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(Feuilleton) Dans la forêt des jours de Jacques Robinet, 8 et fin


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Posté 25 mars 2020 - 02:26


Dans la forêt des jours*

Un nouveau feuilleton de Poezibao, Dans la forêt des jours, de Jacques Robinet. Comme une suite à La Monnaie des Jours, le livre que les éditions de La Coopérative ont publié à lâautomne 2019. Chaque parution est accompagnée dâune Åuvre de Renaud Allirand.

*titre emprunté à un poème de La Nuit réconciliée de Jacques Robinet, livre de poésie paru aux éditions La Tête à lâenvers en 2018


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Dans la forêt des jours, 8 et fin

24 décembre 2019 â Encore une nuit, un soleil, un Noël. Jâégrène incrédule le rosaire des saisons et des jours. Rosaire est trop religieux pour ce décompte désenchanté. Mieux vaudrait parler de ritournelle qui ressasse sans vergogne son refrain. Câest cela qui souvent mâenrage : le sentiment dâassister impuissant à la fuite du temps, tel un chasseur embusqué qui manque toujours sa proie. Je connais si bien la réponse : enracine-toi au plus profond qui jamais ne varie. Hélas ! les mots frémissent et sâeffritent à la surface de ce lac pur et immobile. Ils sây perdent et jâen vois se refermer les ondes sans que rien ne change. Pour cacher ma déception, jâai encore recours au langage : jâagite ses osselets, je parie sur une surprise à venir. Quand elle advient, jâen déchire le cornet pour ne trouver à lâintérieur que la même complainte, â fÅtus desséché qui refuse de sâextraire. Mais, suffit ! Une belle lumière dâhiver remplit cette pièce où je déverse ma bile. Elle mâenvahit, me redresse. Le vieux cauchemar sâeffrite. Nul besoin de papier surprise. Il suffit que le ciel se déverse sur les toits de Paris. Les embryons morts regagnent leur enfer. Jâai gagné la délivrance dâune heure libre et vagabonde comme la sonate de Scarlatti que jâécoute. Elle proclame sa joie de vivre en bondissant de notes en notes. Tout est bien.

â Plus tard : longue promenade dans Paris. Nous descendons sur les quais de la Seine et déambulons longuement en passant sous le pont Alexandre III. Le fleuve en crue remue ses eaux boueuses et menace les berges. Frappés par un rayon de soleil, émergent dans le ciel orageux, en haut de leur colonne, les quatre Pégase dorés, retenus par autant de déesses brandissant une trompe ou une épée. Vus de très bas ils semblent pris dans un tourbillon de lumière, avant de sâenvoler. Les bruits de la ville parviennent assourdis. Nous passons devant des péniches désertées. Si près du fleuve, il nây a presque plus personne. Bonheur de marcher avec Renaud dans cette ville dont je suis, depuis toujours, amoureux. Mon humeur mélancolique semble définitivement évaporée. Un définitif bien provisoire, je le crains. Épuisés, nous finissons par attraper un bus bondé. Un noir au bond sourire me laisse sa place. Les africains sont les seuls à faire preuve dâune telle prévenance, car ils ont été élevés dans le respect des ancêtres. Leur courtoisie me touche beaucoup.


25 décembre 2019 : Noël à Ondreville â Retour vers 15 heures dans notre vieux village après deux mois dâabsence. De ma fenêtre, je vois à travers les branches du sapin devenu transparent, une large bande violette qui partage le ciel : au-dessous une frange dorée mêlée dâun bleu sombre, au-dessus lâazur encore très clair où sâeffrangent deux légers nuages. Le plus étrange câest ce large ruban lie -de vin qui ne cesse de sâélargir et dâenvahir lâespace pour progressivement sâassombrir. Câest une couleur peu commune qui vire au gris, une peau de serpent avec des écailles rougeoyantes qui ne cesse de sâallonger et de tout dévorer sur son passage. Le temps dâécrire ces mots, la lumière a été engloutie et tout reprend sa place : lâarbre noir au premier plan et, derrière lui, écrasant les dernières lueurs, la grande masse sombre qui nâest plus quâune ombre pesante, bientôt confondue à la nuit.


