poesie Suivez-vous sur Twitter : Facebook :

poeme

Les contemplations deVictor Hugo Oeuvre complète

--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER ---License ABU-=-=-=-=-=-Version 1, Aout 1997Copyright (C) 1997 Association de Bibliophiles Universelshttp://www.abu.org/www@abu.orgLa base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU)est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée etmodifiée dans les conditions suivantes :1.  Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignementou de recherche scientifique est autorisée.2.  Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doita) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de ladiffusion ou de l'oeuvre derivee.b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cetteoeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une versionnumérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence.  Cettepossibilité doit etre mentionnée explicitement et de façon claire,ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documentsextraits.c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cetteoeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la versionnumérisée originale, munie le cas echeant des amélioration visée auparagraphe 6, si elle sont présente dans la diffusion ou la nouvelleoeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et defaçon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique auxdocuments extraits.Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquerà l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée.3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie.4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsique celle des contributeurs ultérieurs.5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs,additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre,doit être indiquée.  L'indication des diverses contributions devra êtreaussi précise que possible, et datée.6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute améliorationpar simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe,phrase manquante, ...), c'est-a-dire ne correspondant pas al'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donccomporter la présente notice.----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU ----------------------------------- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER ---<IDENT contemplA><IDENT_AUTEURS hugov><IDENT_COPISTES roulleauj><ARCHIVE http://www.abu.org/ABU/><VERSION 1><DROITS 0><TITRE Les contemplations, tome premier><GENRE vers><AUTEUR Hugo, Victor><COPISTE Jean-Christophe Roulleau-Gallais (jgallais@arcadis.be)><NOTESPROD>Cinquième édition (1858)Version du 16/05/1997</NOTESPROD>----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

I

AUTREFOIS. -- 1830-1843

Cinquième édition

1858


Si un auteur pouvait avoir quelque droit d'influer sur la disposition

d'esprit deslecteurs qui ouvrent son livre, l'auteur des

Contemplations se bornerait à dire ceci: Ce livre doit être lu comme
on lirait le livre d'un mort.

Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis oevi

spatium
. L'auteur a laissé, pour ainsi dire, celivre se faire en

lui. La vie, en filtrant goutteà goutte à travers les événements et

les souffrances,l'a déposé dans son coeur. Ceux qui s'y pencheront

retrouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste, qui
s'est lentement amassée là, au fond d'une âme.

Qu'est-ce que les Contemplations? C'est ce qu'on pourrait appeler,

si le mot n'avait quelque prétention, les Mémoires d'une âme.

Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes

les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, quepeut

contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à
soupir, et mêlés dans la même nuéesombre. C'est l'existence humaine

sortant de l'énigme du berceau et aboutissant à l'énigme du cercueil;
c'est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui
la jeunesse, l'amour, l'illusion, le combat, le désespoir, et qui

s'arrête éperdu -au bord de l'infini-.Cela commence par un sourire,

continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l'abîme.

Une destinée est écrite là jour à jour.


Est-ce donc la vie d'un homme? Oui, et la vie des autres hommes

aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soir à lui. Ma vie
est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivezce que je vis; la

destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se

plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous,
leur crie-t-on. Hélas! Quandje vous parle de moi, je vous parle de

vous. Comment ne le sentez-vous pas? Ah! Insensé, qui crois que je ne
suis pas toi!

Ce livre contient, nous le répétons, autant l'individualité du

lecteur que celle de l'auteur. Homo sum. Traverser le tumulte, la

rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le

silence; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu;

commencer à Foule et finirà Solitude, n'est-ce pas, les proportions

individuelles réservées, l'histoire de tous?

On ne s'étonnera donc pas de voir, nuance à nuance, ces deux volumes

s'assombrir pour arriver, cependant, à l'azur d'une vie meilleure. La
joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s'effeuille page à page dans
le tome premier, qui est l'espérance, et disparaît dans le tome second,
qui est le deuil. Quel deuil? Le vrai, l'unique: la mort; la perte des
êtres chers.

Nous venons de le dire, c'est une âme qui se raconte dans ces deux

volumes: Autrefois, Aujourd'hui. Un abîme les sépare, le tombeau.

V. H.

Guernesey, mars 1856.





LES CONTEMPLATIONS ------------------





Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants Passer, gonflant ses voiles, Unrapide navire enveloppé de vents, De vagues et d'étoiles;

Et j'entendis, penché sur l'abîme des cieux Que l'autre abîme touche, Me parler àl'oreille une voix dont mes yeux Ne voyaient pas la bouche:

-Poëte, tu fais bien! Poëte au triste front, Tu rêves près des ondes, Et tu tiresdes mers bien des choses qui sont Sous les vagues profondes!

La mer, c'est le Seigneur, que, misère ou bonheur, Tout destin montre et nomme; Levent, c'est le Seigneur; l'astre, c'est le Seigneur; Le navire, c'est l'homme.-

Juin 1839.





LIVRE PREMIER -------------

AURORE ------





I

A MA FILLE

O mon enfant, tu vois, je me soumets. Fais comme moi: vis du monde éloignée;Heureuse? non; triomphante? jamais. -- Résignée! --

Sois bonne et douce, et lève un front pieux. Comme le jour dans les cieux met saflamme, Toi, mon enfant, dans l'azur de tes yeux Mets ton âme!

Nul n'est heureux et nul n'est triomphant. L'heure est pour tous une chose incomplète;L'heure est une ombre, et notre vie, enfant, En est faite.

Oui, de leur sort tous les hommes sont las. Pour être heureux, à tous, -- destinmorose! -- Tout a manqué. Tout, c'est-à-dire, hélas! Peu de chose.

Ce peu de chose est ce que, pour sa part, Dans l'univers chacun cherche et désire: Unmot, un nom, un peu d'or, un regard, Un sourire!

La gaîté manque au grand roi sans amours; La goutte d'eau manque au désert immense.L'homme est un puits où le vide toujours Recommence.

Vois ces penseurs que nous divinisons, Vois ces héros dont les fronts nous dominent,Noms dont toujours nos sombres horizons S'illuminent!

Après avoir, comme fait un flambeau, Ébloui tout de leurs rayons sans nombre, Ilssont allés chercher dans le tombeau Un peu d'ombre.

Le ciel, qui sait nos maux et nos douleurs, Prend en pitié nos jours vains et sonores.Chaque matin, il baigne de ses pleurs Nos aurores.

Dieu nous éclaire, à chacun de nos pas, Sur ce qu'il est et sur ce que nous sommes;Une loi sort des choses d'ici-bas, Et des hommes!

Cette loi sainte, il faut s'y conformer. Et la voici, toute âme y peut atteindre: Nerien haïr, mon enfant; tout aimer, Ou tout plaindre!

Paris, octobre 1842.



II

Le poëte s'en va dans les champs; il admire, Il adore, il écoute en lui-même unelyre; Et, le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs, Celles qui des rubis font pâlirles couleurs, Celles qui des paons même éclipseraient les queues, Les petites fleursd'or, les petites fleurs bleues, Prennent, pour l'accueillir agitant leurs bouquets, Depetits airs penchés ou de grands airs coquets, Et, familièrement, car cela sied auxbelles: -Tiens! c'est notre amoureux qui passe!- disent-elles. Et, pleins de jour etd'ombre et de confuses voix, Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois, Tous cesvieillards, les ifs, les tilleuls, les érables, Les saules tout ridés, les chênesvénérables, L'orme au branchage noir, de mousse appesanti, Comme les ulémas quandparaît le muphti, Lui font de grands saluts et courbent jusqu'à terre Leurs têtes defeuillée et leurs barbes de lierre, Contemplent de son front la sereine lueur, Etmurmurent tout bas: C'est lui! c'est le rêveur!

Les Roches, juin 1831.



III

MES DEUX FILLES

Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe, L'une pareille au cygne etl'autre à la colombe, Belles, et toutes deux joyeuses, ô douceur! Voyez, la grande soeuret la petite soeur Sont assises au seuil du jardin, et sur elles Un bouquet d'oeilletsblancs aux longues tiges frêles, Dans une urne de marbre agité par le vent, Se penche,et les regarde, immobile et vivant, Et frissonne dans l'ombre, et semble, au bord du vase,Un vol de papillons arrêté dans l'extase.

La Terrasse, près Enghien, juin 1842.



IV

Le firmament est plein de la vaste clarté; Tout est joie, innocence, espoir, bonheur,bonté. Le beau lac brille au fond du vallon qui le mure; Le champ sera fécond, la vignesera mûre; Tout regorge de sève et de vie et de bruit, De rameaux verts, d'azurfrissonnant, d'eau qui luit, Et de petits oiseaux qui se cherchent querelle. Qu'a donc lepapillon? qu'a donc la sauterelle? La sauterelle à l'herbe, et le papillon l'air; Et tousdeux ont avril, qui rit dans le ciel clair. Un refrain joyeux sort de la nature entière;Chanson qui doucement monte et devient prière. Le poussin court, l'enfant joue et danse,l'agneau Saute, et, laissant tomber goutte à goutte son eau, Le vieux antre, attendri,pleure comme un visage; Le vent lit à quelqu'un d'invisible un passage Du poëme inouïde la création; L'oiseau parle au parfum; la fleur parle au rayon; Les pins sur lesétangs dressent leur verte ombelle; Les nids ont chaud; l'azur trouve la terre belle,Onde et sphère, à la fois tous les climats flottants; Ici l'automne, ici l'été; là leprintemps. O coteaux! ô sillons! souffles, soupirs, haleines! L'hosanna des forêts, desfleuves et des plaines, S'élève gravement vers Dieu, père du jour; Et toutes lesblancheurs sont des strophes d'amour; Le cygne dit: Lumière! et le lys dit: Clémence! Leciel s'ouvre à ce chant comme une oreille immense. Le soir vient; et le globe à son tours'éblouit, Devient un oeil énorme et regarde la nuit; Il savoure, éperdu, l'immensitésacrée, La contemplation du splendide empyrée, Les nuages de crêpe et d'argent, lezénith, Qui, formidable, brille et flamboie et bénit, Les constellations, ces hydresétoilées, Les effluves du sombre et du profond, mêlées A vos effusions, astres dediamant, Et toute l'ombre avec tout le rayonnement! L'infini tout entier d'extase sesoulève. Et, pendant ce temps-là, Satan, l'envieux, rêve.

La Terrasse, avril 1840.



V

A ANDRÉ CHÉNIER

Oui, mon vers croit pouvoir, sans se mésallier, Prendre à la prose un peu de son airfamilier. André, c'est vrai, je ris quelquefois sur la lyre. Voici pourquoi. Tout jeuneencor, tâchant de lire Dans le livre effrayant des forêts et des eaux, J'habitais unparc sombre où jasaient des oiseaux, Où des pleurs souriaient dans l'oeil bleu despervenches; Un jour que je songeais seul au milieu des branches, Un bouvreuil qui faisaitle feuilleton du bois M'a dit: -Il faut marcher à terre quelquefois. -La nature est unpeu moqueuse autour des hommes; -O poëte, tes chants, ou ce qu'ainsi tu nommes, -Luiressembleraient mieux si tu les dégonflais. -Les bois ont des soupirs, mais ils ont dessifflets. -L'azur luit, quand parfois la gaîté le déchire; L'Olympe reste grand enéclatant de rire; -Ne crois pas que l'esprit du poëte descend -Lorsque entre deux grandsvers un mot passe en dansant. -Ce n'est pas un pleureur que le vent en démence; -Le flotprofond n'est pas un chanteur de romance; -Et la nature, au fond des siècles et desnuits, -Accouplant Rabelais à Dante plein d'ennuis, -Et l'Ugolin sinistre au Grandgousierdifforme, -Près de l'immense deuil montre le rire énorme.-

Les Roches, juillet 1830.



VI

LA VIE AUX CHAMPS

Le soir, à la campagne, on sort, on se promène, Le pauvre dans son champ, le riche enson domaine; Moi, je vais devant moi; le poëte en tout lieu Se sent chez lui, sentantqu'il est partout chez Dieu. Je vais volontiers seul. Je médite ou j'écoute. Pourtant,si quelqu'un veut m'accompagner en route, J'accepte. Chacun a quelque chose en l'esprit;Et tout homme est un livre où Dieu lui-même écrit. Chaque fois qu'en mes mains un deces livres tombe, Volume où vit une âme et que scelle la tombe, J'y lis.

Chaque soir donc, je m'en vais, j'ai congé,

Je sors. J'entre en passant chez des amis que j'ai.

On prend le frais, au fond du jardin, en famille.

Le sereinmouille un peu les bancs sous la charmille;

N'importe: je m'assieds, et je ne sais pourquoi

Tous les petits enfants viennent autour de moi.

Dès que je suis assis, les voilà tous qui viennent.

C'est qu'ilssavent que j'ai leurs goûts; ils se souviennent

Que j'aime comme eux l'air, les fleurs, les papillons

Et les bêtes qu'on voit courir dans les sillons.

Ils savent que je suis un homme qui les aime,

Un êtreauprès duquel on peut jouer, et même

Crier, faire du bruit, parler à haute voix;

Que je riais comme eux et plus qu'eux autrefois,

Et qu'aujourd'hui, sitôt qu'à leurs ébats j'assiste,

Je leur souris encor, bien que je sois plus triste;

Ils disent, doux amis, que je ne sais jamais

Me fâcher; qu'on s'amuse avec moi; que je fais

Des choses en carton, des dessins à la plume;

Que je raconte, à l'heure où la lampe s'allume,

Oh! descontes charmants qui vous font peur la nuit;

Et qu'enfin je suis doux, pas fier et fort instruit.

Aussi, dès qu'on m'a vu: -Le voilà!- tous accourent.

Ils quittentjeux, cerceaux et balles; ils m'entourent

Avec leursbeaux grands yeux d'enfants, sans peur, sans fiel,

Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel!

Les petits -- quand on est petit, on est très-brave -- Grimpent sur mes genoux; lesgrands ont un air grave; Ils m'apportent des nids de merles qu'ils ont pris, Des albums,des crayons qui viennent de Paris; On me consulte, on a cent choses à me dire, On parle,on cause, on rit surtout; -- j'aime le rire, Non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs,Mais le doux rire honnête ouvrant bouches et coeurs, Qui montre en même temps des âmeset des perles.

J'admire les crayons, l'album, les nids de merles; Et quelquefois on dit quand j'aibien admiré: -Il est du même avis que monsieur le curé.- Puis, lorsqu'ils ont jasétous ensemble à leur aise, Ils font soudain, les grands s'appuyant sur ma chaise, Et lespetits toujours groupés sur mes genoux, Un silence, et cela veut dire: -Parle-nous.-

Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment Ou l'idée ou le fait. Comme ilsm'aiment, ils aiment Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt Le ciel, Dieu quis'y cache, et l'astre qu'on y voit. Tout, jusqu'à leur regard, m'écoute. Je dis comme Ilfaut penser, rêver, chercher. Dieu bénit l'homme, Non pour avoir trouvé, mais pouravoir cherché. Je dis: Donnez l'aumône au pauvre humble et penché; Recevez doucement laleçon ou le blâme. Donner et recevoir, c'est faire vivre l'âme! Je leur conte la vie,et que, dans nos douleurs, Il faut que la bonté soit au fond de nos pleurs, Et que, dansnos bonheurs, et que, dans nos délires, Il faut que la bonté soit au fond de nos rires;Qu'être bon, c'est bien vivre, et que l'adversité Peut tout chasser d'une âme, exceptéla bonté; Et qu'ainsi les méchants, dans leur haine profonde, Ont tort d'accuser Dieu.Grand Dieu! nul homme au monde N'a droit, en choisissant sa route, en y marchant, De direque c'est toi qui l'as rendu méchant; Car le méchant, Seigneur, ne t'est pasnécessaire!

Je leur raconte aussi l'histoire; la misère Du peuple juif, maudit qu'il faut enfinbénir; La Grèce, rayonnant jusque dans l'avenir; Rome; l'antique Égypte et ses plainessans ombre, Et tout ce qu'on y voit de sinistre et de sombre. Lieux effrayants! toutmeurt; le bruit humain finit. Tous ces démons taillés dans des blocs de granit, Olympemonstrueux des époques obscures, Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures, Sontassis au désert depuis quatre mille ans; Autour d'eux le vent souffle, et les sablesbrûlants Montent comme une mer d'où sort leur tête énorme; La pierre mutilée a gardéquelque forme De statue ou de spectre, et rappelle d'abord Les plis que fait un drap surla face d'un mort; On y distingue encor le front, le nez, la bouche, Les yeux, je ne saisquoi d'horrible et de farouche Qui regarde et qui vit, masque vague et hideux. Le voyageurde nuit, qui passe à côté d'eux, S'épouvante, et croit voir, aux lueurs des étoiles,Des géants enchaînés et muets sous des voiles.

La Terrasse, août 1840.



VII

RÉPONSE A UN ACTE D'ACCUSATION

Donc, c'est moi qui suis l'ogre et le bouc émissaire. Dans ce chaos du siècle oùvotre coeur se serre, J'ai foulé le bon goût et l'ancien vers françois Sous mes pieds,et, hideux, j'ai dit à l'ombre: -Sois!- Et l'ombre fut. -- Voilà votre réquisitoire.Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire, Toute cette clarté s'est éteinte, et jesuis Le responsable, et j'ai vidé l'urne des nuits. De la chute de tout je suis la piocheinepte; C'est votre point de vue. Eh bien, soit, je l'accepte; C'est moi que votre proseen colère a choisi; Vous me criez: Racca; moi je vous dis: Merci! Cette marche du temps,qui ne sort d'une église Que pour entrer dans l'autre, et qui se civilise; Ces grandesquestions d'art et de liberté, Voyons-les, j'y consens, par le moindre côté, Et par lepetit bout de la lorgnette. En somme, J'en conviens, oui, je suis cet abominable homme;Et, quoique, en vérité, je pense avoir commis, D'autres crimes encor que vous avez omis.Avoir un peu touché les questions obscures, Avoir sondé les maux, avoir cherché lescures, De la vieille ânerie insulté les vieux bâts, Secoué le passé du haut jusquesen bas, Et saccagé le fond tout autant que la forme. Je me borne à ceci: je suis cemonstre énorme, Je suis le démagogue horrible et débordé, Et le dévastateur du vieilA B C D; Causons.

Quand je sortis du collége, du thème,

Des vers latins, farouche, espèce d'enfant blême

Et grave,au front penchant, aux membres appauvris;

Quand, tâchant de comprendre et de juger, j'ouvris

Les yeux sur la nature et sur l'art, l'idiome,

Peuple et noblesse, était l'image du royaume;

La poésie était la monarchie; un mot

Était un duc et pair, ou n'était qu'un grimaud;

Les syllabes,pas plus que Paris et que Londre,

Ne se mêlaient; ainsi marchent sans se confondre

Piétons et cavaliers traversant le pont Neuf;

La langue était l'état avant quatre-vingt-neuf;

Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes:

Les uns,nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes,

Les Méropes, ayant le décorum pour loi,

Et montant à Versaille aux carrosses du roi;

Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires,

Habitant les patois; quelques-uns aux galères

Dans l'argot; dévoués à tous les genres bas,

Déchirés en haillons dans les halles; sans bas,

Sans perruque;créés pour la prose et la farce;

Populace du style au fond de l'ombre éparse;

Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur chef

Dans le bagne Lexique avait marqué d'une F;

N'exprimant que la vie abjecte et familière,

Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière.

Racine regardait ces marauds de travers;

Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers,

Il legardait, trop grand pour dire: Qu'il s'en aille;

Et Voltaire criait: Corneille s'encanaille!

Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi.

Alors, brigand, je vins; je m'écriai: Pourquoi

Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière?

Et sur l'Académie, aïeule et douairière,

Cachant sous ses jupons les tropes effarés,

Et sur les bataillons d'alexandrins carrés,

Je fis souffler un vent révolutionnaire.

Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.

Plus de mot sénateur! plus de mot roturier!

Je fis une tempête au fond de l'encrier,

Et je mêlai, parmi les ombres débordées,

Au peuplenoir des mots l'essaim blanc des idées;

Et je dis: Pas de mot où l'idée au vol pur

Ne puisse se poser, tout humide d'azur!

Discours affreux! -- Syllepse, hypallage, litote,

Frémirent; je montai sur la borne Aristote,

Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs.

Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,

Tous ces tigres, les Huns les Scythes et les Daces,

N'étaient que des toutous auprès de mes audaces;

Je bondis hors du cercle et brisai le compas.

Je nommai le cochon par son nom; pourquoi pas?

