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(Note de lecture), Alexis Pelletier, Le Présent du présent précédé de Il faut que tu me suives, par Serge Martin


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Posté 19 octobre 2020 - 08:48



6a00d8345238fe69e2026be41bb37a200d-100wiLe titre peut suggérer un recueil de deux livres quand il ne sâagit que dâun seul livre, assez épais, qui nâaurait pas trouvé un seul titre parce quâil en aurait dâailleurs dâautres qui le travaillent : alors deux qui résonnent par le présent redoublé voire intensifié dans le premier titre â il faudra y revenir â et le défectif qui le double par lâinjonction qui nâest pas sans sous-entendre un déplacement décisif de lâontologie, pourtant suggérée par « le présent du présent », vers lâactivité, le déplacement, le passage â pour reprendre à un certain Henri Michaux que lâauteur de Mlash, ce Plume du XXIe siècle, ne peut que suivre, câest-à-dire continuer à sa manière, dans des réénonciations inouïes.

Oui ! il faut suivre Alexis Pelletier dans ce gros livre dâembarquement de tout ce qui fait voix, « plusieurs voix dans une voix ». Câest un impossible qui nous tire tout au long de ce monologue entièrement dialogique, ne cessant de nous mettre au présent de notre lecture, de la lecture dâune « somme de plusieurs instantanés / mis bout à bout tant bien que mal », où la modestie du résonneur ne peut masquer la force de lâactivité de résonance qui ne cesse de nous tirer en avant, câest-à-dire dâinventer le poème dâun « je ne sais pas vraiment qui tu es » où la recherche porte justement sur le « vraiment », sur le « chaque jour / plus fort » dâun « entre nous »  qui veille sans cesse à défaire toutes les rhétoriques aussi bien de la transparence que de la concordance. Dâoù la puissance des leitmotivs dans ce livre, cette petite musique dâune relation de la relation, qui sans ses rimes intérieures ne tiendrait pas autrement quâà se répéter « inlassablement » alors que justement la répétition construit ici dâinfimes différences qui font autant de variations approfondissant, de reprise en reprise, une réénonciation, une voix continuée depuis celles, plurielles, des références qui ne cessent de frapper à la porte du poème, lequel écoute, écoute autant dâécoutes. Parce que comme écrivait Char, cité, « Le poème est toujours marié à quelquâun » !

Mais ces reprises en avant des références opèrent comme les ressouvenirs en avant de Kierkegaard. Inutile ici de lister les innombrables références autrement quâà inciter chacune et chacun à sây retrouver autant quâà sây perdre (« Ce quâil faut accepter en fait / câest que le partage des références nâexiste / pas vraiment et que ce nâest pas grave ») car la référence pour Alexis Pelletier, vieux problème qui ne cesse de travailler son poème (je nâoublie pas ses Références en chemin de fer de 2003 chez le même éditeur), nâest jamais de lâordre dâun repère, comme on le dit dâune vérité établie, partagée sans discussion, vouée à ne pas bouger ainsi que scolairement une Åuvre deviendrait classique et donc patrimoniale, monumentale, inaltérable, inusable. La référence, pour le poème-Pelletier, est de lâordre dâune force qui, avec combien dâautres, porte le poème vers son inconnu, vers lâinconnaissance des références qui sâaccumulant, se tissant des unes aux autres, ne se contentent pas de constituer un intertexte mais engagent un corps-langage (« cette musique interne du corps ») : « de la voix bien au-delà des références ». Les références, dâautant quâelles semblent sâaccumuler dans des accélérations que parfois on peut peiner à suivre à moins quâon ne se raccroche à leurs reprises internes, dâun livre à lâautre, dans ce même livre, ne constituent que des embrayeurs vocaux du poème : « Tu me suis nâest-ce pas // parce quâil le faut / même si tu ne comprends plus rien » ! De lâordre de lâabandon, du parcours, et non du repérage, du voyage, le poème dâAlexis Pelletier nous porte là où nous ne pouvons savoir, loin de nos repères qui limitent les références à ces balises quâaiment les académismes poétiques et sociaux. Il nous emporte dans la relation de la relation, ici appelée le présent du présent : « Et tout déboule en un éclair / je te vois dans le livre / tel quâil pourrait être et ne sera jamais ». Ce déboulement vertigineux et inimaginable, voilà le poème qui vient, va et emporte, son auteur comme son lecteur.