29 décembre 2019 â Retour dâune longue promenade en forêt de Fontainebleau. Nous découvrons de nouveaux chemins aux noms affligés : route des adieux, des pleurs, qui débouchent sur une allée du mystère avant de sâaventurer dans des ailleurs mythologiques : route des dryades â jolies nymphes des chênes â ou de Cythère, puis, épuisés par tant de détours, renoncent et se déclarent : route sans nom. Toutes ces étapes franchies, on débouche enfin sur la route de la Beauté.
Nous déambulons longuement parmi les hautes fougères rouillées, les mousses toutes neuves, dâun vert éclatant et les grands arbres défeuillés aux gestes tourmentés qui semblent en procès avec le ciel. Au fond dâune allée très sombre, la lumière blanche se met à rougeoyer à notre approche comme du verre en fusion sorti du four. Soudain, un peu à lâécart, émerge un étrange échafaudage de roches en forme dâabri où, en nous courbant, nous découvrons des incisions rupestres de signes néolithiques, étrangement proches de certaines gravures contemporaines. Renaud pousse des cris de joie comme sâil venait de découvrir la tombe de Toutankhamon ! Peu de choses ont dû changer dans ces sous-bois depuis lâépoque où les premiers hommes se pressaient autour du feu, devant ces cachettes de silex, si mal protégées du froid.
Nous rentrons sous un soleil nappé de brume. Soudain, au bord de la route déserte, une croix de buis, des couronnes de fleurs encore fraîches, un prénom sur un panneau : Nicolas, 24 ans. Nous nâen saurons pas plus, mais cela suffit pour assombrir ce beau dimanche. Silencieux, près de celui que jâaime, je mesure le bonheur qui nous est donné de vivre encore ensemble. Tout cela, devenu soudain si fragile, suspendu à un caprice du destin, à un souffle. Est-ce pour cela que je tente, sans y croire, dâéterniser ces instantanées du temps qui fuit ? Pour le meilleur ou le pire : rendre grâce dâavoir vécu.
Instants que Jaccottet décrit admirablement : Je saisâ¦que jâai touché maintenant cette immédiateté qui est aussi la plus profonde profondeur, cette fragilité qui est la force durable, cette beauté qui ne doit pas être différente de la vérité.  Et plus loin : ⦠dans toute lâétendue, lâheure de lâéternité qui bat dans des cages de buée[1]. Je ne connais rien de plus beau que ces derniers mots.



1er janvier 2020 â Lâannée nouvelle fait son entrée sans gloriole. Grise, effacée, elle sâinfiltre comme une mendiante qui ose frapper au portail. Je préfère lâimaginer en fée capricieuse qui tient serrée contre son cÅur un trésor caché. Que nous réserve-t-elle ? Chacun fait des vÅux à sa façon, comme on jette du sable aux yeux dâun animal imprévisible pour aveugler sa colère. Le monde nâa pas changé depuis hier. Après une nuit endiablée dâalcool et de pétarades, il se réveille la gueule de bois, traînant sa besace dâinfortune. Le Président a fait son numéro à la télévision, promettant des jours meilleurs. Que pouvait-il faire dâautres ? Les uns ricanent, les autres applaudissent. A ce jeu de dupes, chacun tient sa place comme il se doit. Élargissant le cercle, le monde crie au feu (incendies apocalyptiques en Australie), à lâouragan, aux dérèglement climatiques. Les enfants sâégosillent en faisant la grève de lâécole pour alerter les puissants qui, le nez dans le sable, se réjouissent des progrès de la Bourse. Mais, à quoi bon dévider cette recension des alarmes ? Je regarde le ciel qui refuse de se dérider. Mes arbres eux-mêmes prennent un air éploré et piquent du nez honteusement. Chacun fait étalage de morosité dans cette lumière sale. Pente trop facile que je suis tenté de suivre, mais un sursaut de colère me redresse : cette heure a beau se couvrir de cendres, elle ne me sera pas ôtée. Il faut la regarder autrement : dans cette grisaille pointe, imperceptible, une nuance rosée, les arbres repliés sur eux-mêmes écoutent monter leur sève des profondeurs du sol. Dans ce silence maussade, la gestation de la vie hivernale se déploie. Pourquoi suis-je si sensible aux apparences ? Tant dâannées derrière moi devraient me prévenir contre ces caprices des hommes, de lâhistoire et du temps. A quel rêve insane de stabilité suis-je demeuré accroché ? Tout bouge, tout change à chaque instant, je le sais. De même, je nâignore rien de la fragilité de tout ce qui mâentoure.
Que fais-tu de cet îlot au milieu des tempêtes, où tu reviens toujours tâamarrer ? Pourquoi renies-tu si follement lâespérance qui tâhabite ? La vie nâest quâun songe plein de bruits et de fureur, tu le sais depuis toujours. Mais pourquoi faire de ce monde mouvant un monde désenchanté, pourquoi rejeter lâamour qui porte ce rêve ? Dehors rien nâa changé, hormis un souffle de lâair qui fait frissonner le noisetier. Câest le signe imperceptible dâun acquiescement à la force qui nous habite.


