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(Note de lecture) Laurent Albarracin, L'Herbier lunatique, par Marc Wetzel


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Posté 03 août 2020 - 01:27


6a00d8345238fe69e20263e959f0af200b-100wiLe recueil tient la promesse de son titre élégant et paradoxal. Qu'un herbier, en effet, soit une collection de plantes séchées, ou de dessins de ces plantes, rien de plus organisé, rien de plus constant, rien de plus figé, - rien, donc, de moins lunatique que lui ! À l'inverse, puisque "lunatique" signifie : qui ne cesse de varier ses humeurs, qui est victime de toutes les influences qui passent, qui laisse ses (capricieuses, pernicieuses, fantaisistes) lubies disposer de lui (et s'imposer aux autres ...), ce trait de caractère menacerait, non seulement la cohérence d'un collectionneur, mais son existence même. D'autant qu'il s'agit ici exclusivement de poésie (pas du tout de science, ni de cueillette !), et d'une poésie précise et vaillante (qui n'a donc rien de vague ni de versatile). L'herbier lunatique est la Nature vue depuis son propre tempérament, comme le dit ce merveilleux vent artisanal, typiquement albarracinien... :

"Le vent se déchire
grâce aux feuilles des arbres
Elles sont les petites mains qu'il emprunte
pour qu'elles le déchirent
" (p. 26)

Mais alors, quel sens donner au titre de ce recueil ? On peut, peut-être, y deviner, trois confidences : d'abord l'humble aveu que tout interprète authentique de la nature est sous son influence (pour parler des éléments et de leur vie profuse et contrastée, il faut donc tout de suite avoir laissé sa raison impassible au vestiaire. La logique formelle traite de l'être comme si elle n'en était pas ; la poésie biophysicienne d'Albarracin fait l'inverse : elle reconnait que la Nature possède la première forme de présence, modèle de toutes les autres, et que la présence parlante et pensante en est une forme dérivée, une suite dépendante). Heidegger, on le sait, estime que toute approche devient métaphysique quand simplement elle contraste l'être avec l'apparence (avoir le pur éclat de sembler), avec le devenir (ne pas cesser d'entrer dans d'autres états), avec le devoir (qui n'est pas le fait d'avoir sa propre réalité, mais vaut par avoir à se réaliser comme horizon d'un Bien) et avec la pensée (là où l'être est en rapport de présence avec ses propres éléments, la pensée ne fait que se représenter des rapports ou rassembler des éléments de présence) : la poésie d'Albarracin est pleinement métaphysique, mais sa métaphysique est pleinement immanente, comme si son langage savait rabattre la nature sur son propre questionnement, et célébrer son universel et secret auto-rassemblement, son art de fédérer toujours et partout les moyens (spatiaux, temporels, causaux, finaux) de sa présence :  

"Tout l'opaque de la pierre
est le durcissement d'une clarté
tout le dur de la pierre
l'éclat de sa durée
"  (p. 11)

Ensuite l'invocation de la Lune place la recherche sous le double signe de l'impossible (promettre/décrocher/demander la Lune ...) et du laborieux (la succession des quartiers - comme pour Vénus, ou d'ailleurs pour la Terre vue du ciel - indique que la Lune reçoit une lumière qu'elle ne produit pas, sous des angles qu'elle ne choisit pas, et dans des figures cycliques dont aucune n'accomplit définitivement son apparence, pas plus qu'un pas quelconque de danse ne pourrait à lui seul terminer le mouvement des autres) : le lunatique est ainsi l'impossibilité de faire autrement que faire autrement (subir autre chose ou refléter un autre faire). On ne peut pas plus concevoir d'humeur indépassable que d'humour définitif (une telle prétention abolirait le détachement même qui le rend possible). L'imagination même n'est peut-être que le satellite chatoyant d'un astre inaperçu, d'une faculté ou d'une puissance indétectable par elle. Modestie et lucidité vont donc ensemble dans cette refiguration débridée du monde qu'est la poésie.

"La lune
fait ce monde
irréel


elle est
un rappel
à l'oubli
"  (p. 41)
 
Enfin, il y a là l'idée - contre-intuitive, mais féconde - d'un herbier résolument mobile, d'un herbier qui se déplace avec les éléments qu'il marie et présente les uns aux autres, d'une collecte de rapports si explicitement improvisatrice que chaque rapprochement saurait pouvoir être le dernier, non parce que l'ajout d'une ultime relation révèlerait la structure globale, mais au contraire parce qu'un prélèvement inexplicable détruirait la valeur et le sens de tous les recoupements et filiations jusque-là obtenus ! Si l'être est vivant, tout épisode de lui peut être le dernier : les variations sont indéfinies (comme chez le merle, les "tchouc", "pink pink pink", "sriii" et "uèk-uèk" ne savent que se relayer les uns les autres) parce que tout invariant l'est de justesse :

