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(Note de lecture) Extérieur monde, d'Olivier Rolin, par Bernadette Engel-Roux


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Posté 21 février 2020 - 11:20



6a00d8345238fe69e20240a4e9a42a200d-100wiNâaurait-on rien lu dâOlivier Rolin que ce titre : Extérieur monde, aurait de toute façon arrêté le lecteur en quête de littérature pour ce quâon y suppose dâun intérieur monde tout tissé à cet extérieur exploré par le corps et par les mots.
Car câest de cela quâest faite la littérature, dâun sujet et du monde, proche ou lointain,, arpenté ou contemplé, exploré par tous les sens et par les mots de la langue. Un écrivain ne voit vraiment que lorsquâil a trouvé les mots pour dire ce quâil voit (90). Un paysage, un pays, une scène, un moment, une rencontre, un visage, atteint, et toujours par sa beauté, celui qui a un impérieux besoin des mots pour éclaircir lâénigme de son émotion et pour tenter de la partager en la versant dans la langue. La sienne, parce quâil la connaît mieux quâune autre et la chérit, mais aussi toutes les langues du monde qui tournent et bruissent autour du bassin (114) du Luxembourg, qui se nouent et se dénouent dans un poudroiement de poussière dorée autour de lui.
Rolin dit partout son amour de la langue. Il ne lui suffit pas dâavoir intensément vécu ceci ou cela. Il lui faut attendre les mots⦠Je mâen remets à eux (10). Il lui faut toujours trouver les plus justes, trouver lâaccord. Ce qui nâa rien dâun souci dâesthète ignorant le mal du monde, car Rolin a vu de trop près lâétat de délabrement, de pauvreté, de misère, de souffrance des pays ravagés, et nombreux, quâil a parcourus, et souvent au risque de sa vie, du Soudan à la Russie, de lâAmérique latine au Proche, Moyen ou Extrême-Orient. Quâest-ce donc alors que cette étrange entreprise dâun sujet qui éprouve le besoin de verser dans la langue ce quâil lui a été donné de vivre sinon un désir éperdu, orgueilleux, oui, de faire de la beauté avec des mots (12), comme le firent avant lui et pour lui, pour nous, tous ceux quâil admire et dont les noms (longue est la liste) tournent dans tous ses livres : de Homère à Cendrars, dâOvide à Nabokov, de Montaigne à Borges, de Hugo à Apollinaire et à tant dâautres. Au point quâil réussit le pari de sa plus modeste ambition : si ce que jâécris à présent ne pouvait servir quâà ça, à faire lire dâautres livres (32). Oui, Extérieur monde est aussi une prodigieuse invitation à la lecture.

Des livres aux paysages, des moments vécus aux êtres rencontrés, Rolin aura pratiqué partout lâéloge de la beauté. Ce qui est retenu dâun moment de juvénile émotion érotique ? On faisait partie du rivage, de sa beauté (117). La beauté de certains paysages, ou le plaisir de nager, procurent un sentiment de plénitude (185), qui est ce quâon appelle bonheur dans une expérience humaine. Ce qui est retenu de ce désert de poussière quâest le Turkménistan ? deux choses belles : les roses trémières⦠et les jeunes filles (137). Dâun voyage en avion ? le spectacle somptueux que révèle le hublot (169). Des étals dâun marché russe ? la même splendeur : celle de ces millions de lingots ambrés de poissons, ⦠des millions de grosses perles scintillant dans des seaux sur la neige, dorées comme des grains de raisin mûrs, couleur rubis, topaze, feu, sang, trésors de Golconde ou de Crésus, caverne dâAli Baba, or du Pérou rutilant dans la cale dâun galion espagnol (79).
Les femmes, toutes les femmes aimées participent de la beauté du monde. Pas une des très aimées ne portent une ombre à son portrait. Jane : Belle (228) ; la femme Dankali : la grâce même ; lâamante dâautrefois retrouvée à Sleeuwijk (151) ; les jeunes filles dâAchgabat, Lolita Sakhaline, la cruelle qui le plaque, comme elles font toutes, qui lâont rendu cinglé, parfois, à toutes grâces sont rendues pour leur beauté, la plénitude du bonheur ou lâacuité de la souffrance quâelles ont permises, la vie même.
Cet éloge de la beauté à travers tous ses êtres ne fait pas dâExtérieur monde un livre euphorique. Sâil arrive quâon sourie aux extravagances dâun Nessim, le garagiste fou, ou à la dérision dâun portrait, celui de lâauteur surtout : Un sultan bien déglingué (109) ou : Câest moi lâinvité, câest elle la vedette, la tonalité dâensemble est plutôt en mineur. Le livre est à la fois nostalgique, la nostalgie bien redéfinie à partir de son étymologie oubliée venue du nostos grec, et mélancolique : je suis plutôt un joueur de violoncelle (66) et on est si souvent seul⦠Et un long passage est formulé sotto voce, dans lâintonation qui est celle dâApollinaire, lâun des poètes les plus aimés.

Cet éloge de la beauté nâa rien non plus de méthodique. Du livre qui sâouvre, lâécrivain avoue ne savoir où il va. Il se laisse guider par les mots. Il ira de digression en digression : Et maintenant Hugo me transporte dâune vue oblique, vers un autre bout du monde (71) car dans la mémoire, les chemins se parcourent à la vitesse de lâémotion qui les trace. Confiant dans les mots de la langue, lâécrivain sâabandonne à la remontée de souvenirs, à des scènes anciennes dont le remous lâemporte avec son lot dâémotions fortes. Cette docilité aux mouvements imprévisibles de la mémoire, à sa ductilité donne au livre sa respiration. Diastole, systole, les séquences où se revit telle scène, telle rencontre, où se parcourt à nouveau telle ville sont toutes inégales. Et câest comme en respirant très profondément, en prenant son souffle très loin que lâécrivain parvient à maintenir sur une vingtaine de pages lâévocation (la plus longue) de lâami le plus cher et qui va mourir â à lâheure du livre, lâami est mort⦠Ce livre est aussi une nekuia.

Si douloureuses soient la descente au pays des Ombres et la remontée, il faut poursuivre, continuer : on recommencera, tant quâon en aura la force â comme on continuera à se laisser étonner, et instruire, et façonner par le monde. Notre condition humaine nous fait mortels, mais en attendant la vie est un don prodigieux. Il faut savoir aimer, tant quâon en aura la force, et dire, dans les mots de la langue â et la nôtre est si belle - ce qui a donné à la vie son prix rare, ses joies folles et ses souffrances aiguës : la beauté vertigineuse du monde, le corps des femmes, la force de lâamitié â et tant de livres.  

Bernadette Engel-Roux

Olivier Rolin, Extérieur monde, Gallimard, 2019, 302 p., 20 â¬




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