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(Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 3


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Posté 09 mars 2020 - 11:00

 

Dans la forêt des jours*

Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à lâautomne 2019. Chaque parution est accompagnée dâune Åuvre de Renaud Allirand.

*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à lâenvers en 2018

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Dans la forêt des jours, 3

24 avril 2019 â En pensant à la Pentecôte : Dans la chambre close mille flammes crépitent sur les visages stupéfaits, ivres de la Parole. En toutes langues, tel un tourbillon de feuilles saisies par le vent pour que lâarbre reverdisse après un long hiver. Devenus loquaces, les pêcheurs sâétonnent des foules qui sâagglutinent et de cette autre faim qui les tenaille, non plus de poissons, mais de ces mots que le feu dépose sur leurs lèvres asséchées. Ils parlent sans savoir comme les comètes qui ignorent leur traîne dâor en traversant le ciel.
Légendes, dites-vous, en haussant les épaules. Lourd complot, en effet, que celui qui se trame parmi ces ouvriers de la mer, si peu bavards dans la rudesse des jours. Nous inventerons, décident-ils, lâEsprit qui plane sur les eaux et le tranchant de la Parole qui nous traverse comme un glaive. Et nous mourons de ce glaive pour confirmer notre mensonge.
Autour dâeux les sages se détournent en se moquant : « Il sont pleins de vin doux ! », et ils sâéloignent de ces misérables, pieds-nus, qui vaticinent sous dâétranges lueurs. Ainsi sâagitent les feux-follets dans la nuit des tombes. Ils ne veulent rien savoir de cette autre lumière jaillie du sépulcre ouvert, ni du Souffle qui redresse les fronts endeuillés.
Silencieuse, dans un coin de la pièce, Madeleine retrouve le son de la voix quâelle garde dans son cÅur, celui du Dieu-jardinier qui sâest approché dâelle en ce lieu où les morts reposent, pour lâappeler par son nom à lâaube du troisième jour. Elle savoure cette joie en elle que plus personne ne lui ravira. Elle la reconnaît dans la parole qui vole de lèvre en lèvre comme une colombe.
Puis chacun se retire et lâHistoire commence.


