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(Note de lecture), Guillaume Métayer, A comme Babel, par Pierre Vinclair


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Posté 20 novembre 2020 - 11:17

 

Le gai savoir du traducteur

6a00d8345238fe69e2026bdea67b01200c-100wiQuâest-ce quâun poème ? Une composition de mots telle qu'une forme de nécessité rive chacun à sa place. Peut-on traduire une Tour Eiffel en allumettes ?

Sans doute votre première impulsion est-elle de répondre OUI, bien sûr, vous prenez des allumettes, vous regardez le modèle, réduction, bijection, théorème de Thalès et bam boum vous refaites une Tour Eiffel â ou bien pensez-vous tout de suite au contraire MAIS NON, câest impossible, traditore traduttore !!! Maintenant, regardez de plus près la question posée : que vous demandait-on exactement ? Cette phrase comporte en réalité deux significations tout à fait distinctes : vous demande-t-on si lâon peut traduire une Tour Eiffel, en fer, dans un système dâallumettes (« en » signifierait into), ou si lâon peut traduire une Tour-Eiffel-en-allumettes, dans quelque autre système (« en » signifierait made of) ?

Mais quel rapport avec la poésie ? Câest quâun poème ressemble moins à une Tour Eiffel en allumettes quâà la phrase « Peut-on traduire une Tour Eiffel en allumettes ? » : il tient son ambiguïté des formes singulières de la langue dans laquelle il sâexprime. Le problème de la traduction nâest donc pas un « peut-on » : bien sûr quâon ne peut pas traduire, si par traduire on entend écrire ce poème-ci dans une autre langue (puisquâil dépend des structures de sa langue). Mais bien sûr quâon peut traduire, si par traduire on veut dire écrire dans une autre langue quelque chose qui reprenne tel ou tel aspect du poème original. Autrement dit : il nây a jamais « la traduction » (qui nâest donc ni possible ni impossible) mais toujours « des traductions ».

Câest cette condition par nature multiple des traductions que Guillaume Métayer met au centre dâA comme Babel, dans lequel il nous ouvre son atelier, ou sa cuisine. Pluralité des langues (on nous montre ainsi dix traductions dans dix langues du même poème hongrois), mais aussi pluralité des versions dans une même langue (comme lorsque Brodsky est soumis à plusieurs traductions françaises concurrentes). Il y a des traductions. La traduction est un fait, et câest un fait pluriel. La question ne peut donc pas être « peut-on » (puisque câest un fait), elle est nécessairement « comment traduire ? » : Comment arbitrer entre différentes traductions ? Comment traduire une langue quâon ne lit pas ? Comment traduire le doublage dâune chanson, de telle manière quâelle corresponde aux mouvements des lèvres des acteurs ? Comment traduire une traduction ? Comment traduire « züm-züm » ? A comme Babel répond à toutes ces questions, par des histoires, des anecdotes, des exercices. Traduire, écrit Métayer, est « un squash, avec des rebonds sans fin dans tous les lexiques, des rattrapages acrobatiques, des courses éperdues vers le mur, des arrêts brutaux juste avant » (p. 86). Son livre est un peu comme la description, par un champion, de ses 12 plus belles parties : pourquoi il a joué tel coup, comment il a remonté une situation mal engagée, etc.

Or ce coach serait une sorte de Montaigne ayant lu Pierre Dac : un puits de sagesse caustique, cherchant à instruire le lecteur tout en le distrayant dans des essais menés tambour battant. Ainsi, la traduction dâun poème hongrois dont les mots riment en -ang (dont on découvrira â ultime coup de théâtre ! â que câétait en fait la traduction dâun poème de Verlaine !) donne lieu à des commentaires de cet acabit, lorsque Métayer réfléchit à voix haute : « Il faut peut-être tout recommencer, et chercher un synonyme de région en -an. Jâaurai peut-être une strophe toute en « -ant ». En « -angue », je ne peux pas, ce serait ridicule. Il ne faut pas calquer les langues comme cela. La désinence en « g » est beaucoup plus fréquente en hongrois quâen français. On passe tout de suite de mangue à exsangue, voire de Tchang à ilang-ilang. Câest beau, lâilang-ilang. Mais cela nâa rien à voir : revenons à nos moutongs. » (p. 35)

Ce plaisantin, chercheur au CNRS, est le traducteur de la poésie intégrale de Nietzsche aux Belles Lettres. Il eût pu appeler son livre « Le Gai Savoir du traducteur » tant il regorge de connaissances dans tant de langues (au premier rang desquelles le hongrois, lâallemand, le slovène et lâanglais) mais les énonce sur un mode accessible, plaisant, joyeux. « Jouons un peu pour voir », lance-t-il à son lecteur avant de lui proposer un blind test dans lequel il sâagit de reconnaitre, de deux poèmes, lequel est une traduction de Nietzsche et lequel de Petöfi â mais ce petit jeu est moins innocent quâon croit. Il sert à illustrer un problème on ne peut plus sérieux : lorsquâun même traducteur sâattaque à deux poètes différents, nâa-t-il pas tendance, comme un Midas à bonnet dââne, à tout transformer dans le même cuivre ?

Ce livre est ainsi un bijou dâhumilité : les facéties auxquelles se livre son narrateur (car les traductions nous sont racontées) sont en fait celles de lâartisan qui veut faire connaître un métier de lâombre. Aussi encyclopédique soit son érudition (elle touche à tous les pans du savoir, du plus pop au plus pointu), elle apparait toujours à point, comme celle dâun homme simple, qui se méfie de la spéculation théorique et préfère en rester à la description précise de ses gestes. Gestes dâamour (des textes, des langues, des rimes, etc.) : traduire un poème est une manière de lâaimer. Écrire A comme Babel une manière dâaimer les traductions. Un amour et un amour dâamour sous-tendus par une conviction ferme : que si lâon traduit un poème X dâune langue A dans un poème Y une langue B, puis quâon traduit de nouveau de B vers A, on ne retrouvera jamais X. « On a lâhabitude de se plaindre que les traductions ne sont pas des poèmes, mais il manque au poème une infinité de qualités propres à une traduction. » (p. 82). Câest-à-dire quâelle ressemble moins à de lâeau (incolore et inodore) quâà du vin (colorée, épaisse et enivrante). Au point que lâon pourrait, rêve Métayer, « faire de la traduction une forme de lâÅnologie, attentive à lâeffet des différences sur chacune de nos papilles, organiser de longues et joyeuses dégustations traductologiques⦠» (p. 46)

Et câest exactement ce que nous propose cette Tour de Babel (en allumettes).

Pierre Vinclair

Guillaume Métayer, A comme Babel, Traduction, poétique, La rumeur libre, Collection Raisons poétiques, 2020, 96 p., 16â¬


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