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(Note de lecture) Marcel Migozzi, Ecaillures des jours, par Eric Elliès


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Posté 17 juin 2020 - 01:17


Visitant un jour le musée des Beaux-Arts de Nantes, jâavais lu avec intérêt et surprise, dans la citation dâun peintre connu dont jâai malheureusement oublié le nom, que sa peinture était dâabord un labeur et quâil sâastreignait à peindre chaque jour même quand lâenvie lui manquait. Et lâinspiration lui venait alors parfois presque à lâimproviste, comme un éclair trouant la grisaille dâune tâche quotidienneâ¦

« Écaillures des jours » ressemble à un carnet dâannotations de sensations brutes et de pensées saisies comme elles surgissent, avant quâelles ne sâeffacent, comme si écrire était aussi un travail de chaque jour.

Avril 2009 : Mille regrets, et plus encore, de nâavoir pas, durant des années, épinglé régulièrement du vécu. Vivre nâarchivait que des silences. Et maintenant, derrière moi, friches, landes, brandes.

Mais, malgré le regret de nâavoir pas écrit assez, on devine et perçoit, derrière la mince plaquette éditée avec la mention « extraits », lâaccumulation des notes formant une masse vivante de sensations et de souvenirs, qui ressuscitent le passé dans lâinstant présent.

Avril 2009 : Jâai traversé la guerre sur un nuage à peine grisâtre. Ma mère proche, les bombes pouvaient grésiller sans mâépouvanter. Mon père nâavait jamais peur. Le silence des soirs du couvre-feu était même velouté.

Ces notes ne constituent pas un journal : elles ne sont pas précisément datées (juste marquées dâun repère année/mois) et ne cherchent pas à sâancrer minutieusement dans la continuité des jours. Ecrites à fleur de vie, souvent sur un ton de confidence, avouant les désirs, les espoirs, les craintes et les attentes de lâauteur, elles composent une sorte dâautoportrait restituant la densité dâune vie dâoù rayonne une chaleur humaine à la fois intense et sereine, et consciente de sa finitude :

Octobre 2008 : Hôpital. Silence. Lâami en chambre individuelle. A la sortie le panneau « Chambre mortuaire ». Tout a été depuis toujours prévu. En arrivant à la Farrioule, la matinée ayant offert de la douceur hospitalière, aller voir le jujubier jaune clair qui se découronne en paix. Si lâon pouvait disparaître ainsi, auréolé, dans la lumière dâun soir dâoctobre.

Lâévocation des parents disparus et des amis vieillis, la nostalgie de la ferveur des engagements politiques en écoutant lâInternationale (Août 2009 : Communisme dâautrefois, des premiers temps de lâutopie, de lâespoir fou (autant dire créé par la naïveté humaine). Espoir carbonisé. Mais des braises encore.), les heures jardinières et le miracle permanent de la vie qui éclate en floraison de couleurs et de parfums, les interrogations secrètes à jamais sans réponse (Avril 2006 : et toutes ces pâquerettes allumées dans lâherbe nâauraient aucun sens ?), lâindifférente tranquille du chat dormant au soleil, les rencontres fugaces avec un passant inconnu dont la fragilité ou la beauté émeut, la splendeur ou lâétrangeté dâun instant ordinaire, et les heures dâécriture ne sont pas « racontées » : elles sont « énoncées », sans aucune grandiloquence, comme si le poète était avant tout un témoin qui voit et entretient le souvenir dâune beauté dâautant plus belle quâelle nâest que de passage :

Avril 2007 : Sur la route de Toulon. Coteaux ensoleillés, illuminés par les cerisiers en fleur. Juvénile blancheur, beauté fraîche et floconneuse à la fois, neigeuse, mais neige sans étouffement, isolée en bouquets aériens. Tronc noirs et candeur des branches gainées, fleuronnées de lumière. Arbres qui témoignent pour lâéphémère humain sans cesse renouvelé.

Le rapprochement des notules suscite peu à peu lâévidence dâune présence qui imprègne le texte et lâirrigue, provoquant un débordement comme une rivière prend source puis cascade, avec un flux tantôt rapide tantôt apaisé (et parfois souterrain quand son cours creuse des résurgences dans lâépaisseur du passé). Lâunité et la cohérence du cahier résulte de cette présence, qui assume de dire « je » et, dans un abandon qui ressemble à un consentement, tisse des liens entre sa vie et le monde et, par lâécriture, nous les offre en partage :

Décembre 2004 : Ce matin un papillon sâest posé sur ma peau. Je nâosais bouger, sacré par cette union. Comme élu pour vivre une communion privée. Comme si jâavais des ailes dâéternité éphémère.

Janvier 2009 : Je fume un havane sans faire allégeance à quiconque, sinon à des souvenirs aussi légers et proches que la fumée bleutée qui mâentoure, au rouge-gorge sur sa boule de graisse que jâai suspendue à la branche nue du lilas, à mon chat couché sur le muret. Silence au soleil. 13 heures. Tout lâunivers est posé sur la terrasse, à mes côtés.

Le partage est un élément essentiel de lâengagement de Marcel Migozzi, aussi bien poétique (il anima de nombreuses revues, aussi bien par amour de la poésie que par liens dâamitié avec les rencontres que provoque la poésie) que politique (et même de sa foi â presque naïve dans sa pureté mais assumée â dans les valeurs de lâidéal communiste). Son écriture est portée par une profonde empathie, voire un élan de compassion, et on sent quâil endosse, presque à la faire sienne, la souffrance et la douleur de tout ce qui vit et meurt, aussi bien un arbre fendu par le gel, quâun mendiant quêtant quelques sous ou quâune vieille femme qui marche péniblement sur ses jambes déformées par les varicesâ¦

Janvier 2004 : Au feu rouge, lâhomme qui va dâune auto à lâautre. Qui tend la main pour manger. Qui parle seul pour vivre. Un carton à la main. Jâai honte, pense à mes parents, mais le feu passe au vert. Jâaurais dû ne pas regarder fixement devant moi comme pour éviter de voir trembler des lèvres.

Novembre 2006 : Sur la terrasse, un oiseau rondelet. Mort. Dans ma main, câest un nuage en suspension. Une vapeur de plumes dans mon argile âgée. La vieillesse ne foudroie pas les oiseaux comme nous. Je lâai posé sur lâétagère, à côté dâune lampe électrique. Déjà le soir sur lui, avec des mouches.

Dans ces notes déposées sur le papier au jour le jour se manifeste, peut-être moins filtré par le tamis formel de la poésie de ses recueils, apurée à lâextrême, un sentiment dâamour envers les êtres et le monde.

Eric Eliès

Marcel Migozzi, Écaillures des jours (carnets 2002 â 2009), Editions Villa-Cisneros, 2019, 104 p. 13â¬

Voir ce film avec quelques « écaillures » de Marcel Migozzi



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