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(Anthologie permanente), Elena Schwarz, Elégie sur une radiographie de mon crâne


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Posté 03 juin 2020 - 09:10


6a00d8345238fe69e20264e2dfe30f200d-100wiLes éditions Les Hauts-fonds publie Élégie sur une radiographie de mon crâne dâElena Schwarz, choix de poèmes traduits du russe et présentés par Hélène Henry.

Dans le jardin des idées

Si la nuit te surprend aux jardins murmurants d'Épicure,
Endors-toi à la poterne â c'est une grâce qu'on te fait â  
Là où dans les feuilles les notions sont de blanches sculptures,
Le Hasard chauve et la Nécessité.

Depuis ton cÅur sinue l'extrémité d'un fil rouge,
Une SÅur pour le dévider s'en saisira,
La deuxième d'un coup de fuseau au sacrum
Va te pousser et te faire entrer au jardin.

Et me voici errant languissamment dans les allées,
Lisant ce que le temps effaça à demi,
Et répétant à part moi d'heure en heure :
« Combien je suis heureuse, et combien malheureuse ! »

Des gens là-bas ont marché, ils ont admiré,
Ils ont fait, médusés, le tour des idoles,
Et d'autres, au désespoir, ont écorché le marbre,
Contre ces socles se frappant le front.

Si blanches les notions, transparentes et vierges,
Illimitée, leur forêt de pierre â
Là les idées de Platon étaient des pantins qui tournoient
Et qui pendent du ciel comme de Parménide la sphère.

Le soleil baisse, les ombres des notions s'allongent.
Hélios, eh, attends ! Laisse-moi le temps de les comprendre.
Mais il fit sombre si vite â elles ne blanchoyaient plus que vaguement â
Soudain elles ont fui â la raison en vain voulut les retenir.

Voici le Temps â Il était là, en miettes ou bien pâmé,
Et je commençais juste à le concevoir,
Quand il a fui, a basculé, s'est effondré :
Il n'est plus notion, mais comment le nommer ?

Ô Espace ! Toi qui si simplement cédais à notre prise,
Ô Béatitude ! â cachée sous le masque du tourment â
Comme du lait vous avez coulé, répandus tout à coup,
Mués en écume, océan sans forme devenus.

Sauve-qui-peut des idées ! Plâtre envolé en poussière,
Marbre fendu comme se brise un verre.
Quel barbare a détruit ces tombeaux ?
Qui tenait la masse ? Qui fut l'ouragan ?

Soudain, tout près, un grondement, un cri,
Soudain, tout près, on a marché en froissant les buissons,
Un éclair dans les cieux, un Åil sanglant s'éteint :
On a tué Dieu. C'est Dieu qui vient de mourir. Toi.

                                                                                1985
pp. 84-85

*

Le coffret de l'histoire

Dans les sous-sols russes, suffocants paradis
Il y a des princes de toute beauté :
Tout à fait comme des hermines
Ou des pierres précieuses.
Je les sors de leur boîte,
C'est noir-puant
Noir-diamant â
Il y a par exemple le Terrible,
Son greffier, ses commis
Je les inspecte sous toutes les coutures.
Je les picote avec une aiguille â
Pantins minuscules,
Marionnettes
Avez-vous existé pour de vrai,
Mes petits ?
J'étendrai pour eux une fourrure blanche,
Je la sèmerai de perles et de poudre noire,
Je leur servirai une souris au raifort*, du sarrasin,
Un nectar de miel qui entête.
Ils couinent : â La Russie, elle est où ?
Ne sommes-nous pas sa semence ?
Nous avons chu dans le noir, pour qu'elle pousse.
Je les remettrai dans le coffret ouvré,
Je les recouvrirai d'un manteau de loup gris â
Qu'il fait sombre là-dessous, et qu'il est beau
Le tsar avec son sceptre (et si bénin),
Petite chimère recroquevillée.

                                                                                1988

* Dans une lettre à sa femme du 30 septembre 1832, Pouchkine raconte que Nachtchokine, pour s'amuser, s'était servi d'une souris pour imiter son plat favori - le porcelet à la sauce au raifort. (Note de la traductrice.)

p. 102

Elena Schwarz, Élégie sur une radiographie de mon crâne, choix de poèmes traduits du russe et présentés par Hélène Henry, 2020, 188 p., 19â¬

Note de la traductrice :
« Tout poète construit, à sa façon, un contre-monde. Elena Schwarz (1948-2010) plus que d'autres. Sa poésie, cousine de celle des grands poètes russes du fantastique existentiel et mythologique, Khlebnikov ou Tsvetaeva, parente de celle de Rimbaud dont elle revendique la proximité, invente u autre espace, achronique, décalé, kaléidoscopique, où pullulent des créatures hybrides, hommes, plantes et bêtes, surgies des légendes, des livres sacrés, comme de l'existence quotidienne. Un imaginaire foisonnant, doté d'une logique onirique, nourri de vieilles traditions ésotériques, engendre des entités qui soudain s'animent, se déploient, deviennent parlantes, désirantes, menaçantes...
La présente anthologie rassemble le meilleur de l'Åuvre lyrique d'Elena Schwarz, textes courts ou longues âvisions-événementsâ qui composent un théâtre du poème. »



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