Ce serait réducteur alors de concevoir un tel poème comme narratif suivant une trame chronologique dâun vécu, si ce nâest argumentatif suivant également une trame logique dâune réflexion assise sur une théorie de concepts opératoires. Alors même quâil paraît raconter lâhistoire dâune pensée (relationnelle et pour le moins amoureuse) ou quâil semble dérouler la pensée dâune histoire (relationnelle et â¦), il ne sâagit pas dâun voyage dans les mots comme le consommateur en poésie (littérature, musique, artâ¦) habitué au tourisme des croisières plus ou moins luxueuses, vaniteuses voire ludiques, pourrait le croire. Un tel mode de lecture, assez courant à vrai dire quoiquâon en dise, raterait complètement ce qui justement en fait un parcours vers « tout ce quâil reste à apprendre » dâautant que le poème le dit : « Je suis un poète sans mots ». La réduction touristique même affublée de procédures scientistes (prédicats, thèmes, procéduresâ¦) déferait le parcours des métamorphoses que déploie un tel poème, au point de ne plus savoir in fine qui nous sommes, quel lecteur même, autrement quâà nous en tenir à ce « présent du présent », à cette voix qui appelle une résonance, une reprise, une réénonciation, un « suivez-moi sans savoir ».

Tout le premier livre de ce livre double tient entre deux morceaux qui titrent « Placer une voix ». Alors, pris par ce problème, par cette exigence dâécoute, « la voix se déplace encore au loin ». Câest vers et par de tels déplacements que le poème met le cap, quâil porte toute son attention comme, par exemple, avec ce leitmotiv qui va lancer le second livre du poème : « il fait tout le temps jour dans ce livre ». Lâobsession de lâécoute fait le poème, sa valeur autant que sa définition. Sâen tenir au plus près dâun dire qui est le plus souvent tout silence, du moins qui ne cesse de le creuser, ce silence comme un cÅur battant. Parce que le poème toujours dans lâen avant des références y déplie leurs silences, « cette matière à glissement » : « cela me tient et sans savoir aussi / si cela tient ». Tenir voix avec « des essais de rythme » qui font comme le journal dâune relation, lien et récit emmêlés, qui emportent les lieux et les moments dans un présent qui est lâactivité dâun faire jour : à la fois éclairer, mettre au jour le lieu comme toujours un ailleurs devenu chez soi, et annoncer, porter ce jour à hauteur dâun maintenant du dire, « avec les vieilles citations qui reviennent », « cette immédiateté ». Tout le livre alors est ce maintien éthique et poétique, politique et amoureux.
Dâoù le parcours de ce livre qui relève dâune déambulation parfois ivre, titubante, claudicante, toujours errante, volubile et retenue à la fois. Cette marche à lâaveugle (« encore la nuit »), mais qui sây tient, dans sa déambulation, ouvre alors à des visions puissantes, des forces de dire rares qui ne sâobtiennent que dans et par la tenue du marcheur, diseur, raconteur, penseur, ce je qui ne tient que dâun tu â tension amoureuse dâune énonciation au carré, non sans un fond de mélancolie : pas celle qui pousse au retrait mais bien celle qui ronge jusquâà « correspondre ». Ce livre de divagations avec ses vagues à lââme et au monde est un montage quasi cinématographique de ce quâon appelait fantaisies, cet art dâintroduire lâinstable dans la littérature, la poésie : « une autre déclinaison de / rien ». Pas du tout un nihilisme qui la jouerait cynique comme il est de bon ton chez certains romanciers (et poètes ?) à succès qui ainsi joue la maîtrise du rien. Non ! cette instabilité avec tout lâindéterminé cherche à « dire en un instant la force dâune attente », certes dans et par des manières presque clownesques (en cela ce livre sérieux résonne avec le rire de Mlash) : « quelque chose dâune pantomime / qui se prolonge en ne se fiant à rien » ; ou encore « quelque chose de la rengaine ». Le « rien » tire en avant tous ces « quelque chose ». En avant dâune danse, dâun poème. Tout le livre, dans et par ses deux livres enchaînés dans un continu du dire déambulant, du dialogisme vertigineux « pour dire quâen fait câest sérieux / et ça ne lâest pas », tourne autour de ce « quelque chose » : « la main sur ton épaule ou sur tes seins » avec « le désir que jâai de toi / est un présent du présent ». Lâintensification passe alors par ces balbutiements vers « une voix » pour « apercevoir/ lâinconnu en te sachant/ toujours autre que ce que je sais de toi ». Cette montée en voix est une montée en relation qui augmente lâaltérité au cÅur même dâune co-naissance, dans laquelle le lecteur se voit embarqué, sommé quâil est de se « transposer » sachant « quâil nâest aucun point dâapplication ». Il y a dans ce livre une épreuve : celle dâune mise à nu dans « le trou du présent », lequel « nâest pas une douleur/ mais plutôt une chance/ de se confronter à lâimpossible ». Tout le défi fait à la lecture par ce livre qui prend à bras le corps, la voix, « lâincondition humaine ».

Serge Martin

Alexis Pelletier, Le Présent du présent précédé de Il faut que tu me suives, Tarabuste éditeur, 2020, 328 p., 20â¬


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