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(Note de lecture), Howard McCord, Longjaunes son périple, par Stéphane Leménorel


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Posté 09 novembre 2020 - 09:44



Howard McCord, le poète-chaman


6a00d8345238fe69e2026be421f741200d-100wiUn grand poème me laisse parfois l'impression d'être la première note de l'oiseau à l'aube qui, chaque matin, lève un jour neuf. Ou alors il est, simplement, du domaine de la foudre, domaine dont la poésie a le pouvoir de renverser la causalité : comme dans ce long poème d'Howard McCord, le roulement de tonnerre peut y précéder l'éclair qui l'a engendré.
Et Longjaunes son périple tient, rareté insigne, de ces deux types, aussi peu compatibles semblent-ils au premier abord : la clarté évidente et douce de la première note, la brûlure inattendue de la foudre. Le poème oscille d'ailleurs entre les deux versants de l'étincelle, entre l'eau et le feu, dans un jeu constant de basculements où le prosaïque le cède soudain au merveilleux, le merveilleux au geste quotidien. Les collusions de sens et de mots y laissent à de nombreuses reprises un sentiment mitigé, la gêne imprononçable d'une confusion : hésitation aux frontières bousculées de la raison et de ce qui lui échappe - continent tant plus vaste que le petit pays de la raison et, faut-il l'avouer, dont l'exploration réserve bien plus de surprises et de bien plus profondes joies. La langue et le périple de ce poème, où la langue est d'ailleurs bien souvent le périple, ouvrent sur des mystères. Mais pas les mystères de telle ou telle religion, mystères de rétention, secrets de manipulation, faux mystères entretenus comme un feu sur une rive lointaine, histoire d'informer le capitaine du lieu où il doit échouer son navire et sacrifier son équipage. Les mystères que nous découvrons sur ces rivages-là sont des mystères qui fécondent, qui épaississent le sentiment de vivre, mystères dont on tisse les énigmes aux évidences de ce qui est, et qui ne s'opposent jamais au visible, à ce que l'âme touche de ses doigts. Et c'est pourquoi ils nous parlent plus et mieux que les élucubrations théologiques, les abstractions obtuses : celles-ci nous endorment et figent la pensée dans la chair incarcérée, ceux-là nous tirent du sommeil, nous invitent, nous brûlent. Ces mystères, qu'on trouve si peu dans les traités de métaphysique, sont une certaine vibration, une certaine qualité d'être où se mêlent "l'excellence de la géographie" et la poésie.

Là se plante le décor incongru d'une épopée. Le périple commence sur un petit air de country, pour la musique, et, pour les paroles, comme une chanson de Dylan : entre des cartes et une caisse de whisky, une histoire va se raconter, un personnage se dresse, un paysage se déplie. Là, au milieu du désert, au cÅur du Texas poussiéreux, aride, hostile, celui des épreuves : on ne peut pas le manquer, ce fils qui fait un pas. On ne peut pas le manquer et pourtant, d'emblée, ce pas qu'il fait est un pas de côté, d'emblée on passe aux choses sérieuses, d'emblée la terre, aussi inféconde apparaît-elle à cet endroit précis du commencement de Dieu, la terre est écriture, lieu de la trace et de son effacement : "La terre était poésie / et marcher dessus à chaque pas / un nom d'oiseau". Et cette chose plus sérieuse que toutes pour le poète : la marche - de même élan que l'écriture, de même geste, et même refus de la métaphysique. Le poète ne marche pas tout à fait comme les autres hommes - plutôt comme une bête traquée, parfois comme un dieu. Car il a beau boîter, sa démarche est souveraine - et la souveraineté est dans cette claudication qui résiste aux chemins tracés. Le voilà qui, en quelques pages, aura traversé l'Asie, "reçu la connaissance des lieux secrets" (on pense à Shambalah, Eden où l'on apprend "quels fruits peuvent être mangés sans crainte"), l'Inde pierreuse, rejoint les Amériques où, écrit le poète, "Je pouvais marcher dans la solitude / que je voulais, et le redouter", avant de "Revenir chez soi et attendre / se rappeler..." Et attendre que le vent se lève, gonfle à nouveau la voile, ou ne rien attendre.

