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(Les Disputaisons) À quoi bon éditer et vendre encore de la poésie ?, 13 et fin, Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson, La Coopérative


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Posté 10 mars 2020 - 11:29


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publie aujourdâhui la dernière contribution de la série autour du thème « A quoi bon éditer et vendre encore de la poésie ? » grâce à Jean-Pascal Dubost qui en a eu lâidée et qui en a assuré la réalisation.

Disputaison n°2
« À quoi bon éditer et vendre encore de la poésie ? »

13. Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson, Editions La Coopérative


La question que nous nous avez posée comporte deux verbes quâil faut, de toute évidence, distinguer. On édite de la poésie, câest un fait. On en édite même beaucoup. La vend-on ? Fort peu. La relative vitalité de lâédition de poésie en France (et dans bien dâautres pays) est une énigme. Même si ce secteur ne concerne quâun nombre infime de grands éditeurs, même si la presse littéraire ne lui fait quâune place très réduite, même si seule une minorité de librairies lui consacrent un rayon, la poésie est publiée, au mépris dirait-on de toute logique économique, par un grand nombre de petits, voire de très petits éditeurs, hors de tout calcul de rentabilité. Il faut donc croire quâelle répond à un besoin. Votre double question (à quoi bon éditer et vendre la poésie) en contient donc une troisième, implicite : à quoi bon la poésie, tout simplement ?

Commençons par la nécessité de lâéditer. Un grand nombre de poètes majeurs nâont été, de leur vivant, ni édités ni vendus. La plupart des grands poèmes de Hölderlin moisissent pendant plus dâun demi-siècle dans un panier dâosier avant dâêtre enfin édités, à partir de 1913, par Norbert von Hellingrath. Ils ont bien failli être perdus. Les Illuminations de Rimbaud échappent de peu à la destruction ; faute dâédition du vivant de lâauteur, nous nâavons aucune certitude sur lâordre des poèmes, et nous savons quâil nous en manque. Les derniers poèmes de Mandelstam nâont eu pour support, jusquâà leur publication, que la mémoire de son amie Anna Akhmatova et de son épouse Nadejda Mandelstam, qui en ont assuré la publication en comparant leurs versions lorsquâelles purent enfin se revoir, à Paris, au temps de la déstalinisation. Et lâon pourrait allonger la liste. Pour quelques poètes reconnus et célébrés de leur vivant, que de poètes dont le nom est passé inaperçu de leurs contemporains et dont lâÅuvre a failli disparaîtreâ¦
A qui prend conscience de ce fait, la nécessité dâéditer les poèmes, dans un pays libre, ne peut plus guère faire de doute. Éditer des poèmes, câest déjà les sauver de lâoubli. Les faire exister sous une forme moins fragile que celle du manuscrit. Câest leur permettre dâêtre lus tels que leur auteur a voulu quâils le soient. La Saison en enfer de Rimbaud a été imprimée, bien quâelle nâait jamais été mise en vente. Cela confère à ce texte une « stabilité » que le reste de son Åuvre nâa pas. Un texte édité, conservé dans des bibliothèques, qui circulera longtemps de lecteur en lecteur, y compris chez les bouquinistes, câest une chance supplémentaire donnée à une Åuvre de survivre, dâêtre un jour appréciée comme elle le mérite. Cela nâarrive presque jamais immédiatement.

Bien sûr, éditer, ce nâest pas seulement imprimer. Câest aussi amener le livre vers des lecteurs. Câest ce travail que font les éditeurs de poésie, et qui correspond au deuxième terme de votre enquête. Diffuser le livre, le « vendre », le faire lire en tout cas : travail difficile, parfois décourageant. Il faut bien se persuader que le nombre des lecteurs ne compte guère, au moins dans un premier temps. Un poète nâest le plus souvent lu que tardivement. Pour quâun poète accède à une certaine notoriété, il faut que soient réunies certaines conditions historiques ou conjoncturelles qui ne le sont que rarement à lâépoque moderne en Europe. Ce qui arrive au poète nâest dâailleurs jamais dâêtre célèbre, mais il peut devenir glorieux. A la fin de sa vie, Yves Bonnefoy nâétait pas « célèbre » comme le sont des acteurs ou des présentateurs de télévision. Mais il était glorieux, et dans le monde entier. La célébrité se mesure, elle est relative ; la gloire se constate, elle est absolue. Tôt ou tard, un poète vraiment grand devient glorieux. Mais ce nâest pas forcément de son vivant. Toute grande Åuvre crée son public, et ce nâest pas seulement vrai en poésie. Or cela peut prendre du temps.

