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(Note de lecture) Laurent Albarracin, Pourquoi ? suivi de Natation, par Marc Wetzel


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Posté 01 juillet 2020 - 09:59


6a00d8345238fe69e20263ec256d0f200c-100wiest-ce pour cela qu'elle
(une rose) est le fleuron de l'être ( 54-12)

Il s'agit ici, une nouvelle fois, pour Laurent Albarracin (né en 1970) d'interroger les choses. Les choses, pas les personnes (ce n'est ni interpellation, ni consultation : on ne demande pas une seule fois - sur plus d'un millier de fois - à quiconque son avis ou son pedigree) ; et les choses, pas les actions (ce n'est pas examen des fins et mobiles, pas contrôle de motivations ; il n'y a pas un seul sondage d'initiatives ni expertise d'interventions. C'est d'ailleurs, par souci de clarté, un monde sans autrui : l'auteur, tout au long de son livre, reste aussi seul pour formuler et jauger le monde que Dieu a pu l'être pour le créer et le pourra pour le juger). Bien sûr, questionner les seules choses (négliger les sujets et écarter les actes) est un étrange pari : quels services attendre en retour d'elles ? Le mystère devrait-il en savoir plus long sur lui-même que nous ? Quelle chose est donc le chososcope lui-même ?

pourquoi le mystère semble savoir de lui ce qu'on ne sait de lui (26-2)

la goutte d'eau n'est-elle pas le pas de trop du peu
(34-12)

le mystère n'est-ce pas le rien qui en fait trop
(62-8)

comment elle
(la rose) fait son profit du mystère (76-16)

Il s'agit, deuxièmement, d'interroger ici la nature des choses. On ne recense ni leur âge, ni leur emplacement, ni pour elles-mêmes leurs variations de port, de taille ou de texture. Albarracin est le contraire d'un chroniqueur de la présence, d'un journaliste des aléas ou des tendances lourdes du cosmos. L'auteur n'a pas à choisir d'être métaphysicien, il l'est : la nature de la réalité est son exclusive, constante (et envahissante !) obsession. Et cette "nature" des choses - on le saisit d'entrée - aura bien ici la richesse et l'ambiguïté de toutes ses significations : provenance, assise constitutive, caractère propre, cours ordonné, général et spontané des phénomènes, fondement dispensateur des pouvoirs, limites et correspondances des choses. L'homme est comme ça : sa vigilance est totale ou rien ; il aime et explore pour lui-même le relief intime du cosmos.

est-ce qu'une inquiétude sereine traverse les choses (17-5)

est-ce que le cÅur secret des choses n'est pas fait des précautions prises pour le conserver
(58-12)

est-ce que le monde est le monde parce qu'il est à la fois trop grand et trop petit pour lui-même
(60-2)

la rose est-elle le volant de la partie de badminton que se dispute l'univers
(62-11)

D'autant que, troisième point : on convoque ici, pour répondre à la question de leur nature, les choses elles-mêmes. Non pour les cuisiner (sur leur emploi du temps, leur intelligence ou non avec l'ennemi, leurs capitaux et dettes secrets), mais bien pour entrer directement, par cÅur de discours et discours du cÅur, dans leur cuisine même (dans la sorte d'universalité privée de leur immense atelier) : l'apprêt de leurs ingrédients, les tourments et délices de leur maturation, la conduite de leurs gradients, les courroies de leurs métamorphoses.

pourquoi elle (la rose) est un buisson de moues
pourquoi elle est un ange de tics
pourquoi elle est une forêt de dédains
(52 -7 à 9)

pourquoi le papillon batifole entre deux fleurs sinon parce qu'il est une fleur libre d'aller de fleur en fleur
(59-2)

pourquoi la fleur est un diamant qu'on traverse
(73-13)

pourquoi les fleurs sont les pas de ce qui ne marche pas
(75-9)

Cette autocélébration jubilatoire des choses prend donc partout la forme (provisoirement sceptique, ironiquement naïve) de l'interrogation - d'une armada grandiose d'un gros millier de "quoi" , "comment", "y a-t-il", "jusqu'où", "est-ce que", "faut-il", "à (en, de, sous, sur ...) quel (le)", "pourquoi" -  qui

* annonce tout de suite, honnêtement, la couleur (les questions avouent d'emblée qu'elles seront sans réponse puisqu'elles se présentent, sur soixante-quinze pages serrées, sans point d'interrogation - sinon un seul à la toute-fin, p. 85)
* assume avec un rare courage intellectuel les trois risques inhérents à un tel choix de faire parler les choses par et pour elles-mêmes : la facilité (une chose est par principe un support fixe et identifiable de propriétés ; ainsi la chose est comme munie du travail dont elle résulte, et porteuse de l'information qu'elle garantit. On n'aura donc pas de mal à prélever son sens ou le faire fructifier ailleurs) ; la régression (une chose, c'est un morceau primitif, indéterminé, pré-objectif de réel : son allure de quant-à-soi natif, de jouet primordial perdu, autorise tous les fantasmes); et bien sûr l'animisme (toute chose ayant valeur d'échange, évoquer comme le fait ici l'auteur une sorte d'autogestion du monde par ses choses mêmes, c'est prétendre déchiffrer et révéler leur propre circuit d'échanges, leurs canaux de communication et transmission. Faire dialoguer ainsi les choses, c'est les doter d'appels d'être que nous entendrions pour elles, et de réponses d'être que nous relayerions).
* crache le morceau : les choses témoignent irréfutablement de ce que la nature est poète. Elle produit ce dont elle s'enchante. Elle n'a pas besoin de savoir ce qu'elle est pour se suffire (dans les modalités interrogatives du recueil, on trouve quelques "faut-il", mais aucun "suffit-il" - c'est bien le signe que l'autosuffisance des choses de nature est hors de ... question !). Enfin, la nature persiste par son pouvoir de causer des choses et des propriétés de choses qui la causent en retour : elle s'arrime donc à son propre essor, comme toute inspiration !

