Aller au contenu

Photo

(Note de lecture), Leslie Kaplan, L’Aplatissement de la Terre suivi de Le Monde et son contraire, par Anne Malaprade


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 26 février 2021 - 10:44

 


6a00d8345238fe69e20263e992d259200b-100wiLe monde marche à lâenvers. Il tend à sâécraser, et avec lui les hommes et les mots, les sons et les formes, affreusement platistes. Si révolution il y a eu ces dernières années, elle est dâessence réactive et ne permet plus dâéprouver le caractère « subtil et multiple » du monde. On revient en arrière, on recule, on régresse au point de vivre, de nouveau, sur une Terre bien plus plate que sphérique, qui ne sâouvre plus sur aucun ciel et pollue ses nuages et ses ciels : « Temps troubles, temps troublés, temps confinés » est le titre de lâun des textes réunis dans ce dernier ouvrage de Leslie Kaplan. De nouveau lâhomme, qui a une fâcheuse tendance à se croire le centre de lâunivers, voit son arrogance défaite. Il nâen sombre pas moins dans lâhybris destructrice qui fait fi de lâautre, de la nature, des relations, et du langage : « lâenfer est vert/comme le regard/jaune/de lâhomme à la tête de serpent/qui dâailleurs parfois est une femme/et qui fait tss, tss, tss/à tout ce quâon dit/à tout ce quâon pense/à tout ce quâon veut ». Une Terre aplatie câest une Terre sans vallons ni vallées, un paysage morne et sans surprise, une géographie terne où lâon ne se risque plus à danser au bord de lâabîme, comme lâécrivait Nietzsche. La Terre selon Eluard â « La terre est bleue comme une orange/Jamais une erreur les mots ne mentent pas » â est à réinventer. Plus de « bouche dâalliance » lorsque tout volume sâeffondre et que les trois dimensions sâaffaissent.

Terre aplatie et écrasée, Terre confinée, Terre malmenée et rapiécée.

Pourtant lâhomme renverse, se renverse et imagine le renversement, il aime aussi le désordre et le pas de côté, la bascule et la dégringolade. Sortie, fuite, digression : câest depuis la marge que lâon pourra sans doute sâarracher à lâennui, sur lequel, désormais, on écrit des traités fastidieux et néanmoins fréquemment réédités. « Lâennui était-il une maladie ? Une erreur ? Une faute ? Une fatalité ?/Lâennui avait-il des causes psychologiques ? Des causes sociales ?/ Y avait-il des remèdes à lâennui ? ». Désir entêté et entêtant de renversement donc, et de jouer, notamment, avec les mots. Ainsi ces moments de bascule permettent souvent de poser des questions poétiques, éthiques et politiques. Renversements intimes, renversements de pensée, renversements de perspectives qui passent par le prisme des mots : avec eux on finit toujours par se déplacer, voyager et explorer. Câest reparti ! « dire les mots/brandir les mots/pousser des mots/escamoter des mots/oublier des mots/rêver des mots/signifier des mots/interdire des mots/empêcher des mots/heurter des mots/hahahaha des mots/les mots/les mots/par exemple je peux écrire : un mt, un/mouvt, un mouvement/tout le monde comprend/traduire un mot, des mots/hourra les mots/le réel des mots/la pensée des mots/vive les mots/fiction des mots/sexe des mots/corps des mots/tout et rien des mots/des mots et des histoires/la dimension romanesque/le vélo/la mobylette/letâs go ». Sentiments et émotions bouleversés, corps à lâenvers, câest en marchant, aussi, sur les mains, les pieds en lâair, que lâon voit autrement. Lâennemi « invisible » prend alors la forme qui nous permettra de le combattre et de nous extraire du ressassement et du ressentiment : « mes ennemis je les connais, je les connais/je les vois/et cet ennemi invisible, alors ?/câest ça/sâil est invisible/câest clair/il est partout/partout, partout, partout/je suis tellement fatiguée/ça me prend la tête/je ne peux faire confiance à personne/les enfants ont bien de la chance/ils ne sâoccupent pas de tout ça/des ennemis invisibles ». Cesser de réclamer justice et réparation, refuser la comparaison systématique avec lâautre, abandonner la plainte. Faire, plutôt, le choix de la subjectivation et de lâengagement, se battre contre lâennemi, sâen défendre, tout en acceptant de ne pas le supprimer. Accepter la dimension du risque. Tous ces éléments rappellent ainsi les analyses proposées très récemment par Cynthia Fleury quand elle commente Nietzsche dans Ci-gît lâamer. Parler, écrire, câest mettre ou remettre à lâendroit, adopter une autre perspective, repérer le dominé dans le dominant ou faire apparaître le dominant à venir chez le dominé. Regarder ailleurs et être de nouveau traversé par lâétrange et lâinconnu : voici lâune des expériences que vivent les voix qui sont réunies dans ce dernier livre choral.

Toutes ces voix pourraient être les vôtres, les miennes, et celles du lecteur en qui je cache lâautre : il y a cette femme qui sort du cinéma et qui éprouve sa liberté, cet homme qui rencontre une petite fille, Marylou, et auprès de laquelle il retrouve le goût de lâaventure et le sens de la curiosité, cet acteur, enfin, qui se raconte et rencontre à partir de Kafka. Parler, raconter, dire, introduire de la fiction, câest expérimenter quâil est possible de tout penser â et peut-être de tout espérer panser. Ainsi Cassavetes, Rossellini, Fellini et Welles, mais aussi Chaplin et tous les westerns de Ford, nous rappellent que la métamorphose, les métamorphoses, sont le propre de lâhomme. Par ce devenir on explore et on rencontre, on propose un conte ou une légende qui permet de faire tenir ensemble deux contraires, « deux choses contradictoires » : la souffrance et le rire, le désespoir et lâélan, la gravité et le burlesque. Plutôt que la solution hégélienne, qui consiste, par la synthèse et le système, à fermer et conclure, Leslie Kaplan multiplie les plans et les mondes, « le monde et son contraire ». Et, plus que jamais, du fait sans doute de la dimension orale et théâtrale de ces envois, elle sâadresse à chacun dâentre nous et nous décolle de nous-mêmes. On nâest pas tant « séduit » que « conduit ». On reçoit, on prend, on avance. Elan et allant !

Anne Malaprade

Leslie Kaplan, LâAplatissement de la Terre suivi de Le Monde et son contraire, POL, 2021, 232p., 15 euros.
Sur le site de lâéditeur, vidéo et possibilité de feuilleter quelques pages du livre.


 

z-zizHf3-aM

Voir l'article complet