Guichardin a nommé le Borgia! Tacite

Le Vitellius! Fauve, implacable, explicite,

J'ôtai du cou du chien stupéfait son collier

D'épithètes; dans l'herbe, à l'ombre du hallier,

Je fis fraterniser la vache et la génisse,

L'une étant Margoton et l'autre Bérénice.

Alors, l'ode, embrassant Rabelais, s'enivra;

Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira;

Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole;

L'emphase frissonna dans sa fraise espagnole;

Jean, l'ânier, épousa la bergère Myrtil.

On entenditun roi dire: -Quelle heure est-il?-

Je massacrais l'albâtre, et la neige, et l'ivoire,

Je retirai le jais de la prunelle noire,

Et j'osai dire au bras: Sois blanc, tout simplement.

Je violai du vers le cadavre fumant;

J'y fis entrer le chiffre; ô terreur! Mithridate

Du siége de Cyzique eût pu citer la date.

Jours d'effroi! les Laïs devinrent des catins.

Force mots, par Restaut peignés tous les matins,

Et de Louis-Quatorze ayant gardé l'allure,

Portaient encor perruque; à cette chevelure

La Révolution, du haut de son beffroi,

Cria: -Transforme-toi! c'est l'heure. Remplis-toi

-De l'âme de ces mots que tu tiens prisonnière!-

Et la perruque alors rugit, et fut crinière.

Liberté! c'est ainsi qu'en nos rébellions,

Avec des épagneuls nous fîmes des lions,

Et que, sous l'ouragan maudit que nous soufflâmes,

Toutes sortes de mots se couvrirent de flammes.

J'affichai sur Lhomond des proclamations.

On y lisait: -Il faut que nous en finissions!

-Au panier les Bouhours, les Batteux, les Brossettes

-A lapensée humaine ils ont mis les poucettes.

-Aux armes, prose et vers! formez vos bataillons!

-Voyez où l'on en est: la strophe a des bâillons!

-L'ode a des fers aux pieds, le drame est en cellule.

-Sur le Racine mort le Campistron pullule!-

Boileau grinça des dents; je lui dis: Ci-devant,

Silence! et je criai dans la foudre et le vent:

Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe!

Et toutquatre-vingt-treize éclata. Sur leur axe,

On vit trembler l'athos, l'ithos et le pathos.

Les matassins, lâchant Pourceaugnac et Cathos,

Poursuivant Dumarsais dans leur hideux bastringue,

Des ondes du Permesse emplirent leur seringue.

La syllabe, enjambant la loi qui la tria,

Le substantif manant, le verbe paria,

Accoururent. On but l'horreur jusqu'à la lie.

On les vit déterrer le songe d'Athalie;

Ils jetèrent au vent les cendres du récit

De Théramène; et l'astre Institut s'obscurcit.

Oui, de l'ancien régime ils ont fait tables rases,

Et j'ai battu des mains, buveur du sang des phrases,

Quand j'ai vu par la strophe écumante et disant

Les choses dans un style énorme et rugissant,

L'Art poétique pris au collet dans la rue,

Et quand j'ai vu, parmi la foule qui se rue,

Pendre, par tous les mots que le bon goût proscrit,

La lettre aristocrate à la lanterne esprit.

Oui, je suis ce Danton! je suis ce Robespierre!

J'ai, contre le mot noble à la longue rapière,

Insurgé le vocable ignoble, son valet,

Et j'ai, sur Dangeau mort, égorgé Richelet.

Oui, c'est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes.

J'ai pris et démoli la bastille des rimes.

J'ai faitplus: j'ai brisé tous les carcans de fer

Qui liaient le mot peuple, et tiré de l'enfer

Tous les vieux mots damnés, légions sépulcrales;

J'ai de la périphrase écrasé les spirales,

Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel

L'alphabet, sombre tour qui naquit de Babel;

Et je n'ignorais pas que la main courroucée

Qui délivre le mot, délivre la pensée.

L'unité, des efforts de l'homme est l'attribut. Tout est la même flèche et frappe aumême but.

Donc, j'en conviens, voilà, déduits en style honnête, Plusieurs de mes forfaits, etj'apporte ma tête. Vous devez être vieux, par conséquent, papa, Pour la dixième foisj'en fais meâ culpâ. Oui, si Beauzée est dieu, c'est vrai, je suis athée. La langueétait en ordre, auguste, époussetée, Fleur-de-lys d'or, Tristan et Boileau, plafondbleu, Les quarante fauteuils et le trône au milieu; Je l'ai troublée, et j'ai, dans cesalon illustre, Même un peu cassé tout; le mot propre, ce rustre, N'était que caporal:je l'ai fait colonel; J'ai fait un jacobin du pronom personnel; Dur participe, esclave àla tête blanchie, Une hyène, et du verbe une hydre d'anarchie. Vous tenez le reumconfitentem. Tonnez! J'ai dit à la narine: Eh mais! tu n'es qu'un nez! J'ai dit aulong fruit d'or: Mais tu n'es qu'une poire! J'ai dit à Vaugelas: Tu n'es qu'unemâchoire! J'ai dit aux mots: Soyez république! soyez La fourmilière immense, ettravaillez! Croyez, Aimez, vivez! -- J'ai mis tout en branle, et, morose, J'ai jeté levers noble aux chiens noirs de la prose.

Et, ce que je faisais, d'autres l'ont fait aussi; Mieux que moi. Calliope, Euterpe auton transi, Polymnie, ont perdu leur gravité postiche. Nous faisons basculer la balancehémistiche. C'est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, sur son front Jadis portaittoujours douze plumes en rond, Et sans cesse sautait sur la double raquette Qu'on nommeprosodie et qu'on nomme étiquette, Rompt désormais la règle et trompe le ciseau, Ets'échappe, volant qui se change en oiseau, De la cage césure, et fuit vers la ravine, Etvole dans les cieux, alouette divine.

Tous les mots à présent planent dans la clarté. Les écrivains ont mis la langue enliberté. Et, grâce à ces bandits, grâce à ces terroristes, Le vrai, chassant l'essaimdes pédagogues tristes, L'imagination, tapageuse aux cent voix, Qui casse des carreauxdans l'esprit des bourgeois; La poésie au front triple, qui rit, soupire Et chante,raille et croit; que Plaute et Shakspeare Semaient, l'un sur la plebs, et l'autre sur lemob; Qui verse aux nations la sagesse de Job Et la raison d'Horace à travers sa démence;Qu'enivre de l'azur la frénésie immense, Et qui, folle sacrée aux regards éclatants,Monte à l'éternité par les degrés du temps, La muse reparaît, nous reprend, nousramène, Se remet à pleurer sur la misère humaine, Frappe et console, va du zénith aunadir, Et fait sur tous les fronts reluire et resplendir Son vol, tourbillon, lyre,ouragan d'étincelles, Et ses millions d'yeux sur ses millions d'ailes.

Le mouvement complète ainsi son action. Grâce à toi, progrès saint, la RévolutionVibre aujourd'hui dans l'air, dans la voix, dans le livre; Dans le mot palpitant lelecteur la sent vivre; Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle rit, Sa langue estdéliée ainsi que son esprit. Elle est dans le roman, parlant tout bas aux femmes. Elleouvre maintenant deux yeux où sont deux flammes, L'un sur le citoyen, l'autre sur lepenseur. Elle prend par la main la Liberté, sa soeur, Et la fait dans tout homme entrerpar tous les pores. Les préjugés, formés, comme les madrépores, Du sombre entassementdes abus sous les temps, Se dissolvent au choc de tous les mots flottants, Pleins de savolonté, de son but, de son âme. Elle est la prose, elle est le vers, elle est le drame;Elle est l'expression, elle est le sentiment, Lanterne dans la rue, étoile au firmament.Elle entre aux profondeurs du langage insondable; Elle souffle dans l'art, porte-voixformidable; Et, c'est Dieu qui le veut, après avoir rempli De ses fiertés le peuple,effacé le vieux pli Des fronts, et relevé la foule dégradée, Et s'être faite droit,elle se fait idée!

Paris, janvier 1834.



VIII

SUITE

Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant. La main du songeur vibre et tremble enl'écrivant; La plume, qui d'une aile allongeait l'envergure, Frémit sur le papier quandsort cette figure, Le mot, le terme, type on ne sait d'où venu, Face de l'invisible,aspect de l'inconnu; Créé, par qui? forgé, par qui? jailli de l'ombre; Montant etdescendant dans notre tête sombre, Trouvant toujours le sens comme l'eau le niveau;Formule des lueurs flottantes du cerveau. Oui, vous tous, comprenez que les mots sont deschoses. Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur des proses, Ou font gronder le vers,orageuse forêt. Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret. Le mot veut, ne veut pas,accourt, fée ou bacchante, S'offre, se donne ou fuit; devant Néron qui chante OuCharles-Neuf qui rime, il recule hagard; Tel mot est un sourire, et tel autre un regard;De quelque mot profond tout homme est le disciple; Toute force ici-bas à le mot pourmultiple; Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref, Le creux du crâne humain luidonne son relief; La vieille empreinte y reste auprès de la nouvelle; Ce qu'un mot nesait pas, un autre le révèle; Les mots heurtent le front comme l'eau le récif; Ilsfourmillent, ouvrant dans notre esprit pensif Des griffes ou des mains, et quelques unsdes ailes; Comme en un âtre noir errent des étincelles, Rêveurs, tristes, joyeux,amers, sinistres, doux, Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous; Les mots sontles passants mystérieux de l'âme.

Chacun d'eux porte une ombre ou secoue une flamme; Chacun d'eux du cerveau garde unerégion; Pourquoi? c'est que le mot s'appelle Légion; C'est que chacun, selon l'éclairqui le traverse, Dans le labeur commun fait une oeuvre diverse; C'est que de ce troupeaude signes et de sons Qu'écrivant ou parlant, devant nous nous chassons, Naissent lescris, les chants, les soupirs, les harangues, C'est que, présent partout, nain cachésous les langues, Le mot tient sous ses pieds le globe et l'asservit; Et, de même quel'homme est l'animal où vit L'âme, clarté d'en haut par le corps possédée, C'est queDieu fait du mot la bête de l'idée.

Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits. Il remue, en disant: Béatrix, Lycoris,Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe. De l'océan pensée il est le noir polype.Quand un livre jaillit d'Eschyle ou de Manou, Quand saint Jean à Patmos écrit sur songenou, On voit parmi leurs vers pleins d'hydres et de stryges, Des mots monstres ramperdans ces oeuvres prodiges.

O main de l'impalpable! ô pouvoir surprenant! Mets un mot sur un homme, et l'hommefrissonnant Sèche et meurt, pénétré par la force profonde; Attache un mot vengeur auflanc de tout un monde, Et le monde, entraînant pavois, glaive, échafaud, Ses lois, sesmoeurs, ses dieux, s'écroule sous le mot. Cette toute-puissance immense sort des bouches.La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches Le mot dévore, et rien nerésiste à sa dent. A son haleine, l'âme et la lumière aidant, L'obscure énormitélentement s'exfolie. Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie; Caton a dans lesreins cette syllabe: NON. Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb, Zénon, Ont ce motflamboyant qui luit sous leur paupière: ESPÉRANCE! -- Il entr'ouvre une bouche de pierreDans l'enclos formidable où les morts ont leur lit, Et voilà que don Juan pétrifiépâlit! Il fait le marbre spectre, il fait l'homme statue. Il frappe, il blesse, ilmarque, il ressuscite, il tue; Nemrod dit: -Guerre!- alors, du Gange à l'Illissus, Le ferluit, le sang coule. -Aimez-vous!- dit Jésus. Et se mot à jamais brille et seréverbère Dans le vaste univers, sur tous, sur toi, Tibère, Dans les cieux, sur lesfleurs, sur l'homme rajeuni, Comme le flamboiement d'amour de l'infini!

Quand, aux jours où la terre entr'ouvrait sa corolle, Le premier homme dit lapremière parole, Le mot né de sa lèvre, et que tout entendit, Rencontra dans les cieuxla lumière, et lui dit: -Ma soeur!

-Envole-toi! plane! sois éternelle!

-Allume l'astre!emplis à jamais la prunelle!

-Échauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents!

-Éclaire le dehors, j'éclaire le dedans.

-Tu vas être une vie, et je vais être l'autre.

-Sois la langue de feu, ma soeur, je suis l'apôtre.

-Surgis, effare l'ombre, éblouis l'horizon,

-Sois l'aube; je te vaux, car je suis la raison;

-A toi les yeux, à moi les fronts. O ma soeur blonde,

-Sous le réseau Clarté tu vas saisir le monde;

-Avec tes rayons d'or, tu vas lier entre eux

-Les terres, lessoleils, les fleurs, les flots vitreux,

-Les champs, lescieux; et moi, je vais lier les bouches;

-Et sur l'homme, emporté par mille essors farouches,

-Tisser, avec des fils d'harmonie et de jour,

-Pour prendre tous les coeurs, l'immense toile Amour.

-J'existais avant l'âme, Adam n'est pas mon père.

-J'étais même avant toi; tu n'aurais pas pu, lumière,

-Sortir sans moi du gouffre où tout rampe enchaîné;

-Mon nom est FIAT LUX, et je suis ton aîné!-

Oui, tout-puissant! tel est le mot. Fou qui s'en joue! Quand l'erreur fait un noeuddans l'homme, il le dénoue. Il est foudre dans l'ombre et ver dans le fruit mûr. Il sortd'une trompette, il tremble sur un mur, Et Balthazar chancelle, et Jéricho s'écroule. Ils'incorpore au peuple, étant lui-même foule. Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu,feu; Car le mot, c'est le Verbe, et le Verbe, c'est Dieu.

Jersey, juin 1855.



IX

Le poëme éploré se lamente; le drame Souffre, et par vingt acteurs répand à flotsson âme; Et la foule accoudée un moment s'attendrie, Puis reprend: -Bah! l'auteur est unhomme d'esprit, -Qui, sur de faux héros lançant de faux tonnerres, -Rit de nous voirpleurer leurs maux imaginaires. -Ma femme, calme-toi; sèche tes yeux, ma soeur.- La foulea tort: l'esprit c'est le coeur; le penseur Souffre de sa pensée et se brûle à saflamme. Le poëte a saigné le sang qui sort du drame; Tous ces êtres qu'il faitl'étreignent de leurs noeuds; Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux; Dans sacréation le poëte tressaille; Il est elle; elle est lui; quand dans l'ombre, iltravaille, Il pleure, et s'arrachant les entrailles, les met Dans son drame, et,sculpteur, seul sur son noir sommet Pétrit sa propre chair dans l'argile sacrée; Il yrenaît sans cesse, et ce songeur qui crée Othello d'une larme, Alceste d'un sanglot,Avec eux pêle-mêle en ses oeuvres éclôt. Dans sa genèse immense et vraie, une etdiverse, Lui, le souffrant du mal éternel, il se verse, Sans épuiser son flanc d'oùsort une clarté. Ce qui fait qu'il est dieu, c'est plus d'humanité. Il est génie,étant, plus que les autres, homme. Corneille est à Rouen, mais son âme est à Rome; Sonfront des vieux Catons porte le mâle ennui. Comme Shakspeare est pâle! avant Hamlet,c'est lui Que le fantôme attend sur l'âpre plate-forme, Pendant qu'à l'horizon surgitla lune énorme. Du mal dont rêve Argan, Poquelin est mourant; Il rit: oui, peuple, ilrâle! Avec Ulysse errant, Homère éperdu fuit dans la brume marine. Saint Jeanfrissonne: au fond de sa sombre poitrine, L'Apocalypse horrible agite son tocsin. Eschyle!Oreste marche et rugit dans ton sein, Et c'est, ô noir poëte à la lèvre irritée, Surton crâne géant qu'est cloué Prométhée.

Paris, janvier 1834.



X

A MADAME D. G. DE G.

Jadis je vous disais: -- Vivez, régnez, Madame! Le salon vous attend! le succès vousréclame! Le bal éblouissant pâlit quand vous partez! Soyez illustre et belle! aimez!riez! chantez! Vous avez la splendeur des astres et des roses! Votre regard charmant, oùje lis tant de choses, Commente vos discours légers et gracieux. Ce que dit votre boucheétincelle en vos yeux. Il semble, quand parfois un chagrin vous alarme, Qu'ils versentune perle et non pas une larme. Même quand vous rêvez, vous souriez encor, Vivez,fêtée et fière, ô belle aux cheveux d'or! Maintenant vous voilà pâle, grave, muette,Morte, et transfigurée, et je vous dis: -- Poëte! Viens me chercher! Archange! êtremystérieux! Fais pour moi transparents et la terre et les cieux! Révèle-moi, d'un motde ta bouche profonde, La grande énigme humaine et le secret du monde! Confirme en monesprit Descarte ou Spinosa! Car tu sais le vrai nom de celui qui perça, Pour que nouspuissions voir sa lumière sans voiles, Ces trous du noir plafond qu'on nomme lesétoiles! Car je te sens flotter sous mes rameaux penchants; Car ta lyre invisible a desublimes chants! Car mon sombre océan, où l'esquif s'aventure, T'épouvante et teplaît; car la sainte nature, La nature éternelle, et les champs, et les bois, Parlent deta grande âme avec leur grande voix!

Paris, 1840. - Jersey, 1855.



XI

LISE

J'avais douze ans; elle en avait bien seize. Elle était grande, et, moi, j'étaispetit. Pour lui parler le soir plus à mon aise, Moi, j'attendais que sa mère sortit;Puis je venais m'asseoir près de sa chaise Pour lui parler le soir plus à mon aise.

Que de printemps passés avec les fleurs! Que de feux morts, et que de tombes closes!Se souvient-on qu'il fut jadis des coeurs? Se souvient-on qu'il fut jadis des roses? Ellem'aimait. Je l'aimais. Nous étions Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons.

Dieu l'avait faite ange, fée et princesse. Comme elle était bien plus grande que moi,Je lui faisais des questions sans cesse Pour le plaisir de lui dire: Pourquoi? Et, parmoments, elle évitait, craintive, Mon oeil rêveur qui la rendait pensive.

Puis j'étalais mon savoir enfantin, Mes jeux, la balle et la toupie agile; J'étaistout fier d'apprendre le latin; Je lui montrais mon Phèdre et mon Virgile; Je bravaistout; rien ne me faisait mal; Je lui disais: Mon père est général.

Quoiqu'on soit femme, il faut parfois qu'on lise Dans le latin, qu'on épèle enrêvant; Pour lui traduire un verset, à l'église, Je me penchais sur son livre souvent.Un ange ouvrait sur nous son aile blanche Quand nous étions à vêpres le dimanche.

Elle disait de moi: C'est un enfant! Je l'appelais mademoiselle Lise; Pour lui traduireun psaume, bien souvent, Je me penchais sur son livre à l'église; Si bien qu'un jour,vous le vîtes, mon Dieu! Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.

Jeunes amours, si vite épanouies, Vous êtes l'aube et le matin du coeur. Charmezl'enfant, extases inouïes! Et, quand le soir vient avec la douleur, Charmez encor nosâmes éblouies, Jeunes amours, si vite évanouies!

Mai 1843.



XII

VERE NOVO

Comme le matin rit sur les roses en pleurs! Oh! les charmants petits amoureux qu'ontles fleurs! Ce n'est dans les jasmins, ce n'est dans les pervenches Qu'un éblouissementde folles ailes blanches Qui vont, viennent, s'en vont, reviennent, se fermant, Serouvrant, dans un vaste et doux frémissement. O printemps! quand on songe à toutes lesmissives Qui des amants rêveurs vont aux belles pensives, A ces coeurs confiés aupapier, à ce tas De lettres que le feutre écrit au taffetas, Au message d'amour,d'ivresse et de délire Qu'on reçoit en avril et qu'en met l'on déchire, On croit voirs'envoler, au gré du vent joyeux, Dans les prés, dans les bois, sur les eaux, dans lescieux, Et rôder en tous lieux, cherchant partout une âme, Et courir à la fleur ensortant de la femme, Les petits morceaux blancs, chassés en tourbillons De tous lesbillets doux, devenus papillons.

Mai 1831.