Laurent Albarracin chante ainsi l'idée que la nature aime les choses, car ni les événements (la chose, elle, n'a pas besoin d'arriver pour être là !), ni les phénomènes (la chose, elle, n'a pas besoin d'apparaître pour être !), ni les objets ( la chose, elle, n'a pas besoin de l'aval d'un sujet pour se distinguer de lui !) ne pourraient, au contraire des choses (qui seules lui assurent à la fois stabilité, consistance et indépendance), lui permettre de se suffire.
Et c'est chanté, cela, avec une justesse et une profondeur rares, car toutes les formulations retenues par l'auteur montrent comment c'est l'expérience (jamais le pur savoir) qui fixe les qualités, et la parole (jamais la programmation ni le calcul) qui conduit et affine l'expérience.
Dans la familière onomatopée, par exemple, c'est l'expérience directement qui prend la parole :

la fleur n'est-elle son plouf en fleur (43-5)

comment elle
(la rose) fait pschitt en couleurs (53-6)

la goutte d'eau un floc qui aura floculé
(67-9)

pourquoi la fleur est un flop miraculeux
(76-7)

quel pouah délicieux la rose pousse avec des moues
(84-4),

comme dans le néologisme, la parole relance l'expérience :

plutôt que l'être de la rose qui éclot avec la rose, n'est-ce pas la rose qui s'êtrise dans la rose (65-2)

pourquoi la rose est une capsule d'infervescence
(80-5)

Et cette immense litanie de questions (on dirait le croisement de Péguy et J.H. Fabre, ou d'Héraclite et Aragon, ou de Thomas d'Aquin et Saint-François), loin de défier ou différer la vérité, est un mode interrogatif qui ne suspend rien, qui ne dilue rien, ne suspecte rien - mais ouvre, tout à l'inverse, sur les autres modes, affirmant la poésie même du monde que cette inépuisable Interrogation suppose, souhaitant la cohabitation durable des éléments qu'elle relance, ordonnant même (d'un impératif courtois, mais non-négociable) la croissance de soi à soi qu'elle ausculte et enregistre partout et toujours.
La gymnastique ubiquitaire et l'endurance analogique du monde naturel ont rarement été célébrées (et pour tout dire secondées) par une pensée aussi ferme et subtile, une attention à la disponibilité même du monde (et un usinage fin et massif à la fois de cette attention). Quelques exemples magnifiques, sans commentaire :

pourquoi la rivière est la réponse de la berge à la berge (17-9)

pourquoi le cou du cygne s'interroge
(18-4)

quel sabot de quel galop imprime les choses
(24-13)

quel pistil absent dans la mer forme les vagues
(25-8)

est-ce un flocon qui a embouti la rose
(27-5)

pourquoi les horloges sont des horloges sinon parce qu'elles sont des meules qui ne mordent sur rien
(46-10) 

est-ce que le temps qui passe ne s'arrête pas un peu dans les choses qui fuient
(58-11)

est-ce que la rose est le lutrin d'un évangile du rien
(80-13)

Et, courtoisie supérieure, l'auteur s'offre de répondre à cette question d'A. Silesius (pourquoi la rose est sans pourquoi, comment elle fleurit sans autre raison) qui a engendré ici toutes les autres. En trois passages, dont le dernier vient clore le livre :

est-ce que son pourquoi certifie la rose
son sans pourquoi n'est-il son pourquoi
le sans pourquoi de la rose ne renforce-t-il pas la rose dans la rose et dans son pourquoi
le parce qu'elle fleurit fait-il fleurir seulement la rose
ne fait-il pas fleurir aussi le pourquoi de la rose
(42 - 2 à 6)

la rose est-elle la rose parce qu'elle pose une question définitive (...)
comment c'est avec son pourquoi que la rose fleurit
comment c'est avec la manière de son pourquoi qu'elle répond à sa matière
(64 - 3 et 5 à 6)

comment la rose se découvre de chair
avec quel toupet elle se moque de ses raisons en un plumeau de causes
comment la rose évacue son pourquoi dans un soupir de rose ?
 (84-16 et 85)

Tout nous montre donc que le réel, incroyablement, se va :

pourquoi tout est bel et bon en étant soi (45-7)

L'exemplaire intelligence d'un tel auteur ne doit pas décourager, ni sa profondeur nous paraître indiscrète (ce perplexe répertoire général des correspondances possibles dans la nature ne peut, par principe, épuiser le déclic de présence qui anime celui même qui le hante). On a là un grand poète, un très grand, et disons-le carrément, pour une fois le talent n'empêche pas le génie. 


Marc Wetzel

Laurent Albarracin, Pourquoi ? suivi de Natation, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2020, 110 pages, 13â¬


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