2 mai 2019 â Hier était de sang. Demain ouvrira ses derniers charniers. Lâhomme au mufle obscène renifle la trace des cadavres. Les anges trop patients embouchent leur trompette. Les arbres vont sâeffeuiller pour ne plus reverdir. Wall-Street ricane et chancelle. Les maisons dâor se fissurent. Les fleuves rentrent sous terre. Tout va bien, proclament les seigneurs de ce monde. Les troupeaux dociles et décérébrés marchent vers lâabîme, les yeux fixés sur le dernier Iphone. On sâétonne des vieillards qui meurent en souriant, heureux dâéchapper à « la dernière heure ». Papillons, abeilles, oiseaux disparus, ne verront pas les forêts sâembraser, ni les poissons flotter sur les océans bouillonnants. Asphyxiés, les poumons ne pourront plus crier. Tout cela est pour demain. Les puissants le savent, lâignorent. Seule importe la Bourse dont les cours sâenvolent, avantâ¦de sâeffondrer.
On pourrait, il faudrait ne plus écrire que sur ce thème. Les informations surabondent, les cris dâalarme aussi, mais le déni obtus continue à encenser le veau dâor. Les plus lucides tempêtent, manifestent, sâépoumonent, mais rien nâentrave la course folle, obsédée par un seul but : produire toujours plus, sans jamais se questionner sur cette surabondance de biens inutiles qui enrichissent les plus riches et laminent les plus pauvres. Les déséquilibres meurtriers se multiplient. On sâémerveille dans les pays dâopulence de trouver des territoires sans défenses où déverser ses déchets. Ainsi les producteurs de poules rejettent-ils en Afrique les bas morceaux dont ici nul ne veut. Ces tombereaux congelés et recongelés, plus ou moins avariés, concurrencent et éliminent les productions traditionnelles, ruinent toujours davantage des économies fragiles, au bord de la faillite. Ce nâest quâun exemple, découvert récemment parmi mille autres. Lâavidité aveugle du système capitaliste, sans aucun égard pour le monde quâil ne cesse de piller, arrive à son terme en nous entraînant dans sa chute. Ceux qui en sont conscients tambourinent en vain contre les portes dâairain des Marchés tout-puissants. Jâécris ces choses sans aucun espoir. Sentiment quâil est vraiment trop tard, que tout bientôt sera consommé.
A quoi bon écrire dans un tel contexte ! Je regarde frémir les arbres, courir les nuages, sâagiter le cours des eaux. Ici, en apparence rien ne change, sinon cette disparition sensible des insectes et des oiseaux. Il y a quinze ans, quand nous avons acheté cette maison, les papillons et les abeilles foisonnaient autour des fleurs et des arbustes. Cela a disparu et le printemps sâinstalle sans chants dâoiseaux. Tout autour de nous les champs de lâagriculture intensive, irrigués de pesticides, se déploient comme des déserts silencieux ou rien ne vole, ni ne bouge. La terre épuisée dâêtre trop sollicitée semble abandonnée à une solitude sans joie. Les hommes grondent dâimpatience et de colère, sans bien savoir la raison de leur agitation. Ne connaissant que lui, ils exigent de la course au profit, leur part de gâteau. Toujours plus, non pour guérir mais pour mourir. Pendant que jâécris, on assassine à tout va les pays exsangues comme le Yémen afin de rentabiliser le commerce des armes, on épuise les dernière ressources en pétrole de la planète pour précipiter la montée criminelle du CO2, on dresse des murs contre la misère pour étouffer son appel, on détruit les forêts dâAmazonie, un des trois poumons du monde, pour y cultiver le soja qui empoisonnera les nourritures animalières. À quoi bon continuer ! Lâespèce humaine avait-elle vocation à détruire toutes les autres et à conduire ce monde vers son extinction ? Comme on est loin de la mission donnée à lâhomme dans la Genèse. Comment ne pas sâinterroger sur les forces obscures qui ont tout fait dévier et qui achèvent sous nos yeux leur Åuvre de destruction. On assiste, effaré et impuissant, à ce triomphe haineux. Au seuil du silence où je trouve refuge, je crois entendre sâélever le grand rire triomphant qui salue notre débâcle. La Shoah avait frappé le deuxième coup, le troisième aujourdâhui résonne avant la levée du rideau sur le dernier acte.

                                               Ainsi
                                               Ainsi jâappartiens
                                               Jâappartiens à ce fumier
                                               Où suinte et gicle et grille
                                               Pour le contentement des maîtres
                                               Le sang des sacrifices
                                               Et le sang des supplices [1]



11 mai 2019 â Ciel pluvieux. Dans le jardin, les roses sur le point de fleurir sâinclinent lourdement. Câest comme une fatigue de naître, un renoncement à sâouvrir, cela même que je ressens en moi au moment dâécrire cet à quoi bon tenace qui depuis toujours me poursuit. Tout est gris, froid et humide comme ces tombeaux où je ne cesse dâaccompagner les amis décédés qui se succèdent.
Il y a quelques jours câétait Solange N. que je suivais sous un même ciel maussade, au cimetière de Montparnasse. Jâaimais sa voix musicale, ses enthousiasmes poétiques, ses boutades, ses emportements⦠Je nâai rien voulu savoir de son effondrement des dernières années : morte avant de mourir !
Nous passions au milieu des mausolées et des pierres tombales où flottent encore des lambeaux de vanité mondaine, derniers appels à une reconnaissance dérisoire. Certains sâérigent, boursoufflés de prétention, alourdis du mauvais goût du 19ème siècle, faisant de lâombre aux dalles de marbre ou de granit dâune époque plus récente, un peu plus discrète. Je pensais à Solange, à tous les autres que jâai connus et accompagnés en ce jardin étrange et si bien policé. Câétait comme toujours : le même cortège à la fois murmurant et silencieux qui va se débander, sitôt jetées les fleurs sur le cercueil qui brille faiblement au fond du trou. Et bien sûr, chacun pense à lâheure proche où sera venu son tour de rouler lentement, ici ou ailleurs, vers son propre engloutissement. Comme lâespérance sâagite peureusement au fond du cÅur, tout au long de cette traversée glacée !