XIII

A PROPOS D'HORACE

Marchands de grec! marchands de latin! cuistres! dogues! Philistins! magisters! je voushais, pédagogues! Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété, Vous niezl'idéal, la grâce et la beauté! Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles!Car, avec l'air profond, vous êtes imbéciles! Car vous enseignez tout, et vous ignoreztout! Car vous êtes mauvais et méchants! -- Mon sang bout Rien qu'à songer au tempsoù, rêveuse bourrique, Grand diable de seize ans, j'étais en rhétorique! Que d'ennuis!de fureurs! de bêtises! -- gredins! -- Que de froids châtiments et que de chocssoudains! -Dimanche en retenue et cinq cents vers d'Horace!- Je regardais le monstre auxongles noirs de crasse, Et je balbutiais: -Monsieur... -- Pas de raisons! -Vingt foisl'ode à Panclus et l'épître aux Pisons!- Or j'avais justement, ce jour là, -- douceidée. Qui me faisait rêver d'Armide et d'Haydée, -- Un rendez-vous avec la fille duportier. Grand Dieu! perdre un tel jour! le perdre tout entier! Je devais, en parlantd'amour, extase pure! En l'enivrant avec le ciel et la nature, La mener, si le tempsn'était pas trop mauvais, Manger de la galette aux buttes Saint-Gervais! Rêve heureux!je voyais, dans ma colère bleue, Tout cet Éden, congé, les lilas, la banlieue, Etj'entendais, parmi le thym et le muguet, Les vagues violons de la mère Saguet! O douleur!furieux, je montais à ma chambre, Fournaise au mois de juin, et glacière en décembre;Et, là, je m'écriais:

-- Horace! ô bon garçon!

Qui vivais dans le calme et selon la raison,

Et qui t'allais poser, dans ta sagesse franche,

Sur tout, comme l'oiseau se pose sur la branche,

Sans peser, sans rester, ne demandant aux dieux

Que letemps de chanter ton chant libre et joyeux!

Tu marchais, écoutant le soir, sous les charmilles,

Les rires étouffés des folles jeunes filles,

Les doux chuchotements dans l'angle obscur du bois;

Tu courtisais ta belle esclave quelquefois,

Myrtale aux blonds cheveux, qui s'irrite et se cabre

Comme la mer creusant les golfes de Calabre,

Ou bien tu t'accoudais à la table, buvant sec

Ton vin que tu mettais toi-même en un pot grec.

Pégase te soufflait des vers de sa narine;

Tu songeais; tu faisais des odes à Barine,

A Mécène, à Virgile, à ton champ de Tibur,

A Chloë, qui passait le long de ton vieux mur,

Portant sur son beau front l'amphore délicate.

La nuit, lorsque Phoebé devient la sombre Hécate,

Les halliers s'emplissaient pour toi de visions;

Tu voyais des lueurs, des formes, des rayons,

Cerbère se frotter, la queue entre les jambes,

A Bacchus, dieu des vins et père des ïambes;

Silène digérer dans sa grotte, pensif;

Et se glisser dans l'ombre, et s'enivrer, lascif,

Aux blanches nudités des nymphes peu vêtues,

La faune aux pieds de chèvre, aux oreilles pointues!!

Horace, quand grisé d'un petit vin sabin,

Tu surprenais Glycère ou Lycoris au bain,

Qui t'eût dit, ô Flaccus! quand tu peignais à Rome

Les jeunes chevaliers courant dans l'hippodrome,

Comme Molière a peint en France les marquis,

Que tu faisais ces vers charmants, profonds, exquis,

Pour servir, dans le siècle odieux où nous sommes,

D'instruments de torture à d'horribles bonshommes,

Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourds pédants,

Comme un singe une fleur, ton nom entre leurs dents!

Grimauds hideux qui n'ont, tant leur tête est vidée,

Jamais eu de maîtresse et jamais eu d'idée!

Puis j'ajoutais, farouche:

-- O cancres! qui mettez

Une soutane aux dieux de l'éther irrités,

Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes

Coiffez sinistrement les olympiens mornes,

Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyez maudits!

Car vous êtes les vieux, les noirs, les engourdis,

Car vousêtes l'hiver; car vous êtes, ô cruches!

L'ours qui va dans les bois cherchant un arbre à ruches,

L'ombre, le plomb, la mort, la tombe, le néant!

Nul ne vit près de vous dressé sur son séant;

Et vous pétrifiez d'une haleine sordide

Le jeune homme naïf, étincelant, splendide;

Et vous vous approchez de l'aurore, endormeurs!

A Pindare serein plein d'épiques rumeurs,

A Sophocle,à Térence, à Plaute, à l'ambroisie,

O traîtres, vous mêlez l'antique hypocrisie,

Vos ténèbres, vos moeurs, vos jougs, vos exeats,

Et l'assoupissement des noirs couvents béats;

Vos coups d'ongle rayant tous les sublimes livres,

Vos préjugés qui font vos yeux de brouillards ivres,

L'horreur de l'avenir, la haine du progrès;

Et vousfaites, sans peur, sans pitié, sans regrets,

A la jeunesse, aux coeurs vierges, à l'espérance,

Boire dans votre nuit ce vieil opium rance!

O fermoirs de la bible humaine! sacristains

De l'art, de la science, et des maîtres lointains,

Et de la vérité que l'homme aux cieux épèle,

Vous changez ce grand temple en petite chapelle!

Guichetiers de l'esprit, faquins dont le goût sûr

Mène en laisse le beau; porte-clefs de l'azur,

Vous prenez Théocrite, Eschyle aux sacrés voiles,

Tibulle plein d'amour, Virgile plein d'étoiles;

Vous faites de l'enfer avec ces paradis!

Et ma rage croissant, je reprenais:

-- Maudits,

Ces monastères sourds! bouges! prisons haïes!

Oh! comme on fit jadis au pédant de Veïes,

Culotte bas, vieux tigre! Écoliers! écoliers!

Accourez par essaims, par bandes, par milliers,

Du gamin de Paris au groeculus de Rome,

Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cet homme!

Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons!

Le mannequin sur qui l'on drape des haillons

A tout autant d'esprit que ce cuistre en son antre,

Et toutautant de coeur; et l'un a dans le ventre

Du latin et du grec comme l'autre à du foin.

Ah! je prends Phyllodoce et Xantis à témoin

Que je suis amoureux de leurs claires tuniques;

Mais je hais l'affreux tas des vils pédants iniques!

Confier un enfant, je vous demande un peu,

A tous ces êtres noirs! autant mettre, morbleu!

La mouche en pension chez une tarentule!

Ces moines, expliquer Platon, lire Catulle,

Tacite racontant le grand Agricola,

Lucrèce! eux, déchiffrer Homère, ces gens-là!

Ces diacres!ces bedeaux dont le groin renifle!

Crânes d'oùsort la nuit, pattes d'où sort la giffle,

Vieux dadais à l'air rogue, au sourcil triomphant,

Qui ne savent pas même épeler un enfant!

Ils ignorent comment l'âme naît et veut croître.

Cela vous a Laharpe et Nonotte pour cloître!

Ils en sont à l'A, B, C, D, du coeur humain;

Ils sont l'horrible Hier qui veut tuer Demain;

Ils offrent à l'aiglon leurs règles d'écrevisses.

Et puis ces noirs tessons ont une odeur de vices.

O vieux pots égueulés des soifs qu'on ne dit pas!

Le pluriel met une S à leurs meâs culpâs,

Les boucs mystérieux, en les voyants s'indignent,

Et, quand on dit: -Amour!- terre et cieux! ils se signent.

Leur vieux viscère mort insulte au coeur naissant.

Ils le prennent de haut avec l'adolescent,

Et ne tolèrent pas le jour entrant dans l'âme

Sous la forme pensée ou sous la forme femme.

Quand la muse apparaît, ces hurleurs de holà

Disent: -Qu'est-ce que c'est que cette folle-là?-

Et, devant ses beautés, de ses rayons accrues,

Ils reprennent: -Couleurs dures, nuances crues;

-Vapeurs, illusions, rêves; et quel travers

-Avez-vous de fourrer l'arc-en-ciel dans vos vers?-

Ils raillent les enfants, ils raillent les poëtes;

Ils font aux rossignols leurs gros yeux de chouettes:

L'enfant est l'ignorant, ils sont l'ignorantin;

Ils raturent l'esprit, la splendeur, le matin;

Ils sarclent l'idéal ainsi qu'un barbarisme,

Et ces culs de bouteille ont le dédain du prisme

Ainsi l'on m'entendait dans ma geôle crier.

Le monologue avait le temps de varier. Et je m'exaspérais, faisant la faute énorme,Ayant raison au fond, d'avoir tort dans la forme. Après l'abbé Tuet, je maudissaisBezout; Car, outre les pensums où l'esprit se dissout, J'étais alors en proie à lamathématique. Temps sombre! Enfant ému du frisson poétique, Pauvre oiseau qui heurtaisdu crâne mes barreaux, On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux; On mefaisait de force ingurgiter l'algèbre; On me liait au fond d'un Boisbertrand funèbre; Onme tordait, depuis les ailes jusqu'au bec, Sur l'affreux chevalet des X et des Y; Hélas!on me fourrait sous les os maxillaires Le théorème orné de tous ses corollaires; Et jeme débattais, lugubre patient Du diviseur prêtant main-forte au quotient. De là mescris.

Un jour, quand l'homme sera sage,

Lorsqu'on instruira plus les oiseaux par la cage,

Quand les sociétés difformes sentiront

Dans l'enfant mieux compris se redresser leur front,

Que, des libres essors ayant sondé les règles,

On connaîtra la loi de croissance des aigles,

Et que le plein midi rayonnera pour tous,

Savoir étant sublime, apprendre sera doux.

Alors, tout en laissant au sommet des études

Les grandslivres latins et grecs, ces solitudes

Où l'éclair gronde, où luit la mer, où l'astre rit,

Et qu'emplissentles vents immenses de l'esprit,

C'est en les pénétrant d'explication tendre,

En les faisant aimer, qu'on les fera comprendre.

Homère emportera dans son vaste reflux

L'écolier ébloui; l'enfant ne sera plus

Une bête de somme attelée à Virgile;

Et l'on ne verra plus ce vif esprit agile

Devenir, sous le fouet d'un cuistre ou d'un abbé,

Le lourd cheval poussif du pensum embourbé.

Chaque village aura, dans un temple rustique,

Dans lalumière, au lieu du magister antique,

Trop noir pour que jamais le jour y pénétrât,

L'instituteur lucide et grave, magistrat

Du progrès, médecin de l'ignorance, et prêtre

De l'idée; et dans l'ombre on verra disparaître

L'éternel écolier et l'éternel pédant.

L'aube vient en chantant, et non pas en grondant.

Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère;

Ils se demanderont ce que nous pouvions faire

Enseigner au moineau par le hibou hagard.

Alors, le jeune esprit et le jeune regard

Se lèveront avec une clarté sereine

Vers la science auguste, aimable et souveraine;

Alors, plus de grimoire obscur, fade, étouffant;

Le maître,doux apôtre incliné sur l'enfant,

Fera, lui versant Dieu, l'azur et l'harmonie,

Boire la petite âme à la coupe infinie.

Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits, devoirs.

Tu laisseras passer dans tes jambages noirs

Une pure lueur, de jour en jour moins sombre,

O nature, alphabet des grandes lettres d'ombre!

Paris, mai 1831.



XIV

A GRANVILLE, EN 1836

Voie juin. Le moineau raille Dans les champs les amoureux; Le rossignol de murailleChante dans son nid pierreux.

Les herbes et les branchages, Pleins de soupirs et d'abois, Font de charmantsrabâchages Dans la profondeur des bois.

La grive et la tourterelle Prolongent, dans les nids sourds, La ravissante querelle Desbaisers et des amours.

Sous les treilles de la plaine, Dans l'antre où verdit l'osier, Virgile enivreSilène, Et Rabelais Grandgousier.

O Virgile, verse à boire! Verse à boire, ô Rabelais! La forêt est une gloire; LAcaverne est un palais!

Il n'est pas de lac ni d'île Qui ne nous prenne au gluau, Qui n'improvise une idylle,Ou qui ne chante un duo.

Car l'amour chasse aux bocages, Et l'amour pêche aux ruisseaux, Car les belles sontles cages Dont nos coeurs sont les oiseaux.

De la source, sa cuvette, La fleur, faisant son miroir, Dit: -Bonjour,- à la fauvette,Et dit au hibou: -Bonsoir.-

Le toit espère la gerbe, Pain d'abord et chaume après; La croupe du boeuf dansl'herbe Semble un mont dans les forêts.

L'étang rit à la macreuse, Le pré rit au loriot, Pendant que l'ornière creuseGronde le lourd chariot.

L'or fleurit en giroflée; L'ancien zéphir fabuleux Souffle avec sa joue enflée Aufond des nuages bleus.

Jersey, sur l'onde docile, Se drape d'un beau ciel pur, Et prend des airs de SicileDans un grand haillon d'azur.

Partout l'églogue est écrite: Même en la froide Albion, L'air est plein deThéocrite, Le vent sait par coeur Bion,

Et redit, mélancolique, La chanson que fredonna Moschus, grillon bucolique De lacheminée Etna.

L'hiver tousse, vieux phtisique, Et s'en va; la brume fond; Les vagues font la musiqueDes vers que les arbres font.

Toute la nature sombre Verse un mystérieux jour; L'âme qui rêve a plus d'ombre Et lafleur a plus d'amour.

L'herbe éclate en pâquerettes; Les parfums, qu'on croit muets, Content les peinessecrètes Des liserons aux bleuets.

Les petites ailes blanches Sur les eaux et les sillons S'abattent en avalanches; Ilneige des papillons.

Et sur la mer, qui reflète L'aube au sourire d'émail, La bruyère violette Met auvieux mont un camail;

Afin qu'il puisse, à l'abîme Qu'il contient et qu'il bénit, Dire sa messe sublimeSous sa mitre de granit.

Granville, juin 1836.



XV

LA COCCINELLE

Elle me dit: -Quelque chose -Me tourmente.- Et j'aperçus Son cou de neige, et dessus,Un petit insecte rose.

J'aurais dû, -- mais, sage ou fou, A seize ans, on est farouche, -- Voir le baiser sursa bouche Plus que l'insecte à son cou.

On eût dit un coquillage; Dos rose et taché de noir. Les fauvettes pour nous voir Sepenchaient dans le feuillage.

Sa bouche fraîche était là; Je me courbai sur la belle, Et je pris la coccinelle;Mais le baiser s'envola.

-Fils, apprends comme on me nomme,- Dit l'insecte du ciel bleu; -Les bêtes sont au bonDieu, -Mais la bêtise est à l'homme.-

Paris, mai 1830.



XVI

VERS 1820

Denise, ton mari, notre vieux pédagogue, Se promène; il s'en va troubler la fraîcheéglogue Du bel adolescent Avril dans la forêt; Tout tremble et tout devient pédant,dès qu'il paraît: L'âne bougonne un thème au boeuf son camarade; Le vent fait satartine, et l'arbre sa tirade; L'églantier verdissant, doux garçon qui grandit, Déclamele récit de Théramène, et dit: Son front large est armé de cornes menaçantes.

Denise, cependant, tu rêves et tu chantes, A l'âge où l'innocence ouvre sa vaguefleur; Et, d'un oeil ignorant, sans joie et sans douleur, Sans crainte et sans désir, tuvois, à l'heure où rentre L'étudiant en classe et le docteur dans l'antre, Venir àtoi, montant ensemble l'escalier, L'ennui, maître d'école, et l'amour, écolier.



XVII

A M. FROMENT MEURICE

Nous sommes frères: la fleur Par deux arts peut être faite. Le poëte est ciseleur;Le ciseleur est poëte.

Poëtes ou ciseleurs, Par nous l'esprit se révèle. Nous rendons les bons meilleurs,Tu rends la beauté plus belle.

Sur son bras ou sur son cou, Tu fais de tes rêveries, Statuaire du bijou, Des palaisde pierreries!

Ne dis pas: -Mon art n'est rien...- Sors de la route tracée, Ouvrier magicien, Etmêle à l'or la pensée!

Tous les penseurs, sans chercher Qui finit ou qui commence, Sculptent le même rocher:Ce rocher, c'est l'art immense.

Michel-Ange, grand vieillard, En larges blocs qu'il nous jette, Le fait jaillir auhasard; Benvenuto nous l'émiette.

Et, devant l'art infini, Dont jamais la loi ne change, La miette de Cellini Vaut lebloc de Michel-Ange.

Tout est grand; sombre ou vermeil, Tout feu qui brille est une âme. L'étoile vaut lesoleil; L'étincelle vaut la flamme.

Paris, octobre 1841.



XVIII

LES OISEAUX

Je rêvais dans un grand cimetière désert; De mon âme et des morts j'écoutais leconcert, Parmi les fleurs de l'herbe et les croix de la tombe. Dieu veut que ce qui naîtsorte de ce qui tombe. Et l'ombre m'emplissait.

Autour de moi, nombreux,

Gais, sans avoir souci de mon front ténébreux,

Dans ce champ, lit fatal de la sieste dernière,

Des moineaux francs faisaient l'école buissonnière.

C'était l'éternité que taquine l'instant.

Ils allaient et venaient, chantant, volant, sautant,

Égratignant la mort de leurs griffes pointues,

Lissant leur bec au nez lugubre des statues,

Becquetant les tombeaux, ces grains mystérieux.

Je pris ces tapageurs ailés au sérieux;

Je criai: -- Paix aux morts! vous êtes des harpies.

-- Nous sommes des moineaux, me dirent ces impies.

-- Silence! allez-vous en! repris-je, peu clément.

Ils s'enfuirent; j'étais le plus fort. Seulement,

Un d'eux resta derrière, et, pour toute musique,

Dressa la queue, et dit: -- Quel est ce vieux classique

Comme ils s'en allaient tous, furieux, maugréant, Criant, et regardant de travers legéant, Un houx noir qui songeait près d'une tombe, un sage, M'arrêta brusquement par lamanche au passage, Et me dit: -- Ces oiseaux sont dans leur fonction. Laisse-les. Nousavons besoin de ce rayon. Dieu les envoie. Ils font vivre le cimetière. Homme, ils sontla gaîté de la nature entière; Ils prennent son murmure au ruisseau, sa clarté Al'astre, son sourire au matin enchanté; Partout où rit un sage, ils lui prennent sajoie, Et nous l'apportent; l'ombre en les voyant flamboie; Ils emplissent leurs becs descris des écoliers; A travers l'homme et l'herbe, et l'onde, et les halliers, Ils vontpillant la joie en l'univers immense. Ils ont cette raison qui te semble démence. Ils ontpitié de nous qui loin d'eux languissons; Et, lorsqu'ils sont bien pleins de jeux et dechansons; D'églogues, de baisers, de tous les commérages Que les nids en avril font sousles verts ombrages, Ils accourent, joyeux, charmants, légers, bruyants, Nous jeter toutcela dans nos trous effrayants; Et viennent, des palais, des bois, de la chaumière, Viderdans notre nuit toute cette lumière! Quand mai nous les ramène, ô songeur, nous disons:-Les voilà!- tout s'émeut, pierres, tertres, gazons; Le moindre arbrisseau parle, etl'herbe est en extase; Le saule pleureur chante en achevant sa phrase; Ils confessent lesifs, devenus babillards; Ils jasent de la vie avec les corbillards; Des linceuls troppompeux ils décrochent l'agrafe; Ils se moquent du marbre; ils savent l'orthographe; Et,moi qui suis ici le vieux chardon boudeur, Devant qui le mensonge étale sa laideur, Et nese gène pas, me traitant comme un hôte, Je trouve juste, ami, qu'en lisant à voix hauteL'épitaphe où le mort est toujours bon et beau, Ils fassent éclater de rire le tombeau.

Paris, mai 1835.



XIX

VIEILLE CHANSON DU JEUNE TEMPS

Je ne songeais pas à Rose; Rose au bois vint avec moi; Nous parlions de quelque chose,Mais je ne sais plus de quoi.

J'étais froid comme les marbres; Je marchais à pas distraits; Je parlais des fleurs,des arbres; Son oeil semblait dire: -Après?-

La rosée offrait ses perles, Les taillis ses parasols; J'allais; j'écoutais lesmerles, Et Rose les rossignols.

Moi, seize ans, et l'air morose; Elle vingt; ses yeux brillaient. Les rossignolschantaient Rose Et les merles me sifflaient.

Rose, droite sur ses hanches, Leva son beau bras tremblant Pour prendre une mûre auxbranches; Je ne vis pas son bras blanc.

Une eau courait, fraîche et creuse Sur les mousses de velours; Et la nature amoureuseDormait dans les grands bois sourds.

Rose défit sa chaussure, Et mit, d'un air ingénu, Son petit pied dans l'eau pure; Jene vis pas son pied nu.

Je ne savais que lui dire; Je la suivais dans le bois, La voyant parfois sourire Etsoupirer quelquefois.

Je ne vis qu'elle était belle Qu'en sortant des grands bois sourds. -Soit; n'y pensonsplus!- dit-elle. Depuis, j'y pense toujours.

