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(Entretien) Françoise Clédat avec Isabelle Baladine Howald, autour du livre Rivière et Alaskas


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Posté 06 janvier 2020 - 02:54

 

Entretien avec Françoise Clédat
par Isabelle Baladine Howald

 
 

6a00d8345238fe69e20240a4b19e10200c-100wiFrançoise Clédat publie son 14e livre, Rivière et alaskas, chez Tarabuste.
LâÅuvre de ce poète est tellement à part, obstinée, solitaire et toujours à la recherche de formes et de thèmes qui font que chaque livre est vraiment différent du précédent.
Faut-il pourtant penser que les mêmes choses ne lâobsèdent pas depuis toujours, rien nâest moins sûr ?
 
Isabelle Baladine Howald (IBH) : - Françoise Clédat, Ils avancèrent vers les villes, votre dernier livre paru il y a deux ans, était un recueil infiniment « tissé » à tous points de vue. Voici ce très dénudé Rivière et alaskas, presque à lâinverse. Est-ce un choix de votre part, ou ce livre est-il arrivé « comme ça » ?

Françoise Clédat (FC) : - Câest un choix, qui sâest imposé après lâexpérience dâécriture de Ils avancèrent vers les villes.  Câest une constante pour moi : chaque nouveau livre nait dans les failles de celui qui vient dâêtre écrit. Jâai passé près de quatre années immergée dans la rédaction dâun livre sur des destructions que je nâai pas vécues, câest-à-dire pas subies dans mon corps, qui sont advenues en des temps et des lieux où je nâai pas été et dont la connaissance, plus que jamais, ne mâa été accessible que par le truchement du travail des autres à travers les lectures que jâai accumulées, avec plus que jamais, le trouble et lâinterrogation que ça entraine quant à lâappréhension du réel. Sortant de ce thème éprouvant de la destruction jâai eu envie dâune exploration plus légère de ce trouble et de cette interrogation. Je me suis dit pourquoi ne pas tenter dâécrire, moi la sédentaire, dâun voyage que je nâai pas fait, dont je nâai lâexpérience que par la lecture, en explorant ce quâil en est des sensations produites par cette lecture confrontées aux sensations vécues concrètement par contact sensible avec les éléments.
 

IBH : - Câest comme si lâ « Ordalie » de la fin rassemblait toutes les épreuves quâun être humain subit tard dans sa vie, à travers son corps, le vieillissement que vous abordez frontalement. Votre « traduction » de ces épreuves en fait un livre très personnel, et très différent du précédent, comment reliez-vous, ou non, ces deux ouvrages ?

FC : - Lâexpérience vécue par dâautres, suppléant à la faillite de ma propre expérience de vivre, le travail dâécriture des autres rendant possible ma propre écriture qui sâen nourrit, la conscience aigüe que jâen ai, ont, je lâai dit, entrainé une mise en question dâun tel processus dâécriture. De son efficience. De sa légitimité. Mise en question que jâai résolu dâintégrer délibérément au processus dâécriture lui-même en mâappuyant sur ce qui de lâexpérience de vivre peut le moins être mis en question : ce quâéprouve le corps. Câest par les organes des sens et leurs sensations quâon entre en relation avec le monde. On peut, par exercice ou par prothèse, transformer les sensations dans leur intensité et lâimportance quâon leur concède, les exalter ou les maitriser, on ne peut en nier lâévidence : quand le corps jouit, il jouit, quand il a mal il a mal, quand il est mortellement atteint il souffre de mortelle douleur et il meurt. Les sensations du corps comme mode de connaissance et comme vérification. Celles directement éprouvées au cours dâexpériences réelles, celles provoquées par la lecture dâexpériences ressenties et écrites par dâautres, la manière dont les unes et les autres affectent (ou pas) mon corps.
Quant au côté « personnel », il nâest pas absent de Ils avancèrent vers les villes qui, avec les poèmes dits de « la vie belle » juxtapose, section après section, lâexpérience la plus intime de la destruction (le vieillissement du corps) à la violence collective, transhistorique et transgéographique de la destruction des villes par les guerres.

