Aller au contenu

Photo

(Note de lecture) Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase, par Isabelle Baladine Howald


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 05 août 2020 - 02:02


Singbarer Rest, le résidu chantable de Jean-Christophe Bailly


Pauvres livres de ce printemps ou parus au début du déconfinement quand tout le monde avait bien autre chose à penser⦠Mais justement, penser (à) autre chose était tellement nécessaire, au moment cette « sortie », comme une soif en pleine chaleur.
Ce fut un petit livre rouge et vert, paru chez Nous, qui mâaida à me remettre dans mes propres pas : Naissance de la phrase de Jean-Christophe Bailly, lâinsituable qui pourtant a lâétendue dans son Åil de travail.
La question du langage est depuis toujours une de ses questions : « le pari aura été de supposer à la question de lâorigine des langues (et donc, de lâapparition du langage) celle de la venue en nous, des phrases que nous essayons de former ».
Ceci concerne les deux textes du livre, le second étant davantage consacré, mais sur le même thème, au livre de Williams Carlos Williams et au film de Jim Jarmusch au titre éponyme Paterson.

Celui qui ne parle pas encore, lâinfans, a besoin dâune langue déjà formée, existante non seulement bien sûr pour communiquer mais aussi pour exister. Toutefois il nous arrive de chercher nos mots, de buter sur lâun dâentre eux, dâen oublier avant de les retrouver. « Ce que nous percevons dans des moments resserrés, si nous nous laissons entraîner, câest lâantériorité absolue où le langage a dû puiser pour être et devenir, câest le monde muet auquel il renvoie et dâoù il provient. » Le langage avant la langue (maternelle), câest-à-dire aussi, du silence, du non prononcé, « un frayage humain », « un écho » et un éveil du sens, tout ce qui sâest perdu en chemin qui rend si difficile lâexpression de nos émotions.
« Phraser (parler, écrire) », câest chercher et écouter cette origine.
Nourri des réflexions sur ce sujet de Humboldt et bien sûr de Herder et de Benveniste, Bailly réfléchit à la recherche de lâimpossible justesse (quand parvenons-nous exactement à dire ce que nous pensons ou ce que nous ressentons ? Si rarement, si imparfaitement, que souvent, nous gardons le silence ou nous nous regardons, le regard étant le passage peut-être le plus proche de cette justesse recherchée⦠mais aussi, lorsque nous ne parvenons plus à parler (peut-être lâorigine des larmes ? enfin, ceci est une pensée qui me traverse).
« La conscience dâun flottement » ... (le « es schwebt » de Webern cher à Lacoue-Labarthe, vers lequel tout ce livre est tendu, adressé, ça flotte, « il » (un neutre) flotteâ¦). Il y a toujours quelque chose « avant », quelque chose, « un pur départ du sens », « une impulsion », avant même le langage, comme une intention.
On pense alors au fredon (ce qui insiste, quâon retrouve souvent, sous le motif différent de lâobsession, chez Pascal Quignard), au chant, ce faible chant, chantonnement comme inconscient de lui-même, à demi-voix dans un moment de bonheur ou tout au contraire dâinquiétude. Câest le Singbarer Rest cher à Paul Celan (traduit par Ph. Lacoue-Labarthe par « résidu chantable »), proche du marmonnement, dans la même recherche de lâorigine, le commencement si léger de la musique, peut-être. Le langage dâune certaine manière nâest que traduction, ouverture dâun monde ou du monde. En arrière-plan on retrouve la « dictée », « chant interne de la langue », ce « phraser » : essayer de faire une phrase, essayer de formuler une prononciation, qui amène à la diction.
A lâorigine de cette réflexion, le peuple des chasseurs cueilleurs des Tupis-Guaranis au Paraguay, étudié par Hélène Clastres. En effet chez ce peuple, le père doit concentrer toute son attention, sa pensée (penser étant dâabord être attentif) bien avant la naissance de son enfant, afin de lui ouvrir un chemin, et un seul. De sorte, dit Jean-Christophe Bailly que « lâêtre à venir est identifié à une phrase, et lâexistence de tout être humain considérée comme un phrasé (â¦) ce qui est donné à lâenfant nâest pas tant  le nom quâil va porter que lâaccès au langage lui-même, que ce qui lui permettra de se porter dans le monde. »
Nous ne saurons jamais vraiment ce qui fut à lâorigine des langues mais nous pouvons rêver ou penser à ce qui fut « ce monde dénué de noms et de verbes », (pas de grammaire, donc â¦) et que câest justement celui-ci qui a « fonctionné comme le seuil même où sâest ouvert le langage. »
Q
uâen est-il du dessin paléolithique, alors ? Un signe, « un signe, et de sens nul » dirait Hölderlin, un pur signe, un signe avant que ne naisse lâimage (autre grand champ de travail de Jean-Christophe Bailly), avant les « figures » ou les « empreintes ».
Le but fragile de nommer, de lâémergence dâune phrase, de lâélaboration dâun récit.