Paris, juin 1831.



XX

A UN POËTE AVEUGLE

Merci, poëte! -- au seuil de mes lares pieux, Comme un hôte divin, tu viens et tedévoiles; Et l'auréole d'or de tes vers radieux Brille autour de mon nom comme un cercled'étoiles.

Chante! Milton chantait; chante! Homère a chanté. Le poëte des sens perce la tristebrume; L'aveugle voit dans l'ombre un monde de clarté. Quand l'oeil du corps s'éteint,l'oeil de l'esprit s'allume.

Paris, mai 1842.



XXI

Elle était déchaussée, elle était décoiffée, Assise, les pieds nus, parmi lesjoncs penchants; Moi qui passais par là, je crus voir une fée, Et je lui dis: Veux-tut'en venir dans les champs?

Elle me regarda de ce regard suprême Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,Et je lui dis: Veux-tu, c'est le mois où l'on aime, Veux-tu nous en aller sous les arbresprofonds?

Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive; Elle me regarda pour la seconde fois, Etla belle folâtre alors devint pensive. Oh! comme les oiseaux chantaient au fond des bois!

Comme l'eau caressait doucement le rivage! Je vis venir à moi, dans les grands roseauxverts, La belle fille heureuse, effarée et sauvage, Ses cheveux dans ses yeux, et riantau travers.

Mont.-l'Am., juin 183...



XXII

LA FÊTE CHEZ THÉRÈSE

La chose fut exquise et fort bien ordonnée. C'était au mois d'avril, et dans unejournée Si douce, qu'on eût dit qu'amour l'eût faite exprès. Thérèse la duchesse àqui je donnerais, Si j'étais roi, Paris, si j'étais Dieu, le monde, Quand elle ne seraitque Thérèse la blonde; Cette belle Thérèse, aux yeux de diamant, Nous avait conviésdans son jardin charmant. On était peu nombreux. Le choix faisait la fête. Nous étionstous ensemble et chacun tête à tête. Des couples pas à pas erraient de tous côtés.C'étaient les fiers seigneurs et les rares beautés, Les Amyntas rêvant auprès desLéonores, Les marquises riant avec les monsignores; Et l'on voyait rôder dans les grandsescaliers Un nain qui dérobait leur bourse aux cavaliers.

A midi, le spectacle avec la mélodie. Pourquoi jouer Plautus la nuit? La comédie Estune belle fille, et rit mieux au grand jour. Or, on avait bâti, comme un temple d'amour,Près d'un bassin dans l'ombre habité par un cygne, Un théâtre en treillage oùgrimpait une vigne. Un cintre à claire-voie en anse de panier, Cage verte où sifflait unbouvreuil prisonnier, Couvrait toute la scène, et, sur leurs gorges blanches, Lesactrices sentaient errer l'ombre des branches. On entendait au loin de magiques accords;Et, tout en haut, sortant de la frise à mi-corps, Pour attirer la foule aux lazzis qu'ilrépète, Le blanc Pulcinella sonnait de la trompette. Deux faunes soutenaient le manteaud'Arlequin; Trivelin leur riait au nez comme un faquin. Parmi les ornements sculptés dansle treillage, Colombine dormait dans un gros coquillage, Et, quand elle montrait son seinet ses bras nus, On eût cru voir la conque, et l'on eût dit Vénus. Le seigneurPantalon, dans une niche, à droite, Vendait des limons doux sur une table étroite, Etcriait par instants: -Seigneurs, l'homme est divin. -Dieu n'avait fait que l'eau, maisl'homme a fait le vin.- Scaramouche en un coin harcelait de sa batte Le tragique Alcantor,suivi du triste Arbate; Crispin, vêtu de noir, jouait de l'éventail; Perché, jambependante, au sommet du portail, Carlino se penchait, écoutant les aubades, Et son piedébauchait de rêveuses gambades.

Le soleil tenait lieu de lustre; la saison Avait brodé de fleurs un immense gazon,Vert tapis déroulé sous maint groupe folâtre. Rangés des deux côtés de l'agrestethéâtre, Les vrais arbres du parc, les sorbiers, les lilas, Les ébéniers qu'avrilcharge de falbalas, De leur sève embaumée exhalant les délices, Semblaient se divertirà faire les coulisses, Et, pour nous voir, ouvrant leurs fleurs comme des yeux,Joignaient aux violons leur murmure joyeux; Si bien qu'à ce concert gracieux etclassique, La nature mêlait un peu de sa musique.

Tout nous charmait, les bois, le jour serein, l'air pur, Les femmes tout amour, et leciel tout azur. Pour la pièce, elle était fort bonne, quoique ancienne, C'était,nonchalamment assis sur l'avant-scène, Pierrot qui haranguait, dans un grave entretien,Un singe timbalier à cheval sur un chien.

Rien de plus. C'était simple et beau. - Par intervalles, Le singe faisait rage etcognait ses timbales; Puis Pierrot répliquait. -- Écoutait qui voulait. L'un faisaitapporter des glaces au valet; L'autre, galant drapé d'une cape fantasque, Parlait bas àsa dame en lui nouant son masque; Trois marquis attablés chantaient une chanson;Thérèse était assise à l'ombre d'un buisson: Les roses pâlissaient à côté de sajoue, Et, la voyant si belle, un paon faisait la roue.

Moi, j'écoutais, pensif, un profane couplet Que fredonnait dans l'ombre un abbéviolet.

La nuit vint, tout se tut; les flambeaux s'éteignirent; Dans les bois assombris lessources se plaignirent. Le rossignol, caché dans son nid ténébreux, Chanta comme unpoëte et comme un amoureux. Chacun se dispersa sous les profonds feuillages; Les follesen riant entraînèrent les sages; L'amante s'en alla dans l'ombre avec l'amant; Et,troublés comme on l'est en songe, vaguement, Ils sentaient par degrés se mêler à leurâme, A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme, A leur coeur, à leurs sens,à leur molle raison, Le clair de lune bleu qui baignait l'horizon.

Avril 18..



XXIII

L'ENFANCE

L'enfant chantait; la mère au lit exténuée, Agonisait, beau front dans l'ombre sepenchant; La mort au-dessus d'elle errait dans la nuée; Et j'écoutais ce râle, etj'entendais ce chant.

L'enfant avait cinq ans, et, près de la fenêtre, Ses rires et ses jeux faisaient uncharmant bruit; Et la mère, à côté de ce pauvre doux être Qui chantait tout le jour,toussait toute la nuit.

La mère alla dormir sous les dalles du cloître; Et le petit enfant se remit àchanter... -- La douleur est un fruit: Dieu ne le fait pas croître Sur la branche tropfaible encor pour le porter.

Paris, janvier 1835.



XXIV

Heureux l'homme, occupé de l'éternel destin, Qui, tel qu'un voyageur qui part degrand matin, Se réveille, l'esprit rempli de rêverie, Et, dès l'aube du jour, se met àlire et prie! A mesure qu'il lit, le jour vient lentement Et se fait dans son âme ainsiqu'au firmament. Il voit distinctement, à cette clarté blême, Des choses dans sachambre et d'autres en lui-même; Tout dort dans la maison; il est seul, il le croit; Et,cependant, fermant leur bouche de leur doigt, Derrière lui, tandis que l'extase l'enivre,Les anges souriants se penchent sur son livre.

Paris, septembre 1842.



XXV

UNITÉ

Par-dessus l'horizon aux collines brunies, Le soleil, cette fleur des splendeursinfinies, Se penchait sur la terre à l'heure du couchant; Une humble marguerite, écloseau bord d'un champ, Sur un mur gris, croulant parmi l'avoine folle, Blanche épanouissaitsa candide auréole; Et la petite fleur, par-dessus le vieux mur, Regardait fixement, dansl'éternel azur, Le grand astre épanchant sa lumière immortelle. -Et, moi, j'ai desrayons aussi!- lui disait-elle.

Granville, juillet 1836.



XXVI

QUELQUES MOTS A UN AUTRE

On y revient; il faut y revenir moi-même. Ce qu'on attaque en moi, c'est mon temps, etje l'aime. Certe, on me laisserait en paix, passant obscur, Si je ne contenais, atome del'azur, Un peu du grand rayon dont notre époque est faite.

Hier le citoyen, aujourd'hui le poëte; Le -romantique- après le -libéral-. --Allons, Soit; dans mes deux sentiers mordez mes deux talons. Je suis le ténébreux parqui tout dégénère. Sur mon autre côté lancez l'autre tonnerre.

Vous aussi, vous m'avez vu tout jeune, et voici Que vous me dénoncez, bonhomme, vousaussi; Me déchirant le plus allégrement du monde, Par attendrissement pour mon enfanceblonde. Vous me criez: -Comment, Monsieur! qu'est-ce que c'est? -La stance va nu-pieds! ledrame est sans corset! -La muse jette au vent sa robe d'innocence! -Et l'art crève larègle et dit: -C'est la croissance!- Géronte littéraire aux aboiements plaintifs, Vousvous ébahissez, en vers rétrospectifs, Que ma voix trouble l'ordre, et que ce romantiqueVive, et que ce petit, à qui l'Art Poétique Avec tant de bonté donna le pain et l'eau,Devienne si pesant aux genoux de Boileau! Vous regardez mes vers, pourvus d'ongles etd'ailes, Refusant de marcher derrière les modèles, Comme après les doyens marchent lespetits clercs; Vous en voyez sortir de sinistres éclairs; Horreur! et vous voilàpoussant des cris d'hyène A travers les barreaux de la Quotidienne.

Vous épuisez sur moi tout votre calepin, Et le père Bouhours et le père Rapin; Etm'écrasant avec tous les noms qu'on vénère, Vous lâchez le grand mot:Révolutionnaire.

Et, sur ce, les pédants en choeur disent: Amen! On m'empoigne; on me fait passer monexamen; La Sorbonne bredouille et l'école griffonne; De vingt plumes jaillit la colèrebouffonne: -Que veulent ces affreux novateurs? ça des vers? -Devant leurs livres noirs,la nuit, dans l'ombre ouverts, -Les lectrices ont peur au fond de leurs alcôves. -LePinde entend rugir leurs rimes bêtes fauves, -Et frémit. Par leur faute aujourd'hui toutest mort; -L'alexandrin saisit la césure, et la mord; -Comme le sanglier dans l'herbe etdans la sauge, -Au beau milieu du vers l'enjambement patauge; -Que va-t-on devenir?Richelet s'obscurcit. -Il faut à toute chose un magister dixit. -Revenons à la règle,et sortons de l'opprobre; -L'hippocrène est de l'eau; donc le beau, c'est le sobre. -Lesvrais sages ayant la raison pour lien, -Ont toujours consulté, sur l'art, Quintilien;-Sur l'algèbre, Leibnitz; sur la guerre, Végèce.-

Quand l'impuissance écrit, elle signe: Sagesse.

Je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais point Ce qu'à d'autres j'ai dit sans leurmontrer le poing. Eh bien, démasquons-nous! c'est vrai, notre âme est noire; Sortons dudomino nommé forme oratoire. On nous a vus, poussant vers un autre horizon La langue,avec la rime entraînant la raison, Lancer au pas de charge, en batailles rangées, SurLaharpe éperdu, toutes ces insurgées. Nous avons au vieux style attaché ce brûlot:Liberté! Nous avons, dans le même complot, Mis l'esprit, pauvre diable, et le mot,pauvre hère; Nous avons déchiré le capuchon, la haire, Le froc, dont on couvraitl'Idée aux yeux divins. Tous on fait rage en foule. Orateurs, écrivains, Poëtes, nousavons, du doigt avançant l'heure, Dit à la rhétorique: -- Allons, fille majeure, Lèveles yeux! -- et j'ai, chantant, luttant, bravant, Tordu plus d'une grille au parloir ducouvent; J'ai, torche en main, ouvert les deux battants du drame; Pirates, nous avons, àla voile, à la rame, De la triple unité pris l'aride archipel; Sur l'Hélicon tremblantj'ai battu le rappel. Tout est perdu! le vers vague sans muselière! A Racine effaré nouspréférons Molière; O pédants! à Ducis nous préférons Rotrou. Lucrèce Borgia sortbrusquement d'un trou, Et mêle des poisons hideux à vos guimauves; Le drame écheveléfait peur à vos fronts chauves; C'est horrible! oui, brigand, jacobin, malandrin, J'aidisloqué ce grand niais d'alexandrin; Les mots de qualité, les syllabes marquises,Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises, Faisaient la bouche en coeur et neparlant qu'entre eux, J'ai dit aux mots d'en bas: Manchots, boiteux, goîtreux,Redressez-vous! planez, et mêlez-vous, sans règles, Dans la caverne immense et farouchedes aigles! J'ai déjà confessé ce tas de crimes-là; Oui, je suis Papavoine,Érostrate, Attila: Après?

Emportez-vous, et criez à la garde,

Brave homme! tempêtez! tonnez! je vous regarde.

Nos progrès prétendus vous semblent outrageants;

Vous détestez ce siècle où, quand il parle aux gens,

Le vers des trois saluts d'usage se dispense;

Temps sombreoù, sans pudeur, on écrit comme on pense,

Où l'on est philosophe et poëte crûment,

Où de ton vin sincère, adorable, écumant,

O sévère idéal, tous les songeurs sont ivres.

Vous couvrez d'abat-jour, quand vous ouvrez nos livres,

Vos yeux, par la clarté du mot propre brûlés;

Vous exécrez nos vers francs et vrais, vous hurlez

De fureur en voyant nos strophes toutes nues.

Mais où donc est le temps des nymphes ingénues,

Qui couraient dans les bois, et dont la nudité

Dansait dansla lueur des vagues soirs d'été?

Sur l'aube nue et blanche, entr'ouvrant sa fenêtre,

Faut-il plisser la brume honnête et prude, et mettre

Une feuille de vigne à l'astre dans l'azur?

Le flot, conque d'amour, est-il d'un goût peu sûr?

O Virgile, Pindare, Orphée! est-ce qu'on gaze,

Comme une obscénité, les ailes de Pégase,

Qui semble,les ouvrant au haut du mont béni,

L'immense papillon du baiser infini?

Est-ce que le soleil splendide est un cynique?

La fleur a-t-elle tort d'écarter sa tunique?

Calliope, planant derrière un pan des cieux,

Fait doncmal de montrer à Dante soucieux

Ses seins éblouissants à travers les étoiles?

Vous êtes un ancien d'hier. Libre et sans voiles,

Le grand Olympe nu vous ferait dire: Fi!

Vous mettez une jupe au Cupidon bouffi;

Au clinquant,aux neuf soeurs en atours, au Parnasse

De Titon du Tillet, votre goût est tenace;

Apollon vous ferait l'effet d'un Mohican;

Vous prendriez Vénus pour une sauvagesse.

L'âge -- c'est là souvent toute notre sagesse - A beau vous bougonner tout bas: -Vousavez tort, -Vous vous ferez tousser si vous criez si fort; -Pour quelques nouveautéssauvages et fortuites, -Monsieur, ne troublez pas la paix de vos pituites. -Ces gens-civont leur train; qu'est-ce que ça vous fait? -Ils ne trouvent que cendre au feu qui vouschauffait. -Pourquoi déclarez-vous la guerre à leur tapage? -Ce siècle est libéralcomme vous fûtes page. -Fermez bien vos volets, tirez bien vos rideaux, -Soufflez votrechandelle, et tournez-lui le dos! -Qu'est l'âme du vrai sage? Une sourde-muette. -Quevous importe, à vous, que tel ou tel poëte, -Comme l'oiseau des cieux, veuille avoir sachanson; -Et que tel garnement du Pinde, nourrisson -Des Muses, au milieu d'un bruit decorybante, -Marmot sombre, ait mordu leur gorge un peu tombante?-

Vous n'en tenez nul compte, et vous n'écoutez rien. Voltaire, en vain, grand homme etpeu voltairien, Vous murmure à l'oreille: -Ami, tu nous assommes!- -- Vous écumez! --partant de ceci: que nous, hommes De ce temps d'anarchie et d'enfer, nous donnons L'assautau grand Louis juché sur vingt grands noms; Vous dites qu'après tout nous perdons notrepeine, Que haute est l'escalade et courte notre haleine; Que c'est dit, que jamais nous neréussirons; Que Batteux nous regarde avec ses gros yeux ronds, Que Tancrède est debronze et qu'Hamlet est de sable. Vous déclarez Boileau perruque indéfrisable; Et,coiffé de lauriers, d'un coup d'oeil de travers, Vous indiquez le tas d'ordures de nosvers, Fumier où la laideur de ce siècle se guinde Au pauvre vieux bon goût, ce balayeurdu Pinde; Et même, allant plus loin, vaillant, vous nous criez: -Je vais vous balayermoi-même!-

Balayez.


Paris, novembre 1834.



XXVII

Oui, je suis le rêveur; je suis le camarade Des petites fleurs d'or du mur qui sedégrade, Et l'interlocuteur des arbres et du vent. Tout cela me connaît, voyez-vous.J'ai souvent, En mai, quand de parfums les branches sont gonflées, Des conversations avecles giroflées; Je reçois des conseils du lierre et du bleuet. L'être mystérieux, quevous croyez muet, Sur moi se penche, et vient avec ma plume écrire. J'entends cequ'entendit Rabelais; je vois rire Et pleurer; et j'entends ce qu'Orphée entendit. Nevous étonnez pas de tout ce que me dit La nature aux soupirs ineffables. Je cause Avectoutes les voix de la métempsycose. Avant de commencer le grand concert sacré, Lemoineau, le buisson, l'eau vive dans le pré, La forêt, basse énorme, et l'aile et lacorolle, Tous ces doux instruments, m'adressent la parole; Je suis l'habitué del'orchestre divin; Si je n'étais songeur, j'aurais été sylvain. J'ai fini, grâce aucalme en qui je me recueille, A force de parler doucement à la feuille, A la goutte depluie, à la plume au rayon, Par descendre à ce point dans la création, Cet abîme oùfrissonne un tremblement farouche, Que je ne fais plus même envoler une mouche! Le brind'herbe, vibrant d'un éternel émoi, S'apprivoise et devient familier avec moi, Et, sanss'apercevoir que je suis là, les roses Font avec les bourdons toutes sortes de choses;Quelquefois, à travers les doux rameaux bénis, J'avance largement ma face sur les nids,Et le petit oiseau, mère inquiète et sainte, N'a pas plus peur de moi que nous n'aurionsde crainte, Nous, si l'oeil du bon Dieu regardait dans nos trous; Le lys prude me voitapprocher sans courroux, Quand il s'ouvre aux baisers du jour; la violette La plus pudiquefait devant moi sa toilette; Je suis pour ces beautés l'ami discret et sûr Et le fraispapillon, libertin de l'azur, Qui chiffonne gaîment une fleur demi-nue, Si je viens àpasser dans l'ombre, continue, Et, si la fleur se veut cacher dans le gazon, Il lui dit:-Es-tu bête! Il est de la maison.-

Les Roches, août 1835.



XXVIII

Il faut que le poëte, épris d'ombre et d'azur, Esprit doux et splendide, aurayonnement pur, Qui marche devant tous, éclairant ceux qui doutent, Chanteur mystérieuxqu'en tressaillant écoutent Les femmes, les songeurs, les sages, les amants, Devienneformidable à de certains moments. Parfois, lorsqu'on se met à rêver sur son livre, Oùtout berce, éblouit, calme, caresse, enivre, Où l'âme, à chaque pas, trouve à faireson miel, Où les coins les plus noirs ont des lueurs du ciel; Au milieu de cette humbleet haute poésie, Dans cette paix sacrée où croît la fleur choisie, Où l'on entendcouler les sources et les pleurs, Où les strophes, oiseaux peints de mille couleurs,Volent chantant l'amour, l'espérance et la joie; Il faut que, par instants, on frissonne,et qu'on voie Tout à coup, sombre, grave et terrible au passant, Un vers fauve sortir del'ombre en rugissant! Il faut que le poëte, aux semences fécondes, Soit comme cesforêts vertes, fraîches, profondes, Pleines de chants, amour du vent et du rayon,Charmantes, où soudain, l'on rencontre un lion.

Paris, mai 1842.