 
IBH : - Rivière et alaskas est composé de dix « ponctuations », si je puis dire, portant le nom de « Rivière », puis dâune sorte dâintermède nommé « Petite je me tiens entre deux chansons », sur la difficulté à saisir certains sons - un « déficit de matière blanche » dans le cerveau.
Ensuite « Alaska » en trois fois, entre autres lecture suivie du bref et si saisissant petit livre de Jack London Faire un feu, et enfin « Ordalie », toujours en écho du livre de London.
Est-ce une composition du livre au départ, un projet défini ou quelque chose qui sâest construit peu à peu ainsi ?

FC :- La composition du livre - avec le double volet des sensations vécues telles quâaccessibles dans lâexpérience de la sédentarité, du « non partir » et de son microcosme (rivière), et des sensations lues telles que par leur seule lecture sâappréhende lâexpérience du voyage (alaskas), et, entre les deux, non pas tant comme un intermède que comme un pont qui relie, ce que vous appelez lâexpérience enfantine fondatrice ( « Petite je me tiens entre deux chansons » ) -, cette composition sâest définie dès le départ. Autre évidence de départ (liée à la fondation enfantine) : la lecture du voyage ne pouvait être que celle dâun texte de Jack London dont jâai entrepris de relire lâÅuvre dans lâédition récente de la Pléiade. Et là encore, le choix de la nouvelle « Faire un feu » a été une évidence, tant ce texte majeur répond à mon propos avec une adéquation radicale, radicalité qui me bouleverse en ce que la progression ne sây vit, ne sây écrit que par et à travers les sensations.
 

IBH : - il nây a quâ « une » rivière, bien que lâeau sâécoule abondamment dans ce livre, sous forme dâhumeurs, nous y reviendrons, et plusieurs alaskas, (mot que vous écrivez comme un nom commun), pouvez-vous nous dire ce quâil en est de ce jeu et de ces métaphores de singulier et de pluriel ?

FC :- Une seule rivière : celle de lâexpérience intime, de ses limites et de son solipsisme, mais à travers laquelle lâentièreté de la vie cependant arrive.
Plusieurs alaskas : à lâimage de la pluralité du monde et des expériences sensorielles liées à la lecture par quoi le vaste hors-soi dans sa pluralité sâappréhende.
Pas de majuscule : cette marque du commun pour le nom dâalaska qui dans lâimaginaire, voire la mythologie de beaucoup dâentre nous, nomme le lieu commun du grand départ, de lâabsolu dé/paysement - lâAlaska, le Grand Nord. A cet égard, la geste de Catherine Poulain qui donne corps et rugueuse réalité à ce fantasme est exemplaire et mâa fascinée. Catherine Poulain est celle qui réellement part et qui écrit : « il faudrait toujours être en route pour lâAlaska. Y arriver à quoi bon ».

 
IBH : - « tu ne nages pas tu ne flottes pas tu entres non par heurt
de visibilité mais chaque pas ouvrant ce qui ouvre liquide »
Cet élément liquide (eau, sécrétions, vase, clapotis, rivière) est celui où nous baignons à lâorigine mais aussi ce qui nous échangeons avec lâautre, cet élément dâattirance ? Mais aussi, et que cela signifie-t-il exactement « sexe du parler », et quel est le rapport entre cet élément liquide et la parole ?

FC : - « Devenir eau que lâon est. Sexe du parler » : câest ce que jâécris, à quoi je voudrais me tenir. Laisser agir les mots sans en discourir. Le « parler » : celui de la rivière. Son équivalent, son répondant : écrire. Le double lien de lâécriture et du sexe, du sexe et de lâeau dont est composé notre corps. Quand nous entrons dans lâeau nous le savons. Cette parenté. Nous le savons quand nous jouissons. Cet état de dilatation liquide, « océanide », cette expansion liquide de lâillimité à laquelle par la jouissance notre corps limité nous fait accéder.

 
IBH : - On est donc saisi par la sensualité, voire la sexualité du texte, autre force dâécoulement : comme pour mettre en place dès lâorigine de la vie, mais aussi à la fin, le corps, et les forces pulsionnelles ?

FC : - Le corps et ses forces. Origine et fin. Oui, toujours. Et que cela pulse.
 