9 janvier 2020 â⦠Épuisé, ne sachant comment calmer lâagitation de ces dernières heures, après avoir reçu quelques patients, jâécoute les Variations Goldberg, jouées par Alexandre Tharaud. Quelques notes suffisent pour apaiser la tempête. Nâayez pas peur ! adjure celui qui est monté sur la barque. Et voici que sur les eaux calmes, la lumière recommence à briller. Comment ne pas sâémerveiller de cet allègement ressenti jusquâau plus profond de soi-même. Cette musique qui poursuit son fil de joie à travers le rigoureux maillage dâinfinies variations, me dépose anéanti sur sa grève. Les vagues se succèdent, murmurant leur consentement à lâamour qui les soulève. Câest beaucoup plus quâune prière, câest une réponse en forme dâaction de grâce qui balaye tout sur son passage, me dénude et mâemporte. Il ne sâagit nullement dâune fuite exaltée vers un ailleurs imprévisible, mais du présent débarrassé de sa gangue, devenu attentif et prévenant, qui se dévoile. Bach â sourcier des eaux dormantes â nâen rajoute jamais. Cette musique ne déchire pas le ciel, elle sâinfiltre comme lâaurore pénètre insidieusement la nuit. Alors je devine qui est là, fidèle, depuis toujours.


11 janvier 2020 â Tard : une journée encore, écoulée, disparue. Par rapport à ce constat banal, deux réactions opposées sont possibles : la plainte de lâavare dépossédé ou la liberté acquise en cet allégement de soi-même consenti. Vivre câest cela : la voltige dâun grain de poussière dans la lumière, le frémissement de chaque instant qui est aussi une visitation. Ce sentiment de plénitude se concilie étrangement avec celui de la perte. Comme si je devenais de plus en plus riche de ces heures mal ou bien traversées. Ainsi, lâécume de la vague qui brille sur la plage quand le reflux est amorcé. Je suis riche, non pas des objets vainement accumulés, mais de ces frôlements du temps qui mâépurent, me délivrent de lâaccessoire, me ramènent à lâessentiel. Oui, le temps sâen va et ma vie avec, mais câest comme si ma barque, devenue de plus en plus légère, trouvait un nouveau tempo pour bondir vers lâhorizon qui se rapproche. Lâexpression musicale me semble juste pour décrire ce que je ressens ce soir. Câest un étrange jeu de qui perd gagne. Progressivement tout ce qui mâest enlevé mâest rendu transformé. En est-il de la vie humaine comme du passage de la chenille au papillon ? Comme elle semble soudain ingrate cette mue que lâon abandonne derrière soi, quand déjà se défroissent les ailes engluées dâune très longue attente ! Jâécris ces choses sans trop oser y croire, probablement entraîné une fois de plus dans la spirale ascendante de Bach que jâécoute sans me lasser pendant que je laisse courir ma plume.


22 janvier 2020 â Mieux que tout autre essai dâécriture, la poésie me révèle impasses et ornières, les infranchissables du désir. En ce domaine, le moindre effet, la moindre facilité de langage, fait tache et dénonce le gribouille qui a osé se faufiler dans lâenceinte sacrée où chaque mot célèbre le silence. Câest cette vibration du silence à peine effleuré par le langage qui enchante la poésie. Qui a pressenti cet accord du feu et de la glace, ne peut poursuivre sans avoir constamment lâimpression de profaner la pureté dâun très fragile équilibre. Il faudrait que les mots se fassent musique afin dâéchapper au piège du signifié. Dâoù la tentation dâaccorder tout lâespace au signifiant, détaché de toute appropriation. Du Bouchet nâa cessé de chercher ce suspens dans la vacuité du sens. Son poème : Dans la chaleur vacante reste à mes yeux la plus haute tentative pour rendre à chaque mot son nimbe de silence. Un pas de plus et câest lâeffacement de tout signe, la page blanche qui nâenferme plus rien, ouvre lâespace infini. Je reconnais le même désir dâabsolu, le même effroi devant la souillure de toute projection humaine dans certaines recherches artistiques, telle celle de Marc Rothko, par exemple.

