"La vie de l’homme est comme un cheval blanc sautant un fossé et soudain disparu »,
dit Tchouang-tseu ( cité par Pierre-Albert Jourdan )
Nous sommes pétris d'
absence,
de ceux que tu as aimés et perdus
de ceux rencontrés par hasard
et dont tu t'es aussitôt éloigné(e)
de tous ceux que tu as oubliés
mais qui sommeillent
- tu le sens confusément - en toi
de toutes les choses que tu as vécues
... ou cru vivre, depuis que tu es né(e),
de la part de toi-même enfouie
dans l'obscurité de la mémoire
absence de ces pays qu'on a connus,
qui étaient chaque fois un nouveau monde,
comme pour moi Rapa Nui, l'Île de Pâques,
image elle-même d'une terre ignorée,
oubliée, perdue
que j'ai parcourue à cheval
des journées entières,
ramassant ici et là des flèches d'obsidienne
qui s'étaient brisées
avant d'avoir atteint leur forme parfaite
et qu'on avait abandonnées sur place ;
ou accompagnant les Pascuenses
pour voir le grand oiseau volant
de la Lan Chile
qui inaugurait une nouvelle ligne
vers cette île égarée au loin en plein océan,
comme leurs ancêtres allaient assister,
aux temps heureux, depuis la falaise
au point extrême de leur île-continent
dérisoire,
mais "le nombril de la Terre" pour eux,
à l'arrivée du Manoutara,* l'oiseau-dieu,
venu d'un autre monde inconnu,
à l'équinoxe de printemps,
pour pondre ce premier oeuf dont la conquête,
sur les récifs battus furieusement par la mer,
sacrait le nouveau roi,
aussi éphémère que ses prédécesseurs
puisque son règne ne durerait qu'un an
absence, plus poignante, de ces pays
que tu n'as pas connus mais dont tu rêvas,
pour moi, Madagascar, la grande île
à l'autre bout du Pacifique
dont les terres rouges ne cesseront
de flamboyer dans mes nuits, nuits
hantées par les fantômes du passé
personnages errants d'une Divine Comédie
comme sur le négatif des photos argentiques
ou sur des photos jaunies au fond des tiroirs
mais n'oublie jamais, au bord de ce fleuve d'oubli,
que tu es la voix du montreur de marionnettes
dans ce théâtre d'ombres dont tu es l'un des acteurs,
tu es le regard des statues de pierre de Rapa Nui :
les moaïs , "les yeux qui regardent le ciel",
habitant d'un région éloignée, ravivant,
auprès d'un feu
presqu'éteint, les braises
qui rougeoient encore sous la cendre.
Car toi, tu sais que l'absence n'est pas un manque,
c'est un paysage indécis derrière un écran de brume
mais bien là, attendant le regard amoureux, seul
capable comme pour la Belle au Bois Dormant
de lever le voile et, par le désir, de le faire renaître
* Le sterne ou, peut-être, la frégate
( 2013 )