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(Note de lecture) Noir de l'Egée, de Michaël Batalla, par Eric Houser


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Posté 20 février 2020 - 10:11

 

Un belvédère sur le Lycabette

6a00d8345238fe69e20240a50de383200b-100wiJâai failli me tromper à propos du livre de Michaël Batalla. Sans lâavoir lu dâabord (sauf le titre et la quatrième de couverture), je me suis imaginé quâil risquait de sâagir de quelque chose qui relève de ce que lâon appelle aujourdâhui « appropriation ». Non pas tant dâune appropriation culturelle au sens très large qui semble de plus en plus prévaloir (et que lâon peut résumer ainsi : piller de manière illégitime, « colonialiste », la culture de lâautre quel quâil soit, et dans quelque dimension que ce soit de ladite culture), mais plus spécifiquement au sens de lâappropriation dâune situation en général dramatique voire tragique (sociale, politique), ici celle des migrants (je ne rejette pas ce vocable) qui tentent de gagner les rivages de lâEurope par la mer au péril de leur vie.

En lisant ce livre, puis après lâavoir lu et relu, je puis dire que ce nâest pas le cas. Michaël Batalla, en lâécrivant, me semble bien plutôt évoquer surtout son propre sentiment, son sentiment « géographique » (pour paraphraser un livre aimé de Michel Chaillou à propos de lâAstrée), tel quâil sâéprouve à travers les modifications induites par le phénomène migratoire actuel. Je nâai pas senti de sa part une position de surplomb, mais au contraire un mouvement, à la fois affectif et formel (formel en ce sens quâil élit ou plutôt construit une forme, celle quâil juge adéquate à son propos), avec une dimension « immersive » évidente, puisquâil sâest rendu sur place non pas comme un journaliste ou un « humanitaire », mais en amoureux des lieux (terre, air, mer, feu), et par-dessus tout de la langue grecque dont il émaille son texte avec des phrases en écriture grecque (souvent traduite en français), et de son lexique. Et en poète, surtout. Quelque chose aussi comme un arpenteur amoureux, un « géographe manuel » (je vole lâexpression au cinéaste Michel Zümpf).

Car il sâagit dâabord et avant tout dâun poème, ou plutôt dâune suite de poèmes (trois), tous informés par le même paysage, le même drame humain qui se joue dans ce lieu clos/ouvert quâest la mer Égée, avec tout ce quâelle charrie dâhistoire(s), de géographie(s). Pour moi, un poète est légitime lorsquâil choisit, ainsi que le fait Michaël Batalla, dâévoquer de tels sujets dans sa poésie. Au nom de quoi devrait-il sâen empêcher ? Je dis cela à lâadresse de certains esprits forts qui nâont pas manqué, au minimum, de reprocher à lâauteur, sans le dire expressément, son « habileté ». Mais lâhabileté, si habileté il y a, nâest pas un vice, et être habile, câest bien le moins : je songe en disant cela aux divers arts manuels, dont à mon avis la poésie fait partie. De même (autre reproche), je ne vois pas pourquoi lâon devrait sâinterdire, lorsquâon compose des poèmes, dâutiliser les ressources de la typographie, de lâinvention typographique et de la mise en page (mots en exposants, ponctuation revisitée, disposition des blancs, etc.), comme les modernes (être poète, est-ce que nâest pas quelque part être essentiellement moderne, en rupture avec les conventions et les usages établis ?) lâont fait de tout temps.

Je suis assez admiratif, quant à moi, du livre de Michaël Batalla, car à mon sens il a su éviter les écueils (redoutés) de la poésie engagée, et il a produit une forme que je dirais ouverte et en devenir. Jâai été spécialement intéressé par le poème médian, Les notations inutiles du Lycabette depuis le Lycabette (cette colline dâAthènes), et il me restera en particulier lâimage parlante des deux bancs du belvédère, avec lâancien envahi par la végétation et conservé malgré lâinstallation du nouveau, parce quâelle condense discrètement toutes les dualités parcourues par le poème (Europe/autre rive de la Méditerranée, autochtone/étranger, langue française/langue grecque, culture antique/monde actuel, etc.). Dans le troisième poème, ce quâil appelle ses « divagations triangulationnistes » (surimposant une géométrie personnelle un peu magique à la géographie officielle) me semble venir comme en contrepoint critique du geste des découpeurs de cartes, des décideurs de territoires politiques, à lâorigine de tous les génocides. Le livre témoigne dâun désir réel non pas dâintervention directe dans la situation évoquée (ce qui serait le cas dâun engagement explicitement militant), même si lâauteur est effectivement présent en chair et en os sur certains des lieux du drame qui se joue actuellement, et sâil peut témoigner à sa manière des choses vues, entendues et senties, mais dans son champ propre, qui est celui de la poésie, du poème.

Éric Houser

Michaël Batalla, Noir de lâÉgée, NOUS 2019, 82 pages, 12 â¬



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