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(Note de lecture) Classé sans suite, de Sophie Martin, par Pierre Vinclair


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Posté 11 mars 2020 - 10:31


6a00d8345238fe69e20240a4f0ccba200d-100wiLa poésie est-elle un genre parmi dâautres, défini par des formes, des tropes, des traits caractéristiques ? Ou nâest-ce pas au contraire la littérature dans son état sauvage, quand elle échappe à toutes les conventions ? Dans la quatrième de couverture de Classés sans suite, Sophie Martin (déjà auteur de deux ouvrages de prose) écrit : « Je nâavais jamais pensé à écrire de la poésie. [â¦] Je me disais : voici ce que je veux dire, voici lâhistoire que je veux raconter. Comment y arriver sans passer par les fadaises du roman ? »

Des histoires, Sophie Martin en raconte en effet dans ce livre étonnant, qui frappe par son humour et sa fraîcheur (si lâon veut bien entendre par là la liberté souveraine dâune langue qui ne se soucie pas dâobtenir des bons points de la part de son lecteur) ; des histoires dâamour et de ruptures, notamment. Et parmi elles, celle qui la lie avec un dénommé Pierre Tisserand :

À présent nous étions dehors
Les pieds au bord de lâombre courte de lâimmeuble
Nous nous habituions à la clarté
Il remarqua : Ah vous fumez
â Parfois
Le laconisme est un des agréments du tabac
â Parce quâon ne dirait pas
À vous voir
Quâest-ce quâon dirait à me voir
Voilà ce quâil serait intéressant dâapprendre, pensais-je
Voilà ce sur quoi, chacun, nous avons peu de renseignements

Quâimporte, en réalité, ce que la poésie est ou nâest pas ? Les grands discours ne sont semble-t-il pas lâaffaire de Classés sans suite, avant tout un livre où la langue, efficace (le livre sây lit en tout cas sans faire de pause, et en jubilant), sâemploie à fabriquer un plan de langue où comique et dramatique ne se distinguent plus. Où la frontière entre le premier et le second degré sâabolit :

Héloïse Pillayre, une amie, me disait Cette histoire
Dont tu fais un poème â Une sorte, à peine
â Tu feras mieux dâécrire une comédie
Tu lâappellerais Les deux empotés

Câest vrai quâon ne fait pas plus empotés que nous
Quand nous trouvons un jour de rendez-vous nous nâosons en fixer le lieu
Quand je lui dit Je vous ennuie il ne dit rien
Et quand il dit Je vous dépose en voiture je lui dis Ça vous ferait un détour
Et il acquiesce

Ou bien un drame, pensais-je, câest la même chose [â¦]

Sans effets de manche, avec une remarquable économie de moyens (outre lâusage des vers et quelques dialogues en italiques, peu de ponctuation, pas de métaphores tapageuses), Sophie Martin propose des fulgurances tranquilles (par exemple : « Lâair y était dense comme de lâeau ») qui paraissent aussi naïves quâelles sont en réalité le fruit dâun art maîtrisé. De Brest à Denfert-Rochereau, derrière les tribulations pince-sans-rire de son alter-égo, personnage digne de Tati ou de Jean de la Ville de Mirmont, Classés sans suite est notamment remarquable par sa manière de faire affleurer dans un livre de poésie, mine de rien, un genre de choses qui nây avait jamais été mis auparavant. Car de la même manière que citer du François Furet quand on se sépare de quelquâun, cela ne se fait pas, narrer une anecdote qui pourrait sembler si ridicule, dans un poème, jusquâà Sophie Martin, semblait également interdit. Et pourtant :

Et il disait : Le ver est dans le fruit, comme lâécrit François Furet
Bien utile de citer François Furet pour une rupture
Peut-être un pari dâétudiants en histoire

Ce nâest quâun exemple parmi beaucoup dâautres, non pas seulement dâun rapport au monde, mais dâun ton et dâune manière dâécrire originale. Car si le naturel de son écriture pourrait donner à penser quâil ne sâagit dans ce livre que de tranches de vie prises sur le vif, Sophie Martin sait en effet parfaitement, comme elle lâécrit (toujours avec lâair de ne pas y toucher), que « la réalité nâest jamais sûre, câest lâécriture qui lui donne consistance ».


Pierre Vinclair

Sophie Martin, classés sans suite, Flammarion, 2020, 98 p., 17â¬


Extrait

Le sphinx

Comme jâavais posé mon menton sur son genou
Tenant ses jambes repliées entre mes bras
Que jâétais nue comme lui et que je le regardais tranquillement
Il me dit : Tu es le sphinx, et je ris
Nâétant pas le sphinx, ni mystérieuse, répondis-je
Tout ce qui passe dans mon esprit passe sur ma figure
Je ne propose pas dâénigme à ceux que je rencontre

Mais le sphinx, me dit-il, ne propose pas dâénigme
Il bricole le matin sa petite devinette
Pour engager la conversation
Pour éviter de parler â dans le désert
De la pluie, du beau temps
Par fatigue de demander lâheure
Il est bien ennuyé que personne ne trouve
Lâhomme, lâhomme, dâhabitude ils nâont que ça à la bouche
Il aurait dû penser quâon trouve beaucoup de choses
Lointaines et difficiles
Avant de se trouver soi-même


Tu es le sphinx, tu as des yeux qui posent une question
Et comme je baissais les yeux puis le regardais encore, il me dit
Répète, articule mieux, je nâai pas bien compris
Et je riais, embarrassée par cette mythologie
Moi je voulais simplement lui demander pourquoi il nâavait pas joui
Câest difficile de parler de sexe depuis que la morale exige quâon en parle librement
Je ne pus rien dire
Fermai les yeux
Quelle fatigue
Va pour le sphinx


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