XXIX

HALTE EN MARCHANT

Une brume couvrait l'horizon; maintenant, Voici le clair midi qui surgit rayonnant; Lebrouillard se dissout en perles sur les branches, Et brille, diamant, au collier despervenches. Le vent souffle à travers les arbres, sur les toits Du hameau noir cachantses chaumes dans les bois; Et l'on voit tressaillir, épars dans les ramées, Le vaguearrachement des tremblantes fumées; Un ruisseau court dans l'herbe, entre deux hautstalus, Sous l'agitation des saules chevelus; Un orme, un hêtre, anciens du vallon, arbresfrères Qui se donnent la main des deux rives contraires, Semblent, sous le ciel bleu,dire: A la bonne foi! L'oiseau chante son chant plein d'amour et d'effroi, Et dufrémissement des feuilles et des ailes L'étang luit sous le vol des vertes demoiselles.Un bouge est là, montrant dans la sauge et le thym Un vieux saint souriant parmi desbrocs d'étain, Avec tant de rayons et de fleurs sur la berge, Que c'est peut-être untemple ou peut-être une auberge. Que notre bouche ait soif, ou que ce soit le coeur,Gloire au Dieu bon qui tend la coupe au voyageur! Nous entrons. -Qu'avez-vous! -- Desoeufs frais, de l'eau fraîche.- On croit voir l'humble toit effondré d'une crèche. A lasource du pré, qu'abrite un vert rideau, Une enfant blonde alla remplir sa jarre d'eau,Joyeuse et soulevant son jupon de futaine. Pendant qu'elle plongeait sa cruche à lafontaine, L'eau semblait admirer, gazouillant doucement, Cette belle petite aux yeux defirmament. Et moi, près du grand lit drapé de vieilles serges, Pensif, je regardais unChrist battu de verges. Eh! qu'importe l'outrage aux martyrs éclatants, Affront de tousles lieux, crachat de tous les temps, Vaine clameur d'aveugle, éternelle huée Où lafoule toujours s'est follement ruée!

Plus tard, le vagabond flagellé devient Dieu. Ce front noir et saignant semble fait deciel bleu, Et, dans l'ombre, éclairant palais, temple, masure, Le crucifix blanchit etJésus-Christ s'azure. La foule un jour suivra vos pas; allez, saignez, Souffrez,penseurs, des pleurs de vos bourreaux baignés! Le deuil sacre les saints, les sages, lesgénies; La tremblante auréole éclôt aux gémonies, Et, sur ce vil marais, flotte,lueur du ciel, Du cloaque de sang feu follet éternel. Toujours au même but le même sortramène: Il est, au plus profond de notre histoire humaine, Une sorte de gouffre, oùviennent, tour à tour, Tomber tous ceux qui sont de la vie et du jour, Les bons, lespurs, les grands, les divins, les célèbres, Flambeaux échevelés au souffle desténèbres; Là se sont engloutis les Dantes disparus, Socrate, Scipion, Milton, ThomasMorus, Eschyle, ayant aux mains des palmes frissonnantes. Nuit d'où l'on voit sortirleurs mémoires planantes! Car ils ne sont complets qu'après qu'ils sont déchus. Del'exil d'Aristide, au bûcher de Jean Huss, Le genre humain pensif -- c'est ainsi que noussommes -- Rêve ébloui devant l'abîme des grands hommes. Ils sont, telle est la loi deshauts destins penchant, Tes semblables, soleil! leur gloire est leur couchant; Et, fierNiagara dont le flot gronde et lutte, Tes pareils: ce qu'ils ont de plus beau, c'est leurchute.

Un de ceux qui liaient Jésus-Christ au poteau, Et qui, sur son dos nu, jetaient un vilmanteau, Arracha de ce front tranquille une poignée De cheveux qu'inondait la sueurrésignée, Et dit: -Je vais montrer à Caïphe cela!- Et, crispant son poing noir, cethomme s'en alla. La nuit était venue et la rue était sombre; L'homme marchait; soudain,il s'arrêta dans l'ombre, Stupéfait, pâle, et comme en proie aux visions, Frémissant!-- Il avait dans la main des rayons.

Forêt de Compiègne, juin 1837.





LIVRE DEUXIÈME --------------

L'AME EN FLEUR --------------





I

PREMIER MAI

Tout conjugue le verbe aimer. Voici les roses. Je ne suis pas en train de parlerd'autres choses; Premier mai! l'amour gai, triste, brûlant, jaloux, Fait soupirer lesbois, les nids, les fleurs, les loups; L'arbre où j'ai, l'autre automne, écrit unedevise, La redit pour son compte, et croit qu'il l'improvise; Les vieux antres pensifs,dont rit le geai moqueur, Clignent leurs gros sourcils et font la bouche en coeur;L'atmosphère, embaumée et tendre, semble pleine, Des déclarations qu'au Printemps faitla plaine, Et que l'herbe amoureuse adresse au ciel charmant. A chaque pas du jour, dansle bleu firmament, La campagne éperdue, et toujours plus éprise, Prodigue les senteurs,et, dans la tiède brise, Envoie au renouveau ses baisers odorants; Tous ces bouquets,azurs, carmins, pourpres, safrans, Dont l'haleine s'envole en murmurant: Je t'aime! Sur leravin, l'étang, le pré, le sillon même, Font des taches partout de toutes les couleurs;Et, donnant les parfums, elle a gardé les fleurs; Comme si ses soupirs et ses tendresmissives Au mois de mai, qui rit dans les branches lascives, Et tous les billets doux deson amour bavard, Avaient laissé leur trace aux pages du buvard!

Les oiseaux dans les bois, molles voix étouffées, Chantent des triolets et desrondeaux aux fées; Tout semble confier à l'ombre un doux secret; Tout aime, et toutl'avoue à voix basse; on dirait Qu'au nord, au sud brûlant, au couchant, à l'aurore, Lahaie en fleur, le lierre et la source sonore, Les monts, les champs, les lacs et leschênes mouvants Répètent un quatrain fait par les quatre vents.

Saint-Germain, 1er mai 18...



II

Mes vers fuiraient, doux et frêles, Vers votre jardin si beau, Si mes vers avaient desailes, Des ailes comme l'oiseau.

Il voleraient, étincelles, Vers votre foyer qui rit, Si mes vers avaient des ailes,Des ailes comme l'esprit.

Près de vous, purs et fidèles, Ils accourraient nuit et jour, Si mes vers avaient desailes, Des ailes comme l'amour.

Paris, mars 18...



III

LE ROUET D'OMPHALE

Il est dans l'atrium, le beau rouet d'ivoire. La roue agile est blanche, et laquenouille est noire; La quenouille est d'ébène incrusté de lapis. Il est dans l'atriumsur un riche tapis.

Un ouvrier d'Égine a sculpté sur la plinthe Europe, dont un dieu n'écoute pas laplainte. Le taureau blanc l'emporte. Europe, sans espoir, Crie, et baissant les yeux,s'épouvante de voir L'Océan monstrueux qui baise ses pieds roses.

Des aiguilles, du fil, des boîtes demi-closes, Les laines de Milet, peintes de pourpreet d'or, Emplissent un panier près du rouet qui dort.

Cependant, odieux, effroyables, énormes, Dans le fond du palais, vingt fantômesdifformes, Vingt monstres tout sanglants, qu'on ne voit qu'à demi, Errent en foule autourdu rouet endormi: Le lion néméen, l'hydre affreuse de Lerne, Cacus, le noir brigand dela noire caverne, Le triple Géryon, et les typhons des eaux, Qui, le soir, à grandbruit, soufflent dans les roseaux; De la massue au front tous ont l'empreinte horrible; Ettous, sans approcher, rôdant d'un air terrible, Sur le rouet, où pend un fil souple etlié, Fixent de loin, dans l'ombre, un oeil humilié.

Juin 18...



IV

CHANSON

Si vous n'avez rien à me dire, Pourquoi venir auprès de moi? Pourquoi me faire cesourire Qui tournerait la tête au roi? Si vous n'avez rien à me dire, Pourquoi venirauprès de moi?

Si vous n'avez rien à m'apprendre, Pourquoi me pressez-vous la main? Sur le rêveangélique et tendre, Auquel vous songez en chemin, Si vous n'avez rien à m'apprendre,Pourquoi me pressez-vous la main?

Si vous voulez que je m'en aille, Pourquoi passez-vous par ici? Lorsque je vous vois,je tressaille: C'est ma joie et mon souci. Si vous voulez que je m'en aille, Pourquoipassez-vous par ici?

Mai 18...



V

HIER AU SOIR

Hier, le vent du soir, dont le souffle caresse, Nous apportait l'odeur des fleurs quis'ouvrent tard; La nuit tombait; l'oiseau dormait dans l'ombre épaisse. Le printempsembaumait, moins que votre jeunesse; Les astres rayonnaient, moins que votre regard. Moi,je parlais tout bas. C'est l'heure solennelle Où l'âme aime à chanter son hymne le plusdoux. Voyant la nuit si pure, et vous voyant si belle, J'ai dit aux astres d'or: Versez leciel sur elle! Et j'ai dit à vos yeux: Versez l'amour sur nous!

Mai 18...



VI

LETTRE

Tu vois cela d'ici. Des ocres et des craies; Plaines où les sillons croisent leursmille raies, Chaumes à fleur de terre et que masque un buisson; Quelques meules de foindebout sur le gazon; De vieux toits enfumant le paysage bistre; Un fleuve qui n'est pas leGange ou le Caystre, Pauvre cours d'eau normand troublé de sels marins; A droite, vers lenord, de bizarres terrains Pleins d'angles qu'on dirait façonnés à la pelle; Voilà lespremiers plans; une ancienne chapelle Y mêle son aiguille, et range à ses côtésQuelques ormes tortus, aux profils irrités, Qui semblent, fatigués du zéphyr qui s'enjoue, Faire une remontrance au vent qui les secoue. Une grosse charrette, au coin de mamaison, Se rouille; et, devant moi, j'ai le vaste horizon, Dont la mer bleue emplit toutesles échancrures; Des poules et des coqs, étalant leurs dorures, Causent sous mafenêtre, et les greniers des toits Me jettent, par instants, des chansons en patois. Dansmon allée habite un cordier patriarche, Vieux qui fait bruyamment tourner sa roue, etmarche A reculons, son chanvre autour des reins tordu. J'aime ces flots où court le grandvent éperdu; Les champs à promener tout le jour me convient; Les petits villageois, leurlivre en main, m'envient, Chez le maître d'école où je me suis logé, Comme un grandécolier abusant d'un congé. Le ciel rit, l'air est pur; tout le jour, chez mon hôte,C'est un doux bruit d'enfants épelant à voix haute; L'eau coule, un verdier passe; etmoi, je dis: Merci! Merci, Dieu tout-puissant! -- Ainsi je vis; ainsi, Paisible, heure parheure, à petit bruit, j'épanche Mes jours, tout en songeant à vous, ma beauté blanche!J'écoute les enfants jaser, et, par moment, Je vois en pleine mer, passer superbement,Au-dessus des pigeons du tranquille village, Quelque navire ailé qui fait un long voyage,Et fuit sur l'Océan, par tous les vents traqué, Qui, naguère dormait au port, le longdu quai, Et que n'ont retenu, loin des vagues jalouses, Ni les pleurs des parents, nil'effroi des épouses, Ni le sombre reflet des écueils dans l'eau, Ni l'importunité dessinistres oiseaux.

Près le Tréport, juin 18...



VII

Nous allions au verger cueillir des bigarreaux. Avec ses beaux bras blancs en marbre deParos, Elle montait dans l'arbre et courbait une branche; Les feuilles frissonnaient auvent; sa gorge blanche, O Virgile, ondoyait dans l'ombre et le soleil; Ses petits doigtsallaient chercher le fruit vermeil, Semblable au feu qu'on voit dans le buisson quiflambe. Je montais derrière elle; elle montrait sa jambe, Et disait: -Taisez-vous!- àmes regards ardents; Et chantait. Par moments, entre ses belles dents, Pareille, auxchansons près, à Diane farouche, Penchée, elle m'offrait la cerise à sa bouche; Et mabouche riait, et venait s'y poser, Et laissait la cerise et prenait le baiser.

Triel, juillet 18...



VIII

Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux. Comme le soleil fait serein oupluvieux L'azur dont il est l'âme et que sa clarté dore, Tu peux m'emplir de brume oum'inonder d'aurore. Du haut de ta splendeur, si pure qu'en ses plis, Tu sembles une femmeenfermée en un lys, Et qu'à d'autres moments, l'oeil qu'éblouit ton âme Croit voir, ente voyant, un lys dans une femme. Si tu m'as souri, Dieu! tout mon être bondit! Si,Madame, au milieu de tous, vous m'avez dit, A haute voix: -Bonjour, Monsieur-, et bas: -Jet'aime!- Si tu m'as caressé de ton regard suprême, Je vis! je suis léger, je suis fier,je suis grand; Ta prunelle m'éclaire en me transfigurant; J'ai le reflet charmant desyeux dont tu m'accueilles; Comme on sent dans un bois des ailes sous les feuilles, On sentde la gaîté sous chacun de mes mots; Je cours, je vais, je ris; plus d'ennuis, plus demaux; Et je chante, et voilà sur mon front la jeunesse! Mais que ton coeur injuste, unjour, me méconnaisse; Qu'il me faille porter en moi, jusqu'à demain, L'énigme de tamain retirée à ma main; -- Qu'ai-je fait? qu'avait-elle? Elle avait quelque chose.Pourquoi, dans la rumeur du salon où l'on cause, Personne n'entendant, me disait-elle vous?-- Si je ne sais quel froid dans ton regard si doux A passé comme passe au ciel unenuée, Je sens mon âme en moi toute diminuée; Je m'en vais, courbé, las, sombre commeun aïeul; Il semble que sur moi, secouant son linceul, Se soit soudain penché le noirvieillard Décembre; Comme un loup dans son trou, je rentre dans ma chambre; Le chagrin --âge et deuil, hélas! ont le même air, -- Assombrit chaque trait de mon visage amer, Etm'y creuse une ride avec sa main pesante. Joyeux, j'ai vingt-cinq ans; triste, j'en aisoixante.

Paris, juin 18...



IX

EN ÉCOUTANT LES OISEAUX

Oh! Quand donc aurez-vous fini, petits oiseaux, De jaser au milieu des branches et deseaux, Que nous nous expliquions et que je vous querelle? Rouge-gorge, verdier, fauvette,tourterelle, Oiseaux, je vous entends, je vous connais. Sachez Que je ne suis pas dupe, ôdoux ténors cachés, De votre mélodie et de votre langage. Celle que j'aime est loin etpense à moi; je gage, O rossignol dont l'hymne, exquis et gracieux, Donne unfrémissement à l'astre dans les cieux, Que ce que tu dis là, c'est le chant de sonâme. Vous guettez les soupirs de l'homme et de la femme, Oiseaux; Quand nous aimons etquand nous triomphons, Quand notre être, tout bas, s'exhale en chants profonds, Vous,attentifs, parmi les bois inaccessibles, Vous saisissez au vol ces strophes invisibles, Etvous les répétez tout haut, comme de vous; Et vous mêlez, pour rendre encor l'hymneplus doux, A la chanson des coeurs, le battement des ailes; Si bien qu'on vous admire,écouteurs infidèles, Et que le noir sapin murmure aux vieux tilleuls: -Sont-ilscharmants d'avoir trouvé cela tout seuls!- Et que l'eau, palpitant sous le chant quil'effleure, Baise avec un sanglot le beau saule qui pleure; Et que le dur tronc d'arbre ades airs attendris; Et que l'épervier rêve, oubliant la perdrix; Et que les loups s'envont songer auprès des louves! -Divin!- dit le hibou; le moineau dit: -Tu trouves?-Amour, lorsqu'en nos coeurs tu te réfugias, L'oiseau vint y puiser; ce sont ces plagiats,Ces chants qu'un rossignol, belles, prend sur vos bouches, Qui font que les grands boiscourbent leurs fronts farouches, Et que les lourds rochers, stupides et ravis, Sepenchent, les laissant piller le chènevis, Et ne distinguent plus, dans leurs rêvesétranges, La langue des oiseaux de la langue des anges.

Caudebec, septembre 183...



X

Mon bras pressait la taille frêle Et souple comme le roseau; Ton sein palpitait commel'aile D'un jeune oiseau.

Longtemps muets, nous contemplâmes Le ciel où s'éteignait le jour. Que se passait-ildans nos âmes? Amour! amour!

Comme un ange qui se dévoile, Tu me regardais, dans ma nuit, Avec ton beau regardd'étoile, Qui m'éblouit.

Forêt de Fontainebleau, juillet 18...



XI

Les femmes sont sur la terre Pour tout idéaliser; L'univers est un mystère Quecommente leur baiser.

C'est l'amour qui, pour ceinture, A l'onde et le firmament, Et dont toute la nature,N'est, au fond, que l'ornement.

Tout ce qui brille, offre à l'âme Son parfum ou sa couleur; Si Dieu n'avait fait lafemme, Il n'aurait pas fait la fleur.

A quoi bon vos étincelles, Bleus saphirs, sans les yeux doux? Les diamants, sans lesbelles, Ne sont plus que des cailloux;

Et, dans les charmilles vertes, Les roses dorment debout, Et sont des bouches ouvertesPour ne rien dire du tout.

Tout objet qui charme ou rêve Tient des femmes sa clarté; La perle blanche, sansÈve, Sans toi, ma fière beauté,

Ressemblant, tout enlaidie, A mon amour qui te fuit, N'est plus que la maladie D'unebête dans la nuit.

Paris, avril 18...



XII

ÉGLOGUE

Nous errions, elle et moi, dans les monts de Sicile. Elle est fière pour tous et pourmoi seul docile. Les cieux et nos pensers rayonnaient à la fois. Oh! comme aux lieuxdéserts les coeurs sont peu farouches! Que de fleurs aux buissons, que de baisers auxbouches, Quand on est dans l'ombre des bois!

Pareils à deux oiseaux qui vont de cime en cime, Nous parvînmes enfin tout au bordd'un abîme. Elle osa s'approcher de ce sombre entonnoir; Et, quoique mainte épineoffensât ses mains blanches, Nous tâchâmes, penchés et nous tenant aux branches, D'envoir le fond lugubre et noir.

En ce même moment, un titan centenaire, Qui venait d'y rouler sous vingt coups detonnerre, Se tordait dans ce gouffre où le jour n'ose entrer; Et d'horribles vautours aubec impitoyable, Attirés par le bruit de sa chute effroyable, Commençaient à ledévorer.

Alors, elle me dit: -J'ai peur qu'on ne nous voie! -Cherchons un antre afin d'y cachernotre joie! -Vois ce pauvre géant! nous aurions notre tour! -Car les dieux envieux quil'ont fait disparaître, -Et qui furent jaloux de sa grandeur, peut-être -Seraient jalouxde notre amour!-

Septembre 18...



XIII

Viens! -- une flûte invisible Soupire dans les vergers. -- La chanson la plus paisibleEst la chanson des bergers.

Le vent ride, sous l'yeuse, Le sombre miroir des eaux. -- La chanson la plus joyeuseEst la chanson des oiseaux.

Que nul soin ne te tourmente. Aimons-nous! aimons toujours! -- La chanson la pluscharmante Est la chanson des amours.

Les Metz, août 18...



XIV

BILLET DU MATIN

Si les liens des coeurs ne sont pas des mensonges, Oh! dites, vous devez avoir eu dedoux songes, Je n'ai fait que rêver de vous toute la nuit. Et nous nous aimions tant!vous me disiez: -Tout fuit, -Tout s'éteint, tout s'en va; ta seule image reste.- Nousdevions être morts dans ce rêve céleste; Il semblait que c'était déjà le paradis.Oh! oui, nous étions morts, bien sûr; je vous le dis. Nous avions tous les deux la formede nos âmes. Tout ce que, l'un de l'autre, ici-bas nous aimâmes Composait notre corps deflamme et de rayons, Et, naturellement, nous nous reconnaissions. Il nous apparaissait desvisages d'aurore Qui nous disaient: -C'est moi!- la lumière sonore Chantait; et nousétions des frissons et des voix. Vous me disiez: -Écoute!- et je répondais: -Vois!- Jedisais: -Viens-nous-en dans les profondeurs sombres; -Vivons; c'est autrefois que nousétions des ombres.- Et, mêlant nos appels et nos cris: -Viens! oh! viens! -Et moi, je merappelle, et toi, tu te souviens.- Éblouis, nous chantions: -- C'est nous-mêmes quisommes Tout ce qui nous semblait, sur la terre des hommes, Bon, juste, grand, sublime,ineffable et charmant; Nous sommes le regard et le rayonnement; Le sourire de l'aube etl'odeur de la rose, C'est nous; l'astre est le nid où notre aile se pose; Nous avonsl'infini pour sphère et pour milieu, L'éternité pour l'âge; et, notre amour, c'estDieu.