17 mai 2019 â Du dernier recueil de Gérard Bocholier, je retiens ces vers qui me touchent particulièrement :

                                               Ô Seigneur dépouille-moi
                                               Du vieil homme qui sâentête
                                               A manger en solitude
                                               Le pain noir de lâamertume
                                                                                  
                                                                                  
(Depuis toujours le chant â Arfuyen)

Tout ce recueil, comme bien dâautres qui le précèdent, nâest quâélan vers lâÉternel. Je suis à la fois conquis et repoussé par cette flamme ardente qui jamais ne sâépuise. Cette croyance si vive, si peu encline au doute, force mon admiration sans toujours me convaincre. Câest bien de cela que je souffre : cette réticence qui me laisse glacé au bord du feu qui crépite. Jâai tant rêvé moi-même de cet amour sans ombres ni limites. Il mâest arrivé de pressentir son approche à lâallégement de mon cÅur, à la joie qui soulevait ma peine ; mais le plus souvent câest à son silence que je me heurte, un silence qui est absence où je me perds. Dans les poèmes de Gérard, je ressens lâébriété des invités au repas de noces. Serai-je jusquâà la fin celui qui frappe à la porte sans se décider à entrer ? Ce poète que jâadmire possède la candeur dâun enfant, illuminé par lâamour qui le protège et le relève à la moindre chute. Pour moi cette confiance indéfectible nâa pas survécu à la remise en cause de mon lien au maternel. Je lis ce livre avec trop de méfiance, me protégeant malgré moi des séductions du bruit de source emporté par le langage, ivre de son chant.


19 mai 19 â Mahler : 3ème Symphonie â 5ème mouvement
Quelle est cette voix qui monte du fond des eaux ? De quel évanouissement, ce lent retour au monde ?
Le soleil écarte les algues pour atteindre lâéglise engloutie et toucher les cloches qui sâéveillent, tirées par des dâenfants, ivres de joie.
Exultation, tapage désordonné, un grand bouillonnement monte à la surface des eaux pour annoncer le surgissement de lââme qui se sépare, sâélève, abandonne derrière elle sa chrysalide, ouvre ses ailes, voit sâéteindre au loin les lampes dâun très profond sommeil.
Dâautres appellent. Des mains se tendent, déchirent le ciel.
Que savais-tu de ces portes ouvertes dans lâazur, de cette intronisation solennelle dans la cohorte céleste ?
Musique visitée, rendue visionnaire.


11 juin 2019 â Étrange sentiment de rejet et même de dégoût concernant le travail poétique. Je le rapproche de ces mouvements de répulsion que je ressens concernant le religieux et ses discours. Impression dans les deux cas de trahison, comme si tout ce verbiage ne parvenait pas à dissimuler le vide quâil dissimule. Brusquement les masques sâeffondrent et on se découvre totalement impuissant à rendre compte du silence qui nous habite. Le langage apparaît tel quâil est : un jeu dâombres qui ne parvient pas à saisir la lumière dont il rêve et quâil poursuit comme les oiseaux exsangues de « La conférence des oiseaux ». Immense lassitude et désir de sâévanouir à tout jamais dans lâoubli, loin de cette agitation qui nous tient en éveil et à laquelle nous ne parvenons plus à croire. Toute promesse dâun ailleurs de beauté et de pureté, devient particulièrement intolérable. Lâinaccessible sâimpose avec une implacable cruauté.
 
Il faudrait justement être un vrai poète pour rendre compte dâun ressenti si peu accommodant, si allergique au mensonge. Celan est de ceux-là, du Bouchet aussi à sa façon, mais plus encore Rimbaud quand il renonce à écrire ! Je pense que Jaccottet sâest aussi beaucoup débattu dans ces zones frontières entre la vie et la mort, lâespérance et le désespoir. Et tant dâautres qui ont pressenti lâinatteignable et se sont grillés à sa flamme.


à suivre

Image © Renaud Allirand, 50 x 40 cm.

Pour lire les parutions précédentes de ce feuilleton

[1] Georges-Emmanuel Clancier â Le paysan céleste â Poèmes de la honte  â Poésie/Gallimard  p. 294


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