 
IBH : - Ce livre est le livre des sens, en quelque sorte, en tout cas ceux du toucher, de lâouïe (« les sons ruissellent ») et de la vue, plutôt à travers des déficiences. Celle-ci permettent-elles une autre perception des choses ou restent-elles simplement comme un « blanc » dans lâappréhension du monde ?

FC : - A lâinstar de toute autre expérience du corps, les déficiences des sens modifient la perception des choses, questionnent, mettre en doute des certitudes, suscitent de nouvelles explorations, ou interprétations, obligent à des franchissements. A cet égard les blancs ne sont pas négativité. Mais atteinte dâun point que la compréhension ne peut franchir. Un éblouissement.
 

IBH : - Rivière et alaskas est le livre du Grand Nord, êtes-vous fascinée par ces paysages, cette culture, en quoi cela nourrit-il votre travail ?

FC : - Oui, il y a une fascination pour cet immense espace du « silence blanc », dont « Petite je me tiens entre deux chansons » dévoile lâorigine précoce qui ne se distingue pas de celle du désir dâécrire. Je ne saurai dire en quoi, souterrainement, cela nourrit mon travail, mais jâen note comme sa remontée à la surface, la couleur blanche, saturation/disparition de toutes les couleurs, thème de lâéblouissement final que sont à la fois les dernières toiles de Turner et la mort (celle du peintre et celle de mon père) dans le livre - Une baie au loin (Turnermonpère) - il y a 10 ans de cela.
 

IBH : - Ce livre est tout entremêlé dâautres livres sur le grand Nord, que ce soit ceux de London, Le Grand marin de Catherine Poulain (LâOlivier), ou des bribes orales de la langue parlée en Alaska, par exemple ? En quoi ces extraits dâautres textes ou dâautres langues vous permettent-ils de rythmer votre propre texte ?

FC : - Il sâagit là encore du « commun ». Du fait que tant lâexpérience personnelle que son expression ne sont jamais vraiment personnelles mais tissées des expériences et des expressions de celles et ceux qui nous précèdent et/ou nous sont contemporains. Jâai toujours voulu rendre cela manifeste dans chacun de mes livres, jâécris avec les Åuvres des autres, quâil sâagisse dâÅuvres dâart, de littérature ou dâessais dont les extraits intégrés en tant quâextraits nourrissent, augmentent, relancent et rythment ma propre écriture, vont jusquâà instaurer avec elle un dialogue à part entière dans la lecture suivie de la nouvelle de Jack London où câest Jack London qui a la main, la lectrice ne faisant que lui donner la réplique.
 

IBH : - Tout autant, dès le début du livre, les autres, les autres humains, les autres êtres :
« tant furent présence
pas qui marchèrent
regards qui regardèrent »
, indissociables de votre travail ?

FC : - « Indissociables », câest le mot. Jâai poussé cette indissociabilité à une sorte dâextrême dans la composition et les formes dâun récent livre achevé cet automne et non encore édité.
 

IBH :- On détecte la présence de Mallarmé tout du long, en filigrane, à travers ces allusions au blanc, bien sûr blanc de la page quand à lui et Quant au Livre, blanc du son, et blanc comme point dâorgue du spectre des couleurs dans la vision, mais aussi blancheur des paysages, quâen est-il pour vous de cette présence/absence ?

FC  :- Oui, « le blanc souci de notre toile ». Jâai découvert Mallarmé vers mes dix-huit ans et ce fut la révélation dâune exigence dâabsolu hors de portée pour ma jeunesse et pour mes capacités mais où jâentendais quelque chose de mon désir.  Igitur, Un coup de désâ¦, Quant au livre, certains des sonnets. Ce vers magnifique : « le transparent glacier des vols qui nâont pas fui ». Mallarmé parle ailleurs des « plus purs glaciers de lâesthétique ». Lâidée de pureté est antithétique à ma conception de la poésie, mais celle que le livre est un instrument spirituel, le déchirement entre lâabsolu des aspirations et lâexpérience de lâimpuissance, le travail sur la syntaxe et la polyvalence des mots auxquels « céder lâinitiative », la « retrempe alternée du sens et de la sonorité » , avec ce que cela suppose dâacceptation voire de recherche dâun certain hermétisme à la fois comme tentative de capter sans le réduire ce qui pourrait -être un sens, sâil  en  existe un (« le sens trop précis rature /ta vague littérature ») et comme obstination dâaffronter lâinsensé et son énigme : tout cela , que jâen aie conscience ou non en écrivant, constitue cette présence/absence que vous dites, telle quâ explicitement elle agit ce livre-ci mais aussi implicitement lâ écriture de chaque livre.