Paris, juin 18...



XV

PAROLES DANS L'OMBRE

Elle disait: C'est vrai, j'ai tort de vouloir mieux; Les heures sont ainsitrès-doucement passées; Vous êtes là; mes yeux ne quittent pas vos yeux, Où jeregarde aller et venir vos pensées.

Vous voir est un bonheur; je ne l'ai pas complet. Sans doute, c'est encor bien charmantde la sorte! Je veille, car je sais tout ce qui vous déplaît, A ce que nul fâcheux nevienne ouvrir la porte;

Je me fais bien petite, en mon coin, près de vous; Vous êtes mon lion, je suis votrecolombe; J'entends de vos papiers le bruit paisible et doux; Je ramasse parfois votreplume qui tombe;

Sans doute, je vous ai; sans doute, je vous voi. La pensée est un vin dont lesrêveurs sont ivres, Je le sais; mais, pourtant, je veux qu'on songe à moi. Quand vousêtes ainsi tout un soir dans vos livres,

Sans relever la tête et sans me dire un mot, Une ombre reste au fond de mon coeur quivous aime; Et, pour que je vous voie entièrement, il faut Me regarder un peu, de temps entemps, vous-même.

Paris, octobre 18...



XVI

L'hirondelle au printemps cherche les vieilles tours, Débris où n'est plus l'homme,où la vie est toujours; La fauvette en avril cherche, ô ma bien-aimée, La forêt sombreet fraîche et l'épaisse ramée, La mousse, et, dans les noeuds des branches, les douxtoits Qu'en se superposant font les feuilles des bois. Ainsi fait l'oiseau. Nous, nouscherchons, dans la ville, Le coin désert, l'abri solitaire et tranquille. Le seuil quin'a pas d'yeux obliques et méchants, La rue où les volets sont fermés; dans les champs,Nous cherchons le sentier du pâtre et du poëte; Dans les bois, la clairière inconnue etmuette Où le silence éteint les bruits lointains et sourds. L'oiseau cache son nid, nouscachons nos amours.

Fontainebleau, juin 18...



XVII

SOUS LES ARBRES

Ils marchaient à côté l'un de l'autre; des danses Troublaient le bois joyeux; ilsmarchaient, s'arrêtaient, Parlaient, s'interrompaient, et, pendant les silences, Leursbouches se taisant, leurs âmes chuchotaient.

Ils songeaient; ces deux coeurs, que le mystère écoute, Sur la création au sourireinnocent Penchés, et s'y versant dans l'ombre goutte à goutte, Disaient à chaque fleurquelque chose en passant.

Elle sait tous les noms des fleurs qu'en sa corbeille Mai nous rapporte avec la joie etles beaux jours; Elle les lui nommait comme eût fait une abeille, Puis elle reprenait:-Parlons de nos amours.

-Je suis en haut, je suis en bas,- lui disait-elle, -Et je veille sur vous, d'en bascomme d'en haut.- Il demandait comment chaque plante s'appelle, Se faisant expliquer leprintemps mot à mot.

O champs! il savourait ces fleurs et cette femme. O bois! ô prés! nature où touts'absorbe en un, Le parfum de la fleur est votre petite âme, Et l'âme de la femme estvotre grand parfum!

La nuit tombait; au tronc d'un chêne, noir pilastre, Il s'adossait pensif; elledisait: -Voyez -Ma prière toujours dans vos cieux comme un astre, -Et mon amour toujourscomme un chien à tes pieds.-

Juin 18...



XVIII

Je sais bien qu'il est d'usage D'aller en tous lieux criant Que l'homme est d'autantplus sage Qu'il rêve plus de néant;

D'applaudir la grandeur noire, Les héros, le fer qui luit, Et la guerre, cette gloireQu'on fait avec de la nuit;

D'admirer les coups d'épée, Et la fortune, ce char Dont une roue est Pompée, Dontl'autre roue est César;

Et Pharsale et Trasimène, Et tout ce que les Nérons Font voler de cendre humaine Dansle souffle des clairons!

Je sais que c'est la coutume D'adorer ces nains géants Qui, parce qu'ils sont écume,Se supposent océans;

Et de croire à la poussière, A la fanfare qui fuit, Aux pyramides de pierre, Auxavalanches de bruit.

Moi, je préfère, ô fontaines! Moi, je préfère, ô ruisseaux! Au Dieu des grandscapitaines, Le Dieu des petits oiseaux!

O mon doux ange, en ces ombres Où, nous aimant, nous brillons, Au Dieu des ouraganssombres Qui poussent les bataillons,

Au Dieu des vastes armées, Des canons au lourd essieu, Des flammes et des fumées, Jepréfère le bon Dieu!

Le bon Dieu, qui veut qu'on aime, Qui met au coeur de l'amant Le premier vers du poëmeLe dernier au firmament!

Qui songe à l'aile qui pousse, Aux oeufs blancs, au nid troublé, Si la caille a de lamousse, Et si la grive a du blé;

Et qui fait, pour les Orphées, Tenir, immense et subtil, Tout le doux monde des féesDans le vert bourgeon d'avril!

Si bien, que cela s'envole Et se disperse au printemps, Et qu'une vague auréole Sortde tous les nids chantants!

Vois-tu, quoique notre gloire Brille en ce que nous créons, Et dans notre grandehistoire Pleine de grands panthéons;

Quoique nous ayons des glaives, Des temples, Chéops, Babel, Des tours, des palais, desrêves, Et des tombeaux jusqu'au ciel;

Il resterait peu de choses A l'homme, qui vit un jour, Si Dieu nous ôtait les roses,Si Dieu nous ôtait l'amour!

Chelles, septembre 18...



XIX

N'ENVIONS RIEN

O femme, pensée aimante Et coeur souffrant, Vous trouvez la fleur charmante Etl'oiseau grand;

Vous enviez la pelouse Aux fleurs de miel; Vous voulez que je jalouse L'oiseau du ciel.

Vous dites, beauté superbe Au front terni, Regardant tour à tour l'herbe Et l'infini:

-Leur existence est la bonne; -Là, tout est beau; -Là, sur la fleur qui rayonne,-Plane l'oiseau!

-Près de vous, aile bénie, -Lys enchanté, -Qu'est-ce, hélas! que le génie -Et labeauté?

-Fleur pure, alouette agile, -A vous le prix! -Toi, tu dépasses Virgile; -Toi,Lycoris!

-Quel vol profond dans l'air sombre! -Quels doux parfums!--- Et des pleurs brillentsous l'ombre De vos cils bruns.

Oui, contemplez l'hirondelle, Les liserons; Mais ne vous plaignez pas, belle, Car nousmourrons!

Car nous irons dans la sphère De l'éther pur; La femme y sera lumière, Et l'hommeazur;

Et les roses sont moins belles Que les houris; Et les oiseaux ont moins d'ailes Que lesesprits!

Août 18...



XX

IL FAIT FROID

L'hiver blanchit le dur chemin. Tes jours aux méchants sont en proie. La bise mord tadouce main; La haine souffle sur ta joie.

La neige emplit le noir sillon. La lumière est diminuée... -- Ferme ta porte àl'aquilon! Ferme ta vitre à la nuée!

Et puis laisse ton coeur ouvert! Le coeur, c'est la sainte fenêtre. Le soleil de brumeest couvert; Mais Dieu va rayonner peut-être!

Doute du bonheur, fruit mortel; Doute de l'homme plein d'envie; Doute du prêtre et del'autel; Mais crois à l'amour, ô ma vie!

Crois à l'amour, toujours entier, Toujours brillant sous tous les voiles! A l'amour,tison du foyer! A l'amour rayon des étoiles!

Aime et ne désespère pas, Dans ton âme où parfois je passe, Où mes vers chuchotenttout bas, Laisse chaque chose à sa place.

La fidélité sans ennui, La paix des vertus élevées, Et l'indulgence pour autrui,Éponge des fautes lavées.

Dans ta pensée où tout est beau, Que rien ne tombe ou ne recule. Fais de ton amourton flambeau. On s'éclaire de ce qui brûle.

A ces démons d'inimitié, Oppose ta douceur sereine, Et reverse-leur en pitié Tout cequ'ils t'ont vomi de haine.

La haine, c'est l'hiver du coeur. Plains-les! mais garde ton courage. Garde ton sourirevainqueur; Bel arc-en-ciel, sors de l'orage!

Garde ton amour éternel. L'hiver, l'astre éteint-il sa flamme? Dieu ne retire rien duciel, Ne retire rien de ton âme!

Décembre 18...



XXI

Il lui disait: -Vois-tu, si tous deux nous pouvions, -L'âme pleine de foi, le coeurplein de rayons, -Ivres de douce extase et de mélancolie, -Rompre les mille noeuds dontla ville nous lie; -Si nous pouvions quitter ce Paris triste et fou, -Nous fuirions; nousirions quelque part, n'importe où, -Chercher loin des vains bruits, loin des hainesjalouses, -Un coin où nous aurions des arbres, des pelouses; -Une maison petite avec desfleurs, un peu -De solitude, un peu de silence, un ciel bleu, -La chanson d'un oiseau quisur le toit se pose, -De l'ombre; -- et quel besoin avons-nous d'autre chose?-

Juillet 18...



XXII

Aimons toujours! aimons encore! Quand l'amour s'en va, l'espoir fuit. L'amour, c'est lecri de l'aurore, L'amour, c'est l'hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages, Ce que le vent dit aux vieux monts, Ce que l'astre ditaux nuages, C'est le mot ineffable: Aimons!

L'amour fait songer, vivre et croire. Il a, pour réchauffer le coeur, Un rayon de plusque la gloire, Et ce rayon, c'est le bonheur!

Aime! qu'on les loue ou les blâme, Toujours les grands coeurs aimeront: Joins cettejeunesse de l'âme A la jeunesse de ton front!

Aime, afin de charmer tes heures! Afin qu'on voie en tes beaux yeux Des voluptésintérieures Le sourire mystérieux!

Aimons-nous toujours davantage! Unissons-nous mieux chaque jour. Les arbres croissenten feuillage; Que notre âme croisse en amour!

Soyons le miroir et l'image! Soyons la fleur et le parfum! Les amants, qui, seuls sousl'ombrage, Se sentent deux et ne sont qu'un!

Les poëtes cherchent les belles. La femme, ange aux chastes faveurs, Aime àrafraîchir sous ses ailes Ces grands fronts brûlants et rêveurs.

Venez à nous, beautés touchantes! Viens à moi, toi, mon bien, ma loi! Ange! viens àmoi quand tu chantes, Et, quand tu pleures, viens à moi!

Nous seuls comprenons vos extases; Car notre esprit n'est point moqueur; Car lespoëtes sont les vases Où les femmes versent leur coeur.

Moi qui ne cherche dans ce monde Que la seule réalité, Moi qui laisse fuir commel'onde Tout ce qui n'est que vanité,

Je préfère, aux biens dont s'enivre L'orgueil du soldat ou du roi, L'ombre que tufais sur mon livre Quand ton front se penche sur moi.

Toute ambition allumée Dans notre esprit, brasier subtil, Tombe en cendre ou vole enfumée, Et l'on se dit: -Qu'en reste-t-il?-

Tout plaisir, fleur à peine éclose Dans notre avril sombre et terni, S'effeuille etmeurt, lys, myrte ou rose, Et l'on se dit: -C'est donc fini!-

L'amour seul reste. O noble femme, Si tu veux, dans ce vil séjour, Garder ta foi,garder ton âme, Garder ton Dieu, garde l'amour!

Conserve en ton coeur, sans rien craindre, Dusses-tu pleurer et souffrir, La flamme quine peut s'éteindre Et la fleur qui ne peut mourir!

Mai 18...



XXIII

APRÈS L'HIVER

Tout revit, ma bien-aimée! Le ciel gris perd sa pâleur; Quand la terre est embaumée,Le coeur de l'homme est meilleur.

En haut, d'ou l'amour ruisselle, En bas, où meurt la douleur, La même immenseétincelle Allume l'astre et la fleur.

L'hiver fuit, saison d'alarmes, Noir avril mystérieux Où l'âpre sève des larmesCoule, et du coeur monte aux yeux.

O douce désuétude De souffrir et de pleurer! Veux-tu, dans la solitude, Nous mettreà nous adorer?

La branche au soleil se dore Et penche, pour l'abriter, Ses boutons qui vont écloreSur l'oiseau qui va chanter.

L'aurore où nous nous aimâmes Semble renaître à nos yeux; Et mai sourit dans nosâmes Comme il sourit dans les cieux.

On entend rire, on voit luire Tous les êtres tour à tour, La nuit, les astres bruire,Et les abeilles, le jour.

Et partout nos regards lisent, Et, dans l'herbe et dans les nids, De petites voix nousdisent: -Les aimants sont les bénis!-

L'air enivre; tu reposes A mon cou tes bras vainqueurs. -- Sur les rosiers que deroses! Que de soupirs dans nos coeurs!

Comme l'aube, tu me charmes; Ta bouche et tes yeux chéris Ont, quand tu pleures, seslarmes, Et ses perles quand tu ris.

La nature, soeur jumelle D'Ève et d'Adam et du jour, Nous aime, nous berce et mêleSon mystère à notre amour.

Il suffit que tu paraisses Pour que le ciel, t'adorant, Te contemple; et, nos caresses,Toute l'ombre nous les rend!

Clartés et parfums nous-mêmes, Nous baignons nos coeurs heureux Dans les effluvessuprêmes Des éléments amoureux.

Et, sans qu'un souci t'oppresse, Sans que ce soit mon tourment, J'ai l'étoile pourmaîtresse; Le soleil est ton amant;

Et nous donnons notre fièvre Aux fleurs où nous appuyons Nos bouches, et notre lèvreSent le baiser des rayons.

Juin 18...



XXIV

Que le sort, quel qu'il soit, vous trouve toujours grande! Que demain soit doux commehier! Qu'en vous, ô ma beauté, jamais ne se répande Le découragement amer, Ni le fiel,ni l'ennui des coeurs qui se dénouent, Ni cette cendre, hélas! que sur un front pâli,Dans l'ombre, à petit bruit secouent Les froides ailes de l'oubli! Laissez, laissezbrûler pour vous, ô vous que j'aime! Mes chants dans mon âme allumés! Vivez pour lanature, et le ciel, et moi-même! Après avoir souffert, aimez! Laissez entrer en vous,après nos deuils funèbres, L'aube, fille des nuits, l'amour, fils des douleurs, Tout cequi luit dans les ténèbres, Tout ce qui sourit dans les pleurs!

Octobre 18...



XXV

Je respire où tu palpites, Tu sais; à quoi bon, hélas! Rester là si tu me quittes,Et vivre si tu t'en vas?

A quoi bon vivre, étant l'ombre De cet ange qui s'enfuit! A quoi bon, sous le cielsombre, N'être plus que de la nuit?

Je suis la fleur des murailles, Dont avril est le seul bien. Il suffit que tu t'enailles Pour qu'il ne reste plus rien.

Tu m'entoures d'auréoles; Te voir est mon seul souci. Il suffit que tu t'envoles Pourque je m'envole aussi.

Si tu pars, mon front se penche; Mon âme au ciel, son berceau, Fuira, car dans ta mainblanche Tu tiens ce sauvage oiseau.

Que veux-tu que je devienne, Si je n'entends plus ton pas? Est-ce ta vie ou la mienneQui s'en va? Je ne sais pas.

Quand mon courage succombe, J'en reprends dans ton coeur pur; Je suis comme la colombeQui vient boire au lac d'azur.

L'amour fait comprendre à l'âme L'univers, sombre et béni; Et cette petite flammeSeule éclaire l'infini.

Sans toi, toute la nature N'est plus qu'un cachot fermé, Où je vais à l'aventure,Pâle et n'étant plus aimé.

Sans toi, tout s'effeuille et tombe; L'ombre emplit mon noir sourcil; Une fête est unetombe, La patrie est un exil.

Je t'implore et te réclame; Ne fuis pas loin de mes maux, O fauvette de mon âme Quichante dans mes rameaux!

De quoi puis-je avoir envie, De quoi puis-je avoir effroi, Que ferai-je de la vie, Situ n'es plus près de moi?

Tu portes dans la lumière, Tu portes dans les buissons, Sur une aile ma prière, Etsur l'autre mes chansons.

Que dirai-je aux champs que voile L'inconsolable douleur? Que ferai-je de l'étoile?Que ferai-je de la fleur?

Que dirai-je au bois morose Qu'illuminait ta douceur? Que répondrai-je à la roseDisant: -Où donc est ma soeur?-

J'en mourrai; fuis, si tu l'oses. A quoi bon, jours révolus! Regarder toutes ceschoses Qu'elle ne regarde plus?

Que ferai-je de la lyre, De la vertu, du destin? Hélas! et, sans ton sourire, Queferai-je du matin?

Que ferai-je seul, farouche, Sans toi, du jour et des cieux, De mes baisers sans tabouche, Et de mes pleurs sans tes yeux!

Août 18...



XXVI

CRÉPUSCULE

L'étang mystérieux, suaire aux blanches moires, Frissonne; au fond du bois, laclairière apparaît; Les arbres sont profonds et les branches sont noires; Avez-vous vuVénus à travers la forêt?

Avez-vous vu Vénus au sommet des collines? Vous qui passez dans l'ombre, êtes-vousdes amants? Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines; L'herbe s'éveille etparle aux sépulcres dormants.

Que dit-il, le brin d'herbe? et que répond la tombe? Aimez, vous qui vivez! on a froidsous les ifs. Lèvre, cherche la bouche! aimez-vous! la nuit tombe; Soyez heureux pendantque nous sommes pensifs.

Dieu veut qu'on ait aimé. Vivez! faites envie, O couples qui passez sous le vertcoudrier. Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie, On emporta d'amour, onl'emploie à prier.

Les mortes d'aujourd'hui furent jadis les belles. Le ver luisant dans l'ombre erre avecson flambeau. Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles, Le brin d'herbe, et Dieufait tressaillir le tombeau.

La forme d'un toit noir dessine une chaumière; On entend dans les prés le pas lourddu faucheur; L'étoile aux cieux, ainsi qu'une fleur de lumière, Ouvre et fait rayonnersa splendide fraîcheur.

Aimez-vous! c'est le mois où les fraises sont mûres. L'ange du soir rêveur, quiflotte dans les vents, Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures, Les prières desmorts aux baisers des vivants.

Chelles, août 18...



XXVII

LA NICHÉE SOUS LE PORTAIL

Oui, va prier à l'église, Va; mais regarde en passant, Sous la vieille voûte grise,Ce petit nid innocent.

Aux grands temples où l'on prie, Le martinet, frais et pur, Suspend la maçonnerie Quicontient le plus d'azur.

La couvée est dans la mousse Du portail qui s'attendrit; Elle sent la chaleur douceDes ailes de Jésus-Christ.

L'église, où l'ombre flamboie, Vibre, émue à ce doux bruit; Les oiseaux sont pleinsde joie, La pierre est pleine de nuit.

Les saints, graves personnages Sous les porches palpitants, Aiment ces doux voisinagesDu baiser et du printemps.

Les vierges et les prophètes Se penchent dans l'âpre tour, Sur ces ruches d'oiseauxfaites Pour le divin miel amour.

L'oiseau se perche sur l'ange; L'apôtre rit sous l'arceau. -Bonjour, saint!- dit lamésange. Le saint dit: -Bonjour, oiseau!-

Les cathédrales sont belles Et hautes sous le ciel bleu; Mais le nid des hirondellesEst l'édifice de Dieu.

Lagny, juin 18...



XXVIII

UN SOIR QUE JE REGARDAIS LE CIEL

Elle me dit, un soir, en souriant: -- Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesse Le jourqui fuit, ou l'ombre qui s'abaisse, Ou l'astre d'or qui monte à l'orient? Que font vosyeux là-haut? je les réclame. Quittez le ciel; regardez dans mon âme!

Dans ce vaste ciel, ombre où vous vous plaisez, Où vos regards démesurés vont lire,Qu'apprendrez-vous qui vaille mon sourire? Qu'apprendras-tu qui vaille nos baisers? Oh! demon coeur lève les chastes voiles. Si tu savais comme il est plein d'étoiles!

Que de soleils! vois-tu, quand nous aimons, Tout est en nous un radieux spectacle. Ledévouement, rayonnant sur l'obstacle, Vaut bien Vénus qui brille sur les monts. Le vasteazur n'est rien, je te l'atteste; Le ciel que j'ai dans l'âme est plus céleste!