On songe, en suivant ce périple, aux pérégrinations cosmiques d'un Hénoch, où la dimension astronomique serait remplacée par les vertiges de la géographie. Et plus encore aux randonnées célestes des Immortels taoïstes (le retour à l'origine est dans celles-ci et dans le poème un thème récurrent, central) qui parcourent l'univers sans entrave, avec une liberté absolue, ayant dompté le vent et la matière, s'étant affranchi de tout ce qui retient au sol et dans les rets de l'habitude, les automatismes et les carcans sociaux, l'homme ordinaire. Cette liberté absolue, le poète l'a reçue de son père, elle est "la liberté de l'amour", la parfaite adéquation à ce qui est, l'accueil, l'accord au cours des choses qui permet de "refuser le pouvoir", parce que c'est précisément dans cet accord à ce qui est que le pouvoir perd sa prise et son sens. Voilà cet anarchisme radical qu'on retrouve au cÅur même du taoïsme - et de toutes les vraies traditions spirituelles, poétiques, artistiques, où l'éveillé, celui qui peut "errer au bord de tout", n'a plus besoin d'autre loi que celle que lui dicte son absolue confiance dans l'énigme vitale. Cet individu-là, à mille lieues de l' "individu" moderne, flasque et creux, huitre sans perle, individu de pacotille qui ne tient que par les compensations chimiques et les prothèses que lui concède, à prix d'or, le monde affairé où il s'essouffle, cet individu-là peut se passer de tout l'attirail social des droits et des interdits, le trop bien nommé "arsenal juridique" qui sert à faire la guerre au vivant, à l'imprévisible jaillissement de la vie, cet individu-là est souverain, une fois encore, car il ne tient sa structure que de lui-même, et donc sa liberté.
Ainsi est le poète dans le langage qu'il crée et qui le crée. Ainsi peut opérer son verbe dans l'oreille de celui qui sait écouter.
Et c'est un genre de chamanisme que cette langue qui dans son souffle et dans son pas crée des mondes et les renverse, accède à d'autres dimensions, dialogue avec les esprits et les fait rire, ou pleurer c'est selon : comme le chaman, l'éveillé, l'immortel taoïste, poète est celui dont la langue vibre si haut qu'elle dévoile et révèle, qu'elle se fait, au sens premier, apocalypse. Et rien de désincarné dans cette épopée de mots et d'images qui, tissant les unes aux autres, brouille les repères, ouvre les frontières, défait les catégories, dans un périple plus consistant que tous les tours du monde dans les fumées et la cacophonie motorisée, que toutes les connexions électroniques, rien de désincarné: le poète va chercher dans la tourbe et le temps, dans les totems, cette "langue sombre" qui réclame son chant pour jaillir de la nuit des éléments, cette langue qu'il tresse à son propre désir et c'est le chant de la liberté. Ni la langue ni la main du poète ne s'exonèrent de la vie, de l'urgente nécessité d'aller tâter les grumeaux dans la pâte du monde. Alors que tant d'autres font en rêve, qui tourne aujourd'hui au cauchemar dans les glorioles affamées de l'ego, le voyage de la séparation, de la fuite, de la peur, le poète, lui, fait le voyage du retour - et l'unité qu'il refait dans les mots n'est pas si éloignée de l'étrange unité qui sourd des équations déboussolées, avec laquelle elle partage désormais une indécise vibration. Ainsi le poète recoud-il le ciel encombré au sol ravagé, le regard interdit à la main qui le touche, l'homme à sa source vivante et dans le grain parfois obscur de sa langue, dans les fulgurances et les visions, dans le plaisir charnel aussi des mots qui roulent dans la bouche comme des pierres dans le torrent clair de la montagne, c'est bien Åuvre de chaman qui trame aux magies de l'incantation les sortilèges de l'esprit - ce qui n'est pas sans rappeler encore le Gary Snyder des Montagnes et rivières sans fin, mais on sent que Howard McCord lâche plus encore la bride, se fait plus libre encore que le poète déroutant du Premier chant du chaman : il frôle plus encore les rives incertaines de la déraison. Mais comme lui, il invoque Xuanzang, qu'il nomme même "mon saint", revenu d'Inde par les vallées périlleuses et les cimes impraticables avec les trésors du bouddhisme, ce bouddhisme qui affleure ici et là dans les vagabondages du poète où l'on croise pas moins qu'un Milarépa dopé au "Scotch sec", Ulysse qui attend, comme Agamemnon, le retour du vent, Hénoch encore qui revient les yeux emplis des charmes et des orgueils des dieux : on s'attache aussi au pas aride de William Gasper, L'homme qui marchait sur la lune, dont l' "Åil" qui traverse la nuit et l'informe de la présence d'un autre dans la montagne, est une sorte de passerelle entre les textes, entre les mondes.

Jusqu'au bout (ce matin), je me suis retenu de lire la postface, intitulée : "Longjaunes, une épopée chamanique". Et j'ai bien fait. Connaissant par ailleurs la finesse et l'érudition des traducteurs, Cécile A. Holdban et Thierry Gillyboeuf, j'y ai découvert ce que je craignais, ce qui, d'une lecture précoce, m'aurait peut-être empêché d'écrire : les pistes essentielles de cet inépuisable poème sont, en quelques mots, ouvertes. Il faut être poète pour transposer ainsi un texte d'une langue étrangère, ce que sont, chacun à leur manière, Cécile A. Holdban et Thierry Gillyboeuf : ils vivent le texte et vibrent sa langue, ils soufflent le poème dans leur propre souffle. Je n'en fais pas trop, je veux juste profiter de l'occasion pour saluer le labeur si souvent invisible des traducteurs mais également celui des petits éditeurs, La Barque et la Grange Batelière, qui font le travail que ne font plus les gros éditeurs, le travail de passeurs - un peu chamans aussi.

Stéphane Leménorel

Howard McCord, Longjaunes son périple, traduction de Cécile A. Holdban et Thierry Gillyboeuf, La Barque § La Grange Batelière, 2019, 40 p., 12â¬



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