IBH : - « (blancheur est impuissance et exaucement à la fois » :
à travers les expériences physiques (mal entendre (amusie), mal voir (macula), câest finalement lâexpérience de la défaillance  même qui vous importe ?

FC : - Oui, la formulation touche au plus juste, câest lâexpérience de la défaillance qui mâimporte.  Elle est consubstantielle à lâécriture, comme à toute expérience de création. Ecrire câest à tout âge faire lâexpérience dâune faillite. Une faillite fervente (de vivre, dâécrire). Une faillite qui est lâaboutissement dâune ferveur (de vivre, dâécrire). Et à lââge qui est maintenant le mien, où la défaillance est devenue lâexpérience vitale en soi, celle que vivre impose dâaffronter, écrire, plus que jamais, câest sâefforcer vers une forme capable dâépouser au plus près cet affrontement, de porter son affrontement jusquâà lâépousement de la défaillance. Cette sorte de noce. Tant que cela sera possible, lâeffort vers une forme qui permette de sâavancer au plus près de la faillite de lâacte même de défaillir.
 

IBH : - « seul le parler tout du long », écrivez-vous au commencement du texte, le parler ou lâécrire ?...

FC : - La rivière parle, ne sâadresse pas, mais parle, comme on peut le dire des arbres ou de tout autre élément de nature, mais dâun parler dâeau singulièrement audible, mimétique jusquâau trouble, que lâécriture recueille, dont elle se veut en retour le mime. Jâaime cette idée de mime, par quoi lâécriture adhère à ce quâelle ne comprend pas, dâune adhésion qui supplée à la faillite de la compréhension.
Il me revient à propos de cette question « le parler ou lâécrire ? » que Mallarmé définissait la poésie comme une « parole majeure ».


IBH : - Dans un texte en prose assez déchirant, « Petite je me tiens entre deux chansons, une chanson : « Trois cloches » dâEdith Piaf, racontant une de ces minuscules mais fondatrices expériences enfantines, est au cÅur du livre. Est-ce en quelque sorte son mot de passe pour le comprendre ?

FC : - Câest le mot de passe pour comprendre ce livre en particulier, mais aussi chacun de mes livres. La progression vers une forme. Sa quête de livre en livre pour chaque livre espérée, échouée, relancée.
 

IBH : -À la toute fin du livre, un homme meurt, sous sédation, et lâon est dans lâidée quâévidemment quelque chose finit. Câest un pas paradoxal, alors puisquâelle, la narratrice, « ne sait pas quâelle a commencé à le suivre », peut-être, mais il y a ce « pas » qui reste actif, et ce commencement qui est toujours une promesse ?

FC : - Lâexpérience de la mort, celle dont on peut rendre compte, câest dâabord lâexpérience de la mort de lâautre. La mort de lâautre est initiatique. On a conscience de lâinitiation mais on ne sait pas tout de suite ce à quoi elle nous initie, tant câest lâautre intensément que le travail de mourir saisit. Tant est vertigineuse la dichotomie entre cette mort qui le/la saisit et cette vie continuée qui nous incombe. Lâautre qui part, est parti(e) et moi qui reste. Puis on comprend quel chemin se découvre à nous désormais, à quel commencement on vient dâêtre initié. Jâai voulu cette fin qui invite à (re)commencer, qui fasse du livre une boucle, ce que traduit sans quâil y ait eu à ce propos concertation, la belle gravure de Djamel Meskache en couverture.  
 

IBH : - Quels sont vos prochains projets de travail ?

FC : - Après le récent manuscrit dont je parle plus haut, un nouveau projet est en cours dâélaboration, trop fragile encore pour que je souhaite en parler. Si ce nâest que jây poursuis plus avant, et selon dâautres voies et dâautres lexiques, sous une autre forme qui se cherche, lâexploration de la défaillance du corps et son devenir.


IBH : Merci, Françoise Clédat.


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