Ariane Dreyfus publie Sophie ou la vie élastique aux éditions du Castor Astral.
MIDI
Les poissons tournent dans le bocal chatoyant
Ils bougent ils respirent c'est leur nage, leurs nageoires
Si fines que le soleil passe à travers, elles ondoient
Sans fin dans la respiration et dans l'eau
Les poissons tournent les poissons tournent
Sophie peu à peu se demande
Elle porte à la bouche de la poupée de la salade
Coupée et recoupée
Grâce au charmant couteau
Sophie les regarde à nouveau, longtemps
Ça va comme ça, la salade, il lui faut
De la chair à la poupée qui est trop pâle
Et donc
Quelle chance, il y a ce qu'il faut
*
Salés à vif les poissons font des bonds à l'agonie
Il a fallu mouiller sa main dans l'eau pour en prendre
D'abord un
Malgré le dégoût parce que c'est trop vivant
Qui chatouille la paume comme pour dire quelque chose
Et enfin le lâcher sur le marbre,
Plus facile et plus triste car ça dévale la pente
Du cÅur qui n'entend rien
La boucherie des poissons se fait sans cris
Sophie étale les morceaux devant la poupée qui attendait
Elle en soulève un par une branchie
Le pousse entre les dents de celle
Qui n'en veut pas
Essaye avec un deuxième
Elle n'en veut pas parce qu'elle n'existe pas
Sophie lève les yeux
Le bocal est vide
Elle baisse les yeux
« Au premier coup de couteau les malheureux poissons se tordaient en désespérés ; mais ils devenaient bientôt immobiles, parce qu'ils mouraient. »
Eux sont allés jusqu'au bout avec elle
///
NON PAS LE DERNIER, MAIS LE SEUL JOUR
Camille et Madeleine tendent chacune un bouquet de violettes
D'un sourire qui se prolonge hésitant
Visages dont la lumière change
Madame de Réan sourit de leur silence
Quelques fleurs coupées de la terre
Mais contenant sa part anxieuse
Elle les prend dans sa main,
Leurs tiges même pas écrasées par leurs paumes
Ce sont des enfants qui font attention à la vie
Capables d'attendre de très longues secondes
Les décisions du monde, même celles qui les touchent
Au seuil du parc qu'elle va quitter pour toujours
Madame de Réan rassure les enfants, Sophie dort
Mais elle sera contente de les voir, et aussi,
Les violettes sont très belles ce sont les premières
Et elles auront tout le temps de jouer
Rien ne peut disparaître dans ce qui recommence
///
LES MOTS ET LES CHOSES
Sophie s'accroupit pour regarder si le chien
Veut bien dans ses yeux
Oui
Penchée au-dessus de l'écuelle
Elle en ôte les feuilles que la tempête
A fait chuter des arbres
Voici de la vraie eau et poignée de trèfle
Presque du thé pour la théière
Camille Madeleine et Paul attendent
Bien au chaud ils bavardent
Sorti de l'étagère, du blanc de Meudon
Sophie frotte avec son couteau
De quoi faire que l'eau soit crémeuse
Et pose le couvercle sur le pot de crème
Les morceaux de craie sont carrés
Donc c'est déjà du sucre dans le sucrier
Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique, 2020, 110 p., 12â¬
Quatrième de couverture :
Parfois un personnage vient se heurter à nous,
qui sommes déjà en morceaux.
Où poser le pied quand de grands blocs se détachent ?
Mais si le sol bouge, Sophie de Réan saute ailleurs, et ne se retourne pas.
Je la regarde, je vois la vie, possible, élastique, je vois : écrire
se glisser dans le courant qui passe à portée de main,
de corps, nager et filer, disparaître et réapparaître, et surtout
Je ne veux pas me souvenir.
Ariane Dreyfus est née au Raincy (Seine-Saint-Denis) en 1958. Elle enseigne en région parisienne et anime des ateliers d'écriture. Elle a reçu le prix des Découvreurs. Le Castor Astral a publié Iris, c'est votre bleu et Nous nous attendons (reconnaissance au peintre Gérard Schlosser). Elle est l'auteure de plusieurs livres dans la collection « Poésie / Flammarion », dont La terre voudrait- recommencer et Le Dernier Livre des enfants, ainsi que de La lampe allumée si souvent dans l'ombre (éditions Corti
En couverture : Marc Feld.
Une pensée rouge (pour Thierry Metz), 2017.
Voir l'article complet