Pour clore le petit livre rouge et vert, vingt pages lumineuses sur Paterson, le livre et le film, ce film suspendu, aérien, tout entier écho des voix des passagers dans le bus, des paroles si gracieuses, du corps gracile, des gestes créatifs de la compagne de Paterson (« une femme pareille à une fleur ») le chauffeur de bus poète, le bruit de lâeau⦠Sur le même thème de ce qui précède : avant le poème : « quelque chose qui nâest pas nommé », et « pendant » le poème « la traversée, par le langage, dâune accalmie qui est aussi une tension ». Dans Paterson le film, il ne se passe presque rien, ce qui donne cette suspension.  
Il y a comme un bavardage léger et constant, auquel on ne prête quâà moitié lâoreille, peut-être justement ce qui précède le moment où Paterson le personnage du film prend son carnet pour écrire un poème. Il sâefface pour laisser affleurer ça en lui, tout sauf de lâinattention, tout au contraire « tout un travail ».
« Le langage ne produit du sens que parce quâil est lâécho dâune sens quâil a entendu. ».
« Le sonore vient ajouter lâélongation dâune trace insaisissable où tremble le passage de la vie â soit cela même dont le poème fait son matériau le plus propre ».

Jâai pensé, plusieurs fois durant le temps de la lecture de ce livre, à celui de Keith Basso, Lâeau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert (Zones sensibles) qui étudie les liens entre espace et langue chez les apaches occidentaux en Arizona. Comme il est dit dans la préface de Carlo Séveri : « â¦ un nom de lieu, en apache, est une image décrite par des mots. Il montre ensuite quâun nom de lieu apache indique une direction du regard ». On retrouve ici, à la place du père du peuple des tupis-guaranis, celle de lâancêtre qui nâest jamais quâun père ancien, qui « occupant le lieu pour la première fois ce point dans lâespace, a « vu ainsi » le lieu, et lâa nommé tel quâil le voyait ».
Lâancêtre nâa donc pas seulement marqué ce lieu dâun nom prêté, pour le distinguer dâautres lieux ; il y a aussi inscrit sa propre présence invisible dans la description verbale du lieu, puisquâil y a, pour ainsi dire, transcrit son regard. Toute personne qui passe par là se met donc à la place de lâancêtre. La parole quâil ou elle énonce â le nom du lieu â est celle de lâancêtre. Celui qui voit, et qui énonce le nom, voit donc le lieu à partir de ses yeux. »
On en revient au regard mais aussi à celui qui transmet, et à celui qui revient vers lui.
Là-bas, pas de nom de lieu, juste la description du lieu où lâon passe, évidemment mouvante puisque le paysage peut sâéroder, changer mais en même temps reste malgré tout reconnaissable. Où ni les dates ni lâHistoire nâexistent, puisquâelles ne sont que racontées et que chacun la raconte autrement.

Câest bien sûr un déplacement par rapport au propos de Jean-Christophe Bailly, mais il y reconnaîtra le parallèle et les possibles.
Tout est flottant.
Comme le battement dâune aile.

Isabelle Baladine Howald

Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase, Nous, 2020, 62 p., 12â¬



a-85qSIYfO4

Voir l'article complet