"D'un merle qui varie
on ne peut rien conclure
sinon que le merle varie
et qu'on peut tout en conclure
"  (p. 18)

Ce qui rend cette poésie particulièrement suggestive et éclairante, c'est qu'à côté de très courts récits (qui nous font comme vivre ce qu'ils formulent) et de belles métaphores (qui nous apprennent à voir des choses comme nous savons déjà ou saurions mieux en  voir d'autres), Laurent Albarracin est le maître de l'allusion créatrice, de l'éveil (plaisant) d'une idée (latente) - jamais d'un simple sous-entendu, mais d'une insistance de biais, une révélation par la bande. C'est nous faire voir comment la réalité se vit elle-même, ou nous la faire vivre comme elle sait se voir. Ce que nous croyions être de simples concepts humains (permettant de mieux interpréter nos relations avec le monde) - comme "profondeur", "ouverture", "maturation", "dissolution" ... s'avère alors aventures intimes de la réalité naturelle même. Un langage net, vif, précis et inspiré à la fois, nous fait alors comme gagner en réalité par d'autres moyens qu'elle : c'est un jeu ("allusion" et "ludique" ont la même provenance) d'intensification de la présence, qui à la fois règle (et comme chorégraphie) ce qu'il y a de gratuit (de potentiellement gracieux) dans le cours des événements, et aménage un espace où la pensée peut aller comme directement courir et s'épanouir dans les choses. Quatre exemples, donc, pour montrer comment, pour ce poète, illustrer par le travail même des choses (qui sont toutes, par nature, appliquées à se rendre productibles !!!), respectivement : profondeur, ouverture, maturation et solubilité :

"Jeter une pierre dans le lac
pour éveiller son gouffre
"  (p. 40)

"La fenêtre pose
devant le paysage
qu'il reste encore
à l'ouvrir
"  (p. 38) 

"La goutte d'eau qui se détache
tombe de la lenteur dans la vitesse
comme un fruit mûrit
longuement sa chute
et comme la vie prépare
l'impromptu
"  (p. 21)

"L'eau est la clef
qui lave
de toutes les serrures
"  (p. 45)


L'homme est modeste (il ne prétend livrer que "quelques aperçus du mystère") et ouvre avec d'infinies précautions le sanctuaire de la démiurgie naturelle. L'ouvrage de la nature n'est en effet irrésistible que parce qu'il est inexplicable, c'est à dire parce que son art doit se cacher son propre accès pour garder manifestations infaillibles. Si la perle savait qu'elle n'est qu'une tumeur de nacre tentant de contenir une impureté, un "bleu" (dermatologique) qu'un coup (de sang) s'épanchant sous un coup (de pression), un glouglou qu'un hoquet gravitationnel en écoulement contraint, la surprenante beauté du sort ferait moins la fière ; mais cette poésie conserve (et peut-être même garantit) la dignité des recettes de monde que sa parole manifeste. Ainsi :

"La perle est un peu comme
confier ton pansement
à ce qui te blesse
"  (p. 36)

"Le bleu :
un coup reçu
avec son baume
"  (p. 53)

"Une bouteille
qui se vide
est pleine
d'un poisson
respirant
par secousses
"  (p. 28)

Pour exprimer naïvement mon admiration : ce poète parait posséder, en certains synthétiques et parfaits passages, le tact même du Démiurge :

"Le rond de la lune
comme si l'on avait enlevé
le verre posé sur le ciel
et que resterait
marquée d'un bleu
la nappe qui dresse
la table vivante des choses
"  (p. 56)

On aime qu'ici l'auteur renonce en quelque sorte à sa propre virtuosité pour ne pas contaminer ou fausser, par le discernement rhétorique, l'intelligence et l'expressivité indigène des choses. On aime qu'il descende dans l'atelier des choses en ayant préalablement descendu les "couleurs" (au sens du drapeau) du moi. On aime l'idée que non seulement la nature ne nous a (comme disait Alain) rien promis, mais encore qu'elle ne s'est rien promis à elle-même : ses incidents de complétude, l'haleine forcément chargée du Tout, les formes que se donnent les fonctions et les fonctions que se peaufinent les formes, tout est répertorié ici de ce qui avance, éclaire et aide dans une Åuvre qui en fait exactement autant. Les amateurs de génie honnête seront servis : on peut enfin rêver sans trahir !

"Déchirante
est la troisième aile
de l'oiseau, celle
qu'il déploie quand il chante
et qu'il glisse dans le registre
des doléances
" (p. 44)

Marc Wetzel

Laurent Albarracin, LâHerbier lunatique, Rougerie, 2020, 80 p., 12â¬
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