C'est beau de voir un astre s'allumer. Le monde est plein de merveilleuses choses.Douce est l'aurore, et douces sont les roses. Rien n'est si doux que le charme d'aimer! Laclarté vraie est la meilleure flamme, C'est le rayon qui va de l'âme à l'âme!

L'amour vaut mieux, au fond des antres frais, Que ces soleils qu'on ignore et qu'onnomme. Dieu mit, sachant ce qui convient à l'homme, Le ciel bien loin et la femme toutprès. Il dit à ceux qui scrutent l'azur sombre: -Vivez! aimez! le reste, c'est monombre!-

Aimons! c'est tout. Et Dieu le veut ainsi. Laisse ton ciel que de froids rayons dorent!Tu trouveras, dans deux yeux qui t'adorent, Plus de beauté, plus de lumière aussi!Aimer, c'est voir, sentir, rêver, comprendre. L'esprit plus grand s'ajoute au coeur plustendre.

Viens! bien-aimé! n'entends-tu pas toujours Dans nos transports une harmonie étrange?Autour de nous la nature se change En une lyre et chante nos amours! Viens! aimons-nous!errons sur la pelouse. Ne songe plus au ciel! j'en suis jalouse! --

Ma bien-aimée ainsi tout bas parlait, Avec son front posé sur sa main blanche, Etl'oeil rêveur d'un ange qui se penche, Et sa voix grave, et cet air qui me plaît; Belleet tranquille, et de me voir charmée, Ainsi tout bas parlait ma bien-aimée.

Nos coeurs battaient; l'extase m'étouffait; Les fleurs du soir entr'ouvraient leurscorolles... Qu'avez-vous fait, arbres, de nos paroles? De nos soupirs, rochers,qu'avez-vous fait? C'est un destin bien triste que le nôtre, Puisqu'un tel jour s'envolecomme un autre!

O souvenir! trésor dans l'ombre accru! Sombre horizon des anciennes pensées! Chèrelueur des choses éclipsées! Rayonnement du passé disparu! Comme du seuil et du dehorsd'un temple, L'oeil de l'esprit en rêvant vous contemple!

Quand les beaux jours font place aux jours amers, De tout bonheur il faut quitterl'idée; Quand l'espérance est tout à fait vidée, Laissons tomber la coupe au fond desmers. L'oubli! l'oubli! c'est l'onde où tout se noie; C'est la mer sombre où l'on jettesa joie.

Montf., septembre, 18... -- Brux..., janvier 18...





LIVRE TROISIÈME ---------------

LES LUTTES ET LES RÊVES -----------------------





I

ÉCRIT SUR UN EXEMPLAIRE DE LA DIVINA COMMEDIA

Un soir, dans le chemin je vis passer un homme Vêtu d'un grand manteau comme un consulde Rome, Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux. Ce passant s'arrêta, fixantsur moi ses yeux Brillants, et si profonds, qu'ils en étaient sauvages, Et me dit: -J'aid'abord été, dans les vieux âges, -Une haute montagne emplissant l'horizon; -Puis, âmeencore aveugle et brisant ma prison, -Je montai d'un degré dans l'échelle des êtres,-Je fus un chêne, et j'eus des autels et des prêtres, -Et je jetai des bruits étrangesdans les airs; -Puis je fus un lion rêvant dans les déserts, -Parlant à la nuit sombreavec sa voix grondante; -Maintenant, je suis homme, et je m'appelle Dante.-

Juillet 1843.



II

MELANCHOLIA

Écoutez. Une femme au profil décharné, Maigre, blême, portant un enfant étonné,Est là qui se lamente au milieu de la rue. La foule, pour l'entendre, autour d'elle serue. Elle accuse quelqu'un, une autre femme, ou bien Son mari. Ses enfants ont faim. Ellen'a rien; Pas d'argent; pas de pain; à peine un lit de paille. L'homme est au cabaretpendant qu'elle travaille. Elle pleure, et s'en va. Quand ce spectre a passé, O penseurs,au milieu de ce groupe amassé, Qui vient de voir le fond d'un coeur qui se déchire,Qu'entendez-vous toujours? Un long éclat de rire.



Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour, Avoir droit au bonheur, à lajoie, à l'amour. Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille! Seule! --n'importe! elle a du courage, une aiguille! Elle travaille, et peut gagner dans sonréduit, En travaillant le jour, en travaillant la nuit, Un peu de pain, un gîte, unejupe de toile. Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile, Et chante au bord du toittant que dure l'été. Mais l'hiver vient. Il fait bien froid, en vérité, Dans ce logismal clos tout en haut de la rampe; Les jours sont courts, il faut allumer une lampe;L'huile est chère, le bois est cher, le pain est cher. O jeunesse! printemps! aube! enproie à l'hiver! La faim passe bientôt sa griffe sous la porte, Décroche un vieuxmanteau, saisit la montre, emporte Les meubles, prend enfin quelque humble bague d'or;Tout est vendu! L'enfant travaille et lutte encor; Elle est honnête; mais elle a, quandelle veille, La misère, démon, qui lui parle à l'oreille. L'ouvrage manque, hélas!cela se voit souvent. Que devenir? Un jour, ô jour sombre! elle vend La pauvre croixd'honneur de son vieux père, et pleure; Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu'ellemeurt! A dix-sept ans! grand Dieu! mais que faire?... -- Voilà Ce qui fait qu'un matin ladouce fille alla Droit au gouffre, et qu'enfin, à présent, ce qui monte A son front, cen'est plus la pudeur, c'est la honte. Hélas, et maintenant, deuil et pleurs éternels!C'est fini. Les enfants, ces innocents cruels, La suivent dans la rue avec des cris dejoie. Malheureuse! elle traîne une robe de soie, Elle chante, elle rit... ah! pauvre âmeaux abois! Et le peuple sévère, avec sa grande voix, Souffle qui courbe un homme et quibrise une femme, Lui dit quand elle vient: -C'est toi? Va-t'en, infâme!-

Un homme s'est fait riche en vendant à faux poids; La loi le fait juré. L'hiver, dansles temps froids, Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille. Regardez cette salleoù le peuple fourmille; Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutez bien. C'est juste,puisque l'un a tout et l'autre rien. Ce juge, -- ce marchand, -- fâché de perdre uneheure, Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure, L'envoie au bagne, et part poursa maison des champs. Tous s'en vont disant: -C'est bien!- bons et méchants, Et rien nereste là qu'un Christ pensif et pâle, Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.



Un homme de génie apparaît. Il est doux, Il est fort, il est grand; il est utile àtous; Comme l'aube au-dessus de l'océan qui roule, Il dore d'un rayon tous les fronts dela foule; Il luit; le jour qu'il jette et un jour éclatant; Il apporte une idée ausiècle qui l'attend; Il fait son oeuvre; il veut des choses nécessaires, Agrandir lesesprits, amoindrir les misères; Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont témoins,Si l'on pense un peu plus, si l'on souffre un peu moins! Il vient. -- Certe, on le vacouronner! -- On le hue! Scribes, savants, rhéteurs, les salons, la cohue, Ceux quin'ignorent rien, ceux qui doutent de tout, Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattentl'égout, Tous hurlent à la fois et font un bruit sinistre. Si c'est un orateur ou sic'est un ministre, On le siffle. Si c'est un poëte, il entend Ce choeur: -Absurde! faux!monstrueux! révoltant!- Lui, cependant, tandis qu'on bave sur sa palme, Debout, les brascroisés, le front levé, l'oeil calme, Il contemple, serein, l'idéal et le beau; Ilrêve; et, par moments, il secoue un flambeau Qui, sous ses pieds, dans l'ombre,éblouissant la haine, Éclaire tout à coup le fond de l'âme humaine; Ou, ministre, ilprodigue et ses nuits et ses jours; Orateur, il entasse efforts, travaux, discours; Ilmarche, il lutte! Hélas! l'injure ardente et triste, A chaque pas qu'il fait, setransforme et persiste. Nul abri. Ce serait un ennemi public, Un monstre fabuleux, dragonou basilic, Qu'il serait moins traqué de toutes les manières, Moins entouré de gensarmés de grosses pierres, Moins haï! -- Pour eux tous et pour ceux qui viendront, Il vasemant la gloire, il recueille l'affront. Le progrès est son but, le bien est saboussole; Pilote, sur l'avant du navire il s'isole; Tout marin, pour dompter les vents etles courants, Met tour à tour le cap sur des points différents, Et, pour mieux arriver,dévie en apparence; Il fait de même; aussi blâme et cris; l'ignorance Sait tout,dénonce tout; il allait vers le nord, Il avait tort; il va vers le sud, il a tort; Si letemps devient noir, que de rage et de joie! Cependant, sous le faix sa tête à la finploie, L'âge vient, il couvait un mal profond et lent, Il meurt. L'envie alors, ce démonvigilant, Accourt, le reconnaît, lui ferme la paupière, Prend soin de le clouer de sesmains dans la bière, Se penche, écoute, épie en cette sombre nuit S'il est vraimentbien mort, s'il ne fait pas de bruit, S'il ne peut plus savoir de quel nom on le nomme Et,s'essuyant les yeux, dit: -C'était un grand homme!-

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit? Ces doux êtres pensifs, que lafièvre maigrit? Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules? Ils s'en vonttravailler quinze heures sous des meules; Ils vont, de l'aube au soir, faireéternellement Dans la même prison le même mouvement. Accroupis sous les dents d'unemachine sombre, Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre, Innocents dans unbagne, anges dans un enfer, Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer. Jamais onne s'arrête et jamais on ne joue. Aussi quelle pâleur! la cendre est sur leur joue. Ilfait à peine jour, ils sont déjà bien las. Ils ne comprennent rien à leur destin,hélas! Ils semblent dire à Dieu: -Petits comme nous sommes, -Notre père, voyez ce quenous font les hommes!- O servitude infâme imposée à l'enfant! Rachitisme! travail dontle souffle étouffant Défait ce qu'a fait Dieu: qui tue, oeuvre insensée, La beauté surles fronts, dans les coeurs la pensée, Et qui ferait -- c'est là son fruit le pluscertain -- D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin! Travail mauvais qui prend l'âgetendre en sa serre, Qui produit la richesse en créant la misère, Qui se sert d'un enfantainsi que d'un outil! Progrès dont on demande: -Où va-t-il? Que veut-il?- Qui brise lajeunesse en fleur! qui donne, en somme, Une âme à la machine et la retire à l'homme!Que ce travail, haï des mères, soit maudit! Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème! O Dieu! qu'il soit maudit au nom dutravail même, Au nom du vrai travail, saint, fécond, généreux, Qui fait le peuplelibre et qui rend l'homme heureux!

Le pesant chariot porte une énorme pierre; Le limonier, suant du mors à lacroupière, Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant Monte, et le cheval tristeà le poitrail en sang. Il tire, traîne, geint, tire encore et s'arrête; Le fouet noirtourbillonne au-dessus de sa tête; C'est lundi; l'homme hier buvait aux Porcherons Un vinplein de fureur, de cris et de jurons; Oh! quelle est donc la loi formidable qui livreL'être à l'être, et la bête effarée à l'homme ivre! L'animal éperdu ne peut plusfaire un pas; Il sent l'ombre sur lui peser; il ne sait pas, Sous le bloc qui l'écrase etle fouet qui l'assomme, Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l'homme. Et leroulier n'est plus qu'un orage de coups Tombant sur ce forçat qui traîne des licous, Quisouffre et ne connaît ni repos ni dimanche. Si la corde se casse, il frappe avec le pié;Et le cheval, tremblant, hagard, estropié, Baisse son cou lugubre et sa tête égarée;On entend, sous les coups de la botte ferrée, Sonner le ventre nu du pauvre être muet!Il râle; tout à l'heure encore il remuait; Mais il ne bouge plus, et sa force est finie;Et les coups furieux pleuvent; son agonie Tente un dernier effort; son pied fait unécart, Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard; Et, dans l'ombre, pendant que sonbourreau redouble, Il regarde Quelqu'un de sa prunelle trouble; Et l'on voit lentements'éteindre, humble et terni, Son oeil plein des stupeurs sombres de l'infini, Où luitvaguement l'âme effrayante des choses. Hélas!

Cet avocat plaide toutes les causes;

Il rit des généreux qui désirent savoir

Si blanc n'a pas raison avant de dire noir;

Calme, en sa conscience il met ce qu'il rencontre,

Ou le sac d'argent Pour, ou le sac d'argent Contre;

Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.

Embusqué, plume au poing, dans un journal dévot,

Comme un bandit tuerait, cet écrivain diffame.

La foule hait cet homme et proscrit cette femme;

Ils sont maudits. Quel est leur crime? Ils ont aimé.

L'opinion rampante accable l'opprimé,

Et, chatte aux piedsdes forts, pour le faible est tigresse.

De l'inventeur mourant le parasite engraisse.

Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,

Triche, et rit d'escroquer la dupe Dévouement.

Le puissant resplendit et du destin se joue;

Derrière lui, tandis qu'il marche et fait la roue,

Sa fiente épanouie engendre son flatteur.

Les nainssont dédaigneux de toute leur hauteur.

O hideux coin de rue où le chiffonnier morne

Va, tenant à la main sa lanterne de corne,

Vos tas d'ordures sont moins noirs que les vivants!

Qui, desvents ou des coeurs, est le plus sûr? Les vents.

Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire;

Il a l'oeil clair, le front gracieux, l'âme noire;

Il se courbe; il sera votre maître demain.

Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin; Ton feutre humble et troué s'ouvreà l'air qui le mouille; Sous la pluie et le temps ton crâne nu se rouille; Le chaud estton tyran, le froid est ton bourreau; Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau;Ta cahute, au niveau du fossé de la route, Offre son toit de mousse à la chèvre quibroute; Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noir Pour manger le matin et pourjeûner le soir; Et, fantôme suspect devant qui l'on recule, Regardé de travers quandvient le crépuscule, Pauvre au point d'alarmer les allants et venants, Frère sombre etpensif des arbres frissonnants, Tu laisses choir tes ans ainsi qu'eux leur feuillage;Autrefois, homme alors dans la force de l'âge, Quand tu vis que l'Europe implacablevenait, Et menaçait Paris et notre aube qui naît, Et, mer d'hommes, roulait vers laFrance effarée, Et le Russe et le Hun sur la terre sacrée Se ruer, et le nord revomirAttila, Tu te levas, tu pris ta fourche; en ces temps-là, Tu fus, devant les rois quitenaient la campagne, Un des grands paysans de la grande Champagne. C'est bien. Mais,vois, là-bas, le long du vert sillon, Une calèche arrive, et, comme un tourbillon, Dansla poudre du soir qu'à ton front tu secoues, Mêle l'éclair du fouet au tonnerre desroues. Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas! Ce passant Fit sa fortune à l'heure oùtu versais ton sang; Il jouait à la baisse, et montait à mesure Que notre chute étaitplus profonde et plus sûre; Il fallait un vautour à nos morts; il le fut; Il fit,travailleur âpre et toujours à l'affût, Suer à nos malheurs des châteaux et desrentes; Moscou remplit ses prés de meules odorantes; Pour lui, Leipsick payait des chienset des valets, Et la Bérésina charriait un palais; Pour lui, pour que cet homme ait desfleurs, des charmilles, Des parcs dans Paris même ouvrant leurs larges grilles, Desjardins où l'on voit le cygne errer sur l'eau, Un million joyeux sortit de Waterloo; Sibien que du désastre il a fait sa victoire, Et que, pour la manger, et la tordre, et laboire, Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher, A coupé sur la France une livre de chair.Or, de vous deux, c'est toi qu'on hait, lui qu'on vénère; Vieillard, tu n'es qu'ungueux, et ce millionnaire, C'est l'honnête homme. Allons, debout, et chapeau bas!

Les carrefours sont pleins de chocs et de combats. Les multitudes vont et viennent dansles rues. Foules! sillons creusés par ces mornes charrues: Nuit, douleur, deuil! champtriste où souvent a germé Un épi qui fait peur à ceux qui l'ont semé! Vie et mort!onde où l'hydre à l'infini s'enlace! Peuple océan jetant l'écume populace! Là sonttous les chaos et toutes les grandeurs; Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, seslaideurs, Ses larves, désespoirs, haines, désirs, souffrances, Qu'on distingue àtravers de vagues transparences, Ses rudes appétits, redoutables aimants, Sesprostitutions, ses avilissements, Et la fatalité des moeurs imperdables, La misèreépaissit ses couches formidables. Les malheureux sont là, dans le malheur reclus.L'indigence, flux noir, l'ignorance, reflux, Montent, marée affreuse, et parmi lesdécombres, Roulent l'obscur filet des pénalités sombres. Le besoin fuit le mal qui letente et le suit, Et l'homme cherche l'homme à tâtons; il fait nuit; Les petits enfantsnus tendent leurs mains funèbres; Le crime, antre béant, s'ouvre dans ces ténèbres; Levent secoue et pousse, en ses froids tourbillons, Les âmes en lambeaux dans les corps enhaillons; Pas de coeur où ne croisse une aveugle chimère. Qui grince des dents? L'homme.Et qui pleure? La mère. Qui sanglote? La vierge aux yeux hagards et doux. Qui dit: -J'aifroid?- L'aïeule. Et qui dit: -J'ai faim?- Tous! Et le fond est horreur, et la surfaceest joie. Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie, Et sur le pâle amas des cris etdes douleurs, Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs! Ceux-là sont lesheureux. Ils n'ont qu'une pensée: A quel néant jeter la journée insensée? Chiens,voitures, chevaux! centre au reflet vermeil! Poussière dont les grains semblent d'or ausoleil! Leur vie est aux plaisirs sans fin, sans but, sans trêve, Et se passe à tâcherd'oublier dans un rêve L'enfer au-dessous d'eux et le ciel au-dessus. Quand on voileLazare, on efface Jésus. Ils ne regardent pas dans les ombres moroses. Ils n'admettentque l'air tout parfumé de roses, La volupté, l'orgueil, l'ivresse et le laquais Cespectre galonné du pauvre, à leurs banquets. Les fleurs couvrent les seins et débordentdes vases. Le bal, tout frissonnant de souffles et d'extases, Rayonne, étourdissant cequi s'évanouit; Éden étrange fait de lumière et de nuit. Les lustres aux plafondslaissent pendre leurs flammes, Et semblent la racine ardente et pleine d'âmes De quelquearbre céleste épanoui plus haut. Noir paradis dansant sur l'immense cachot! Ilssavourent, ravis, l'éblouissement sombre Des beautés, des splendeurs, des quadrillessans nombre, Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs. Les valses, visions,passent dans les miroirs. Parfois, comme aux forêts la fuite des cavales, Les galopseffrénés courent; par intervalles, Le bal reprend haleine; on s'interrompt, on fuit, Onerre, deux à deux, sous les arbres sans bruit; Puis, folle, et rappelant les ombreséloignées, La musique, jetant les notes à poignées, Revient, et les regardss'allument, et l'archet, Bondissant, ressaisit la foule qui marchait. O délire! etd'encens et de bruit enivrées, L'heure emporte en riant les rapides soirées, Et lesnuits et les jours, feuilles mortes des cieux. D'autres, toute la nuit, roulent les désjoyeux, Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu'ils caressent, Où des spectres riants ousanglants apparaissent, Leur soif de l'or, penchée autour d'un tapis vert, Jusqu'à cequ'au volet le jour bâille entr'ouvert, Poursuit le pharaon, le lansquenet ou l'hombre,Et, pendant qu'on gémit et qu'on frémit dans l'ombre, Pendant que les greniersgrelottent sous les toits, Que les fleuves, passants pleins de lugubres voix, Heurtent auxgrands quais blancs les glaçons qu'ils charrient, Tous ces hommes contents de vivre,boivent, rient, Chantent; et, par moments, on voit, au-dessus d'eux, Deux poteauxsoutenant un triangle hideux, Qui sortent lentement du noir pavé des villes... --

O forêts! bois profonds! solitudes! asiles!

Paris, juillet 1838.



III

SATURNE

I


Il est des jours de brume et de lumière vague, Où l'homme, que la vie à chaqueinstant confond, Étudiant la plante, ou l'étoile, ou la vague, S'accoude au bordcroulant du problème sans fond;

Où le songeur, pareil aux antiques augures, Cherchant Dieu, que jadis plus d'un voyantsurprit, Médite en regardant fixement les figures Qu'on a dans l'ombre de l'esprit;

Où, comme en s'éveillant on voit, en reflets sombres, Des spectres du dehors errersur le plafond, Il sonde le destin, et contemple les ombres Que nos rêves jetés parmiles choses font!