Est-ce pour cela que je suis le plus souvent attristé par mes tentatives poétiques ? Où je croyais mâêtre emparé du duvet des anges, câest un piteux manteau qui tombe à mes pieds. Jâai souvent remarqué que lâabus des mots rares et précieux entraîne le même désastre que des vitraux du 19ème siècle transposés dans une église romane : ils fracassent son harmonie. Il faudrait écrire avec lâexigence de dépouillement et la nécessité dâun Soulages pour lâabbaye de Conques.

â Un souvenir qui sâignore de Patrick Corneau[2]. Depuis quelques jours jâen tourne les pages avec un bonheur sans cesse renouvelé. Lâécrivain avance « à sauts et à gambades », écrivant, comme Montaigne, en marge de ses livres amoncelés. Regard acéré, intelligence toujours sur le qui-vive, il se tient en retrait sans rien perdre des turbulences et des impasses de ce monde. Avec une grande élégance, sans se mettre en avant, par modestie ou pudeur, il se dévoile à travers ses exercices dâadmiration. Ses innombrables lectures dénoncent mon ignorance. Chacune de ses citations mâinvite à découvrir un nouveau livre et parfois à en éviter dâautres. « Être dans le vent », le met en fureur : Ne jamais lâêtre si lâon veut durer. Jean Guitton ne disait-il pas que cela prédispose à un destin de feuille morte ?[3] Cet écrivain qui mâest si fraternel me touche par la grâce de son style, autant que par son érudition qui me donne le vertige. Impossible de tout citer, mais comment ne serais-je pas sensible à des descriptions comme celle-ci : Une brise légère venait de la mer apportant avec elle lâécho étouffé du ressac et lâodeur épicée des tamaris⦠Cet homme si aimant, si prompt à sâoublier devant ceux quâil vénère, peut sortir de son carquois des flèches acérées. Le passage à la télévision dâune certaine Nathalie N. est un passage dâanthologie dans son genre. La verve caustique de Mauriac nâest pas loin. Et comment ne pas acquiescer quand il épingle lâusage détourné de certains mots. Ainsi, ironise-t-il : « on gère » aujourdâhui un enfant, mais aussi une séparation, un deuil, les difficultés du jour. De fait, le vocabulaire marchand gagne ce quâil y a en nous de plus intime, de plus obscur[4]
Ce livre sâinscrit dans la grande tradition des moralistes et pamphlétaires français. De Montaigne à Voltaire, sans oublier Diderot ou, plus proche de nous, le Journal de Jules Renard. Mais la mélancolie de Rousseau nâest jamais très loin, celle de Cioran ou Ionesco, non plus. Pascal accompagne, lui aussi, la méditation de ce penseur qui se remet très mal de lâeffacement de Dieu en ce monde. Je retiens, très précieusement, ce quâil écrit dâEtty Hillesum, dont il cite et commente longuement la bouleversante « Prière du dimanche matin », que jâévoque moi-même si souvent, depuis que je lâai retrouvée récemment dans le petit livre paru chez Arfuyen. Ces concordances de pensée me touchent beaucoup.
Patrick Corneau utilise les citations comme un peintre les couleurs pour son tableau. Par touches successive, à travers ses admirations et rejets, se révèle lâauteur. A la fin, de façon très élégante, câest son autoportrait que lâon découvre. Visage très aimable et vulnérable, avec tous les élans dâune enfance secrète et préservée. Câest un livre qui nâa pas trahi le désir profond qui, masqué derrière tant dâouvrages, se dévoile si humain et très proche, avec beaucoup de générosité et de discrétion. Je garderai près de moi ce livre si dense en réflexions, si vibrant dâémotion, si soucieux de partager la beauté de ce monde et de combattre ceux qui sâacharnent à la détruire. Voix rare et secourable qui crie encore dans ce désert où, éloignés des grandes routes, quelques assoiffés ne désespèrent pas de trouver un puits.

â La poésie est ennemie de la hâte et jaillit parfois à lâimproviste, telle une source après un long cheminement invisible. Je souris de cette métaphore usée jusquâà la corde, mais à laquelle je reviens toujours. Bel exemple de ces ornières, de ces enlisements auxquels jâai tant de mal à échapper. On mâa montré récemment des poèmes dâenfant dâune grâce absolue. Comment retrouver une telle liberté, une si grande économie de moyens, une telle transparence devant la lumière du monde ? Oser encore. Guetter le duende, jusquâà la fin.

 

[1]  Philippe Jaccottet â Paysages avec figures absentes â Oiseaux invisibles
[2] Patrick Corneau â Un souvenir qui sâignore â Editions Conférence
[3]  Idem - p. 71
[4] idem- p.139


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