Le problème économique de lâédition de poésie est donc simplement de faire en sorte que le livre publié reste assez longtemps disponible â des années, des dizaines dâannées même â pour finir par trouver ses vrais lecteurs. Le poète, plus encore que tout autre écrivain, ne rencontre jamais un lectorat déjà constitué.
Quand le nombre des lecteurs est réduit (ce qui est loin dâêtre le cas seulement pour les livres de poésie, mais pour tous les livres où le souci de la forme est primordial), il faut recourir à des ruses. On les connaît : elles vont de la souscription par les amis de lâauteur et de lâéditeur, à la simple décision de limiter les tirages et de publier parallèlement des livres susceptibles de mieux se vendre pour assurer lâéquilibre de la maison. La Coopérative a fait dès le départ le choix de faire confiance aux libraires et de ne pas recourir à des circuits parallèles, ni aux souscriptions, ni à la vente directe, malgré les difficultés que cela comporte. Câest un pari difficile quâil ne sera peut-être pas possible de tenir durablement â il est trop tôt pour le dire. Mais il existe encore en France une soixantaine de libraires passionnés, peut-être même un peu plus, qui savent que la poésie est importante, et qui attirent vers elle des lecteurs curieux. Câest plus quâil nây en a sur tout le territoire des Etats-Unis, où une grande partie de lâédition de poésie est assurée par des universités. Il nây a donc pas lieu dâêtre trop inquiet sur la lecture de la poésie en France. Elle y occupe une place réduite mais tenace, dâautant quâil est tout à fait normal, pour quelquâun qui aime la poésie, de lire plus de classiques que dâauteurs contemporains. On devrait toujours, dans les statistiques sur la poésie, compter la lecture des classiques, et lâon sâapercevrait que les ventes, toujours trop faibles, ne sont heureusement pas si réduites. En outre, le temps de la diffusion du livre de poésie ne peut pas être celui du roman. En dépit de lâexistence de quelques prix, il nây a pas vraiment « dâactualité » brûlante en matière dâédition de poésie, et il faut sâen féliciter. Mais il faut aussi que lâéditeur crée les conditions pour que cette « vie lente » du livre dont a si bien parlé Jean-François Manier, le fondateur de Cheyne, reste possible. Cela passe surtout par des liens de confiance avec les libraires qui font lâeffort de maintenir un fonds.
Ce que risque la poésie, à vivre ainsi dâune vie souterraine, clandestine, câest bien sûr de sâenfermer dans des ghettos, des chapelles où lâon se congratule entre soi. Le fait que la poésie soit devenue un phénomène « culturel » parmi dâautres lui vaut, il est vrai, de drainer quelques subventions ici ou là. Mais cela nâaffecte pas en profondeur la vie de la poésie, en dépit de la place prise par certaines manifestations plus ou moins officielles ou certaines anthologies assez fortement subventionnées. Ce sont là des phénomènes superficiels.
Que la poésie continue, quâil nây ait aucune raison de désespérer de lâavenir ni même du présent, câest notre conviction, câest la raison même de notre entreprise. Il est plus que probable que de grandes Åuvres sont en train de naître dans lâombre, qui apparaitront tout dâun coup avec évidence. Le vrai visage dâune époque ne se dessine quâa posteriori.

Quant à lâutilité de la poésie elle-même, cette question que nous croyons entendre sous celle que vous nous avez posée, il en va dâelle comme de la lettre volée chez Edgar Poe : elle est tellement en évidence que personne ne la voit. Une langue dans laquelle on nâécrit plus de poèmes est une langue morte. Elle reste en vie tant quâelle a une poésie, et seulement dans la mesure où elle en a une. Câest bien pourquoi, là où des pays sont menacés dans leur survie même, on se tourne dâinstinct vers les poètes, comme on le fit en France pour la dernière fois sous lâOccupation â mais comme on le fait aujourdâhui encore dans bien des pays qui traversent une crise. On se souvient alors de lâexistence des poètes. Le reste du temps, ils sont là, cachés. Quâils le soient moins serait évidemment souhaitable.
Mais si chaque poète appartient à sa langue, câest aussi par lui et seulement par lui que cette langue accède à lâuniversel, parce quâelle prouve par sa poésie, si cette poésie est vraiment poésie, quâelle est une manière dâhabiter le monde. Allons plus loin : sans la poésie, le monde serait à peu près invivable. Bien des gens ignorent que le mal dont ils souffrent est tout simplement de ne pas savoir comment satisfaire le besoin de poésie quâils ressentent au fond dâeux. Ils éprouvent ce manque, mais ils ne savent où le combler et se contentent de substituts. Tout ce qui peut être fait pour que la présence de la poésie soit remarquée est donc bénéfique, pourvu que ce soit sans concessions à la mode et aux logiques médiocres relevant de lâopération publicitaire. 
Tout cela mériterait sans doute encore bien des pages, mais peut-être suffit-il, dans un premier temps, de lâavoir dit ainsi.

La Coopérative :
Philippe Giraudon et Jean-Yves Masson

Pour lire l'ensemble des Disputaisons cliquer sur ce lien.


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