 4 et 5, au tercet. Exemple, extrait dâune série « <strong>en train</strong> » : « de st raphaël / à paris / seul arrêt Les Arcs- / Draguignan. Le bar dans / la voiture 4 » (38, 121). Au compte des syllabes peut se substituer celui des lettres, générant des mantras rivalisant de vitesse avec Ungaretti : « CIEL D / OUB / LÉ DâOR » (114, 426) ; ou jouant dâune anagramme : « AMÈRE / MER / RAMÉE » (528, 2093).<br /><br />Assoupli ou pas, le trident peut frôler, égratigner, embrocher tous les sujets : citer Tino Rossi (242, 934) au même titre que Mallarmé (963, 232), vibrer dâune enseigne de bar (666, 20-22) ou dâune « <strong>lllibellullle</strong> » (540, 2136), se moquer dâApollinaire, « entre sublime an / cien et mir / liton patriote » (429, 1721) comme du slam où « le besoin de rime / a produit / sa caricature » (841, 663). Le trident nâest quâun instantané sans autre prétention que de retenir lâinstant, face au <em>tempus fugit </em>: « je me veux restanque / retenant / les terrains passés » (124, 466 ; restanque : le muret dâune terrasse cultivée dans le Midi), car « composer un poème / nâest rien dâautre / que du jardinage » (259, 1002 ; trident : une bêche à trois pointes). En 2014, atteint dâostéoporose, Roubaud se venge par le rire de ses souffrances : « <strong>dos en porcelaine</strong> // pas besoin dâun é / léphant, juste / un pied qui trébuche » (679, 31) ; « <strong>je mâéveille</strong> // moins de 5 secondes / après je / sais que jâai eu tort » (683, 49). Approchant de la ï¬n dâun troisième mille et, craint-il, dâ« <strong>une vie</strong> », il avoue, « jâaurais voulu que / les tridents / mâautobiographisent » (900, 992). Autobiographie peut-être pas, mais assurément lâautoportrait du poète en action, délibérément restreinte par sa forme, dâécrire. Il en ressort une esthétique nourrie dâincertitude, de questionnements qui invitent à poursuivre : « composer un po / ème câest / sâavouer perplexe » (484, 1926).<br /><br />Les tridents sont des cailloux de pensée semés par qui sait quâil nây a pas de retour : « être vivant je / suis, ici, / encore, mais / [coda] en âï¬n de droitsâ » (560, 2213). Quâespérer alors sinon quâun ou plusieurs autres trouvent ces tridents sur leur chemin ? Inventer une forme, câest lâoffrir, dès le début : « <strong>don du poème</strong> // vous voulez écrire / un poème / en voilà un » (48, 161). Parvenu au 1 800<sup>e</sup> trident : « beaucoup, dirait-on / mais <em>Issa</em> : / <em>20 000 haïkus</em> » (458, 1800). À la ï¬n, le doute subsiste : « je ne sais pas si / cette forme / après moi vivra » (802, 511). Il est trop tôt pour répondre à cela. Mais le livre, 1 000 pages, quelque 4 000 poèmes, résiste à une vingtaine dâheures de lectures. Ce ne sont pas de beaux fragments de pensée gravés dans le marbre. Ce sont des poèmes, en équilibre instable sur le papier, des choses-mots qui éveillent la curiosité par leur vitesse, leur vacillement, leur mobilité. Si le lecteur, leur partenaire, remue avec eux, il ouvrira des milliers de boîtes à surprises dâoù jailliront une plage de sable, un nuage, des tankas, un bananier, un rossignol, un coucou, une fenêtre, des cônes glacés, des pâtures, un chat du Cheshire, des bruants, une brouette, un cul pompeux, B. B, le TGV, le ciel et la mer, des bars tokyoïtes, une libellule, des restanques, un éléphant et jâen passe, il reste quantité de tridents à saisir et lancer.<br /><br /><strong>Jacques Demarcq</strong><br />15 décembre 2019<br /><br /><br />Jacques Roubaud, <em>Tridents</em>, Editions Nous, 2019,  1008 p., 39 â¬<br /><br /><br /></span></p><img src="http://feeds.feedburner.com/~r/typepad/KEpI/~4/nJg1TOGo92Y" height="1" width="1" alt=""/>

Voir l'article complet