Des heures où, pourvu qu'on ait à sa fenêtre Une montagne, un bois, un océan quidit tout, Le jour prêt à mourir ou l'aube prête à naître, En soi-même on voit toutà coup

Sur l'amour, sur les biens qui tous nous abandonnent, Sur l'homme, masque vide etfantôme rieur, Éclore des clartés effrayantes qui donnent Des éblouissement à l'oeilintérieur;

De sorte qu'une fois que ces visions glissent Devant notre paupière en ce vallond'exil, Elles n'en sortent plus et pour jamais emplissent L'arcade du sombre sourcil!

II


Donc, puisque j'ai parlé de ces heures de doute Où l'un trouve le calme et l'autre leremords, Je ne cacherai pas au peuple qui m'écoute Que je songe souvent à ce que fontles morts;

Et que j'en suis venu -- tant la nuit étoilée A fatigué de fois mes regards et mesvoeux, Et tant une pensée inquiète est mêlée Aux racines de mes cheveux! --

A croire qu'à la mort, continuant sa route, L'âme, se souvenant de son humanité,Envolée à jamais sous la céleste voûte, A franchir l'infini passait l'éternité!

Et que les morts voyaient l'extase et la prière, Nos deux rayons, pour eux grandirbien plus encore, Et qu'ils étaient pareils à la mouche ouvrière, Au vol rayonnant, auxpieds d'or,

Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes, Semble une âme visible en cemonde réel, Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes, Leur laisse le parfum enleur prenant le miel!

Et qu'ainsi, faits vivants par le sépulcre même, Nous irions tous un jour, dansl'espace vermeil, Lire l'oeuvre infinie et l'éternel poëme, Vers à vers, soleil àsoleil!

Admirer tout système en ses formes fécondes, Toute création dans sa variété, Et,comparant à Dieu chaque face des mondes, Avec l'âme de tout confronter leur beauté!

Et que chacun ferait ce voyage des âmes, Pourvu qu'il ait souffert, pourvu qu'il aitpleuré. Tous! hormis les méchants, dont les esprits infâmes Sont comme un livredéchiré.

Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire, Les prendra pour le temps où Dieuvoudra punir, Châtiés à la fois par le ciel et la terre, Par l'aspiration et par lesouvenir!

III


Saturne! sphère énorme! astre aux aspects funèbres! Bagne du ciel! prison dont lesoupirail luit! Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres! Enfer faitd'hiver et de nuit!

Son atmosphère flotte en zones tortueuses. Deux anneaux flamboyants, tournant avecfureur, Font, dans son ciel d'airain, deux arches monstrueuses D'où tombe une éternelleet profonde terreur.

Ainsi qu'une araignée au centre de sa toile, Il tient sept lunes d'or qu'il lie à sesessieux; Pour lui, notre soleil, qui n'est plus qu'une étoile, Se perd, sinistre, au fonddes cieux!

Les autres univers, l'entrevoyant dans l'ombre, Se sont épouvantés de ce globehideux. Tremblants, ils l'ont peuplé de chimères sans nombre, En le voyant errerformidable autour d'eux!

IV


Oh! ce serait vraiment un mystère sublime Que ce ciel si profond, si lumineux, sibeau, Qui flamboie à nos yeux ouverts comme un abîme, Fût l'intérieur du tombeau!

Que tout se révélât à nos paupières closes! Que, morts, ces grands destins nousfussent réservés! ... Qu'en est-il de ce rêve et de bien d'autres choses? Il estcertain, Seigneur, que seul vous le savez.

V


Il est certain aussi que, jadis, sur la terre, Le patriarche, ému d'un redoutableeffroi, Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère Ont fait des songes comme moi;

Que, dans sa solitude auguste, le prophète Voyait, pour son regard plein d'étrangesrayons, Par la même fêlure aux réalités faite, S'ouvrir le monde obscur des pâlesvisions;

Et qu'à l'heure où le jour devant la nuit recule, Ces sages que jamais l'homme,hélas! ne comprit, Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule Le trouble de leur sombreesprit;

Tandis que l'eau sortait des sources cristallines, Et que les grands lions, de momentsen moments, Vaguement apparus au sommet des collines, Poussaient dans le désert de longsrugissements!

Avril 1839.



IV

ÉCRIT AU BAS D'UN CRUCIFIX

Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure. Vous qui souffrez, venez à lui, caril guérit. Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit. Vous qui passez, venez à lui,car il demeure.

Mars 1842.



V

QUIA PULVIS ES

Ceux-ci partent, ceux-là demeurent. Sous le sombre aquilon, dont les mille voixpleurent, Poussière et genre humain, tout s'envole à la fois. Hélas! le même ventsouffle, en l'ombre où nous sommes, Sur toutes les têtes des hommes, Sur toutes lesfeuilles des bois.

Ceux qui restent à ceux qui passent

Disent: -- Infortunés! déjà vos fronts s'effacent.

Quoi! vous n'entendrez plus la parole et le bruit!

Quoi! vousne verrez plus ni le ciel ni les arbres!

Vous allez dormir sous les marbres!

Vous aller tomber dans la nuit! --


Ceux qui passent à ceux qui restent

Disent: -- Vous n'avez rien à vous! vos pleurs l'attestent!

Pour vous,gloire et bonheur sont des mots décevants,

Dieu donneaux morts les biens réels, les vrais royaumes.

Vivants! vous êtes des fantômes;

C'est nous qui sommes les vivants! --


Février 1843.



VI

LA SOURCE

Un lion habitait près d'une source; un aigle Y venait boire aussi. Or, deux héros, unjour, deux rois -- souvent Dieu règle la destinée ainsi --

Vinrent à cette source où des palmiers attirent Le passant hasardeux, Et, s'étantreconnus, ces hommes se battirent Et tombèrent tous deux.

L'aigle, comme ils mouraient, vint planer sur leurs têtes, Et leur dit, rayonnant: --Vous trouviez l'univers trop petit, et vous n'êtes Qu'une ombre maintenant!

O princes! et vos os, hier pleins de jeunesse, Ne seront plus demain Que des caillouxmêlés, sans qu'on les reconnaisse, Aux pierres du chemin!

Insensés! à quoi bon cette guerre âpre et rude, Ce duel, ce talion! ... -- Je vis enpaix, moi, l'aigle, en cette solitude Avec lui, le lion.

Nous venons tous deux boire à la même fontaine, Rois dans les mêmes lieux; Je luilaisse le bois, la montagne et la plaine, Et je garde les cieux.

Octobre 1846.



VII

LA STATUE

Quand l'empire romain tomba désespéré, -- Car, ô Rome, l'abîme ou Carthage asombré Attendait que tu la suivisses! -- Quand, n'ayant rien en lui de grand qu'il n'eûtbrisé, Ce monde agonisa, triste, ayant épuisé Tous les Césars et tous les vices;

Quand il expira, vide et riche comme Tyr; Tas d'esclaves ayant pour gloire de sentir Lepied du maître sur leurs nuques; Ivre de vin, de sang et d'or; continuant Caton parTigellin, l'astre par le néant, Et les géants par les eunuques;

Ce fut un noir spectacle et dont on s'enfuyait. Le pâle cénobite y songeait, inquiet,Dans les antres visionnaires; Et, pendant trois cents ans, dans l'ombre on entendit Sur cemonde damné, sur ce festin maudit, Un écroulement de tonnerres.

Et Luxure, Paresse, Envie, Orgie, Orgueil, Avarice et Colère, au-dessus de ce deuil,Planèrent avec des huées; Et, comme des éclairs sous le plafond des soirs, Les glaivesmonstrueux des sept archanges noirs Flamboyèrent dans les nuées.

Juvénal, qui peignit ce gouffre universel, Est statue aujourd'hui; la statue est desel, Seule sous le nocturne dôme; Pas un arbre à ses pieds; pas d'herbe et de rameaux Etdans son oeil sinistre on lit ces sombres mots: Pour avoir regardé Sodôme.

Février 1843.



VIII

Je lisais. Que lisais-je? Oh! le vieux livre austère, Le poëme éternel! -- La Bible?-- Non, la terre. Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu, Lisait les versd'Homère, et moi les fleurs de Dieu. J'épèle les buissons, les brins d'herbe, lessources; Et je n'ai pas besoin d'emporter dans mes courses Mon livre sous mon bras, car jel'ai sous mes pieds. Je m'en vais devant moi dans les lieux non frayés, Et j'étudie àfond le texte, et je me penche, Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche. Donc,courbé, -- c'est ainsi qu'en marchant je traduis La lumière en idée, en syllabes lesbruits, -- J'étais en train de lire un champ, page fleurie. Je fus interrompu dans cetterêverie; Un doux martinet noir avec un ventre blanc Me parlait; il disait: -- O pauvrehomme, tremblant Entre le doute morne et la foi qui délivre, Je t'approuve. Il est bon delire dans ce livre. Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité, Et que les champsprofonds t'emplissent de clarté! Il est sain de toujours feuilleter la nature, Car c'estla grande lettre et la grande écriture; Car la terre, cantique où nous nous abîmons, Apour versets les bois et pour strophes les monts! Lis. Il n'est rien dans tout ce que peutsonder l'homme Qui, bien questionné par l'âme, ne se nomme. Médite. Tout est plein dejour, même la nuit; Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit, A des rayons:la roue au dur moyeu, l'étoile, La fleur, et l'araignée au centre de sa toile. Rends-toicompte de Dieu. Comprendre, c'est aimer. Les plaines où le ciel aide l'herbe à germer,L'eau, les prés, sont autant de phrases où le sage Voit serpenter des sens qu'il saisitau passage. Marche au vrai. Le réel, c'est le juste, vois-tu; Et voir la vérité, c'esttrouver la vertu. Bien lire l'univers, c'est bien lire la vie. Le monde est l'oeuvre oùrien ne ment et ne dévie, Et dont les mots sacrés répandent de l'encens. L'hommeinjuste est celui qui fait des contre-sens. Oui, la création tout entière, les choses,Les êtres, les rapports, les éléments, les causes, Rameaux dont le ciel clair perce leréseau noir, L'arabesque des bois sur les cuivres du soir, La bête, le rocher, l'épid'or, l'aile peinte, Tout cet ensemble obscur, végétation sainte, Compose en se croisantce chiffre énorme: DIEU. L'éternel est écrit dans ce qui dure peu; Toute l'immensité,sombre, bleue, étoilée, Traverse l'humble fleur, du penseur contemplée; On voit leschamps, mais c'est de Dieu qu'on s'éblouit. Le lys que tu comprends en toi s'épanouit;Les roses que tu lis s'ajoutent à ton âme. Les fleurs chastes, d'où sort une invisibleflamme, Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin; C'est l'âme qui les doitcueillir, et non la main. Ainsi tu fais; aussi l'aube est sur ton front sombre; Aussi tudeviens bon, juste et sage; et dans l'ombre Tu reprends la candeur sublime du berceau. --Je répondis: -- Hélas! tu te trompes, oiseau. Ma chair, faite de cendre, à chaqueinstant succombe; Mon âme ne sera blanche que dans la tombe; Car l'homme, quoi qu'ilfasse, est aveugle ou méchant. Et je continuai la lecture du champ.

Juillet 1833.



IX

Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans. Ton regard dit: Matin, et ton frontdit: Printemps. Il semble que ta main porte un lys invisible. Don Juan te passer etmurmure: -Impossible!- Sois belle. Sois bénie, enfant, dans ta beauté. La natures'égaye à toute clarté; Tu fais une lueur sous les arbres; la guêpe Touche ta joue enfleur de son aile de crêpe; La mouche à tes yeux vole ainsi qu'à des flambeaux. Tonsouffle est un encens qui monte au ciel. Lesbos Et les marins d'Hydra, s'ils te voyaientsans voiles, Te prendraient pour l'Aurore aux cheveux pleins d'étoiles. Les êtres del'azur froncent leur pur sourcil, Quand l'homme, spectre obscur du mal et de l'exil, Oseapprocher ton âme, aux rayons fiancée. Sois belle. Tu te sens par l'ombre caressée, Unange vient baiser ton pied quand il est nu, Et c'est ce qui te fait ton sourire ingénu.

Février 1843.



X

AMOUR

Amour! -Loi,- dit Jésus. -Mystère,- dit Platon. Sait-on quel fil nous lie aufirmament? Sait-on Ce que les mains de Dieu dans l'immensité sèment? Est-on maîtred'aimer? pourquoi deux êtres s'aiment, Demande à l'eau qui court, demande à l'air quifuit, Au moucheron qui vole à la flamme la nuit, Au rayon d'or qui veut baiser la grappemûre! Demande à ce qui chante, appelle, attend, murmure! Demande aux nids profondsqu'avril met en émoi Le coeur éperdu crie: -Est-ce que je sais, moi? Cette femme apassé: je suis fou. C'est l'histoire. Ses cheveux étaient blonds, sa prunelle étaitnoire; En plein midi, joyeuse, une fleur au corset, Illumination du jour, elle passait;Elle allait, la charmante, et riait, la superbe; Ses petits pieds semblaient chuchoteravec l'herbe; Un oiseau bleu volait dans l'air, et me parla; Et comment voulez-vous quej'échappe à cela? Est-ce que je sais, moi? c'était au temps des roses; Les arbres sedisaient tout bas de douces choses; Les ruisseaux l'ont voulu, les fleurs l'ont comploté.J'aime! -- O Bodin, Vouglans, Delancre! prévôté, Bailliage, châtelet, grand'chambre,saint-office, Demandez le secret de ce doux maléfice Aux vents, au frais printempschassant l'hiver hagard, Au philtre qu'un regard boit dans l'autre regard, Au sourire quirêve, à la voix qui caresse, A ce magicien, à cette charmeresse! Demandez aux sentierstraîtres qui, dans les bois, Vous font recommencer les mêmes pas cent fois, A la branchede mai, cette Armide qui guette, Et fait tourner sur nous en cercle sa baguette! Demandezà la vie, à la nature, aux cieux, Au vague enchantement des champs mystérieux!Exorcisez le pré tentateur, l'antre, l'orme! Faite, Cujas au poing, un bon procès enforme Aux sources dont le coeur écoute les sanglots, Au soupir éternel des forêts etdes flots. Dressez procès-verbal contre les pâquerettes Qui laissent les bourdonsfroisser leurs collerettes; Instrumentez; tonnez. Prouvez que deux amants Livraient leurâme aux fleurs, aux bois, aux lacs dormants, Et qu'ils ont fait un pacte avec la lunesombre, Avec l'illusion, l'espérance aux yeux d'ombre, Et l'extase chantant des hymnesinconnus, Et qu'ils allaient tous deux, dès que brillait Vénus, Sur l'herbe que la briseagite par bouffées, Danser au bleu sabbat de ces nocturnes fées, Éperdus, possédésd'un adorable ennui, Elle n'étant plus elle et lui n'étant plus lui! Quoi! nous sommesencore aux temps où la Tournelle, Déclarant la magie impie et criminelle, Lui dressaitun bûcher par arrêt de la cour, Et le dernier sorcier qu'on brûle, c'est l'Amour!

Juillet 1843.



XI

?

Une terre au flanc maigre, âpre, avare, inclément Où les vivants pensifs travaillenttristement, Et qui donne à regret à cette race humaine Un peu de pain pour tant delabeur et de peine; Des hommes durs, éclos sur ces sillons ingrats; Des cités d'où s'envont, en se tordant les bras, La charité, la paix, la foi, soeurs vénérables; L'orgueilchez les puissants et chez les misérables; La haine au coeur de tous; la mort, spectresans yeux, Frappant sur les meilleurs des coups mystérieux; Sur tous les hauts sommetsdes brumes répandues; Deux vierges, la justice et la pudeur, vendues; Toutes les passionsengendrant tous les mots; Des forêts abritant des loups sous leurs rameaux; Là ledésert torride, ici les froids polaires; Des océans émus de subites colères, Pleins demâts frissonnants qui sombrent dans la nuit; Des continents couverts de fumée et debruit, Où, deux torches aux mains, rugit la guerre infâme, Où toujours quelque partfume une ville en flamme, Où se heurtent sanglants les peuples furieux; --

Et que tout cela fasse un astre dans les cieux!

Octobre 1840.



XII

EXPLICATION

La terre est au soleil ce que l'homme est à l'ange. L'un est fait de splendeur;l'autre est pétri de fange. Toute étoile est soleil; tout astre est paradis. Autour desglobes purs sont les mondes maudits; Et dans l'ombre, où l'esprit voit mieux que lalunette, Le soleil paradis traîne l'enfer planète. L'ange habitant de l'astre estfaillible; et, séduit, Il peut devenir l'homme habitant de la nuit. Voilà ce que le ventm'a dit sur la montagne

Tout globe obscur gémit; toute terre est un bagne Où la vie en pleurant, jusqu'aujour du réveil, Vient écrouer l'esprit qui tombe du soleil. Plus le globe est lointain,plus le bagne est terrible. La mort est là, vannant les âmes dans un crible, Qui juge,et, de la vie invisible témoin, Rapporte l'ange à l'astre ou le jette plus loin.

O globes sans rayons et presque sans aurores! Énorme Jupiter fouetté de météores,Mars qui semble de loin la bouche d'un volcan, O nocturne Uranus! ô Saturne au carcan!Châtiments inconnus! rédemptions! mystères! Deuils! ô lunes encor plus mortes que lesterres! Il souffrent; ils sont noirs; et qui sait ce qu'ils font? L'ombre entend parmoments leur cri rauque et profond, Comme on entend, le soir, la plainte des cigales.Mondes spectres, tirant des chaînes inégales, Ils vont, blêmes, pareils au rêve quis'enfuit. Rougis confusément d'un reflet dans la nuit, Implorant un messie, espérant desapôtres, Seuls, séparés, les uns en arrière des autres, Tristes, échevelés par dessouffles hagards, Jetant à la clarté de farouches regards, Ceux-ci, vagues, roulant dansles profondeurs mornes, Ceux-là, presque engloutis dans l'infini sans bornes,Ténébreux, frissonnants, froids, glacés, pluvieux, Autour du paradis ils tournentenvieux; Et, du soleil, parmi les brumes et les ombres, On voit passer au loin toutes cesfaces sombres.

Novembre 1840.



XIII

LA CHOUETTE

Une chouette était sur une porte clouée; Larve de l'ombre au toit des hommeséchouée. La nature, qui mêle une âme aux rameaux verts, Qui remplit tout, et vit, àdes degrés divers, Dans la bête sauvage et la bête de somme, Toujours en dialogue avecl'esprit de l'homme, Lui donne à déchiffrer les animaux, qui sont Ses signes, alphabetformidable et profond; Et, sombre, ayant pour mots l'oiseau, le ver, l'insecte, Parle deuxlangues: l'une, admirable et correcte, L'autre, obscur bégaîment. L'éléphant aux piedslourds, Le lion, ce grand front de l'antre, l'aigle, l'ours, Le taureau, le cheval, letigre au bond superbe, Sont le langage altier et splendide, le verbe; Et la chauve-souris,le crapaud, le putois, Le crabe, le hibou, le porc, sont le patois. Or, j'étais là,pensif, bienveillant, presque tendre, Épelant ce squelette, et tâchant de comprendre Cequ'entre les trois clous où son spectre pendait, Aux vivants, aux souffrants, au boeuftriste, au baudet, Disait, hélas! la pauvre et sinistre chouette, Du côté noir del'être informe silhouette.



Elle disait:


-Sur son front sombre

Comme la brume se répand!

Il remplit tout le fond de l'ombre.

Comme sa tête morte pend!

De ses yeux coulent ses pensées.

Ses pieds troués, ses mains percées

Bleuissent à l'air glacial,

Oh! comme il saigne dans le gouffre!

Lui qui faisait le bien, il souffre

Comme moi qui faisait le mal.


-Une lumière à son front tremble.-

Et la nuit dit au vent: -Soufflons

-Sur cette flamme!- et, tous ensemble,

Les ténèbres, les aquilons,

La pluie et l'horreur, froides bouches,

soufflent, hagards, hideux, farouches,

Et dans la tempête et le bruit

La clarté reparaît grandie... --

Tu peux éteindre un incendie,

Mais pas une auréole, ô nuit!


-Cette âme arriva sur la terre,

Qu'assombrit le soir incertain;

Elle entra dans l'obscur mystère

Que l'ombre appelle son destin;

Au mensonge, aux forfaits sans nombre,

A tout l'horrible essaim de l'ombre,

Elle livrait de saints combats;

Elle volait, et ses prunelles

Semblaient deux lueurs éternelles

Qui passaient dans la nuit d'en bas.


-Elle allait parmi les ténèbres,

Poursuivant, chassant, dévorant

Les vices, ces taupes funèbres,

Le crime, ce phalène errant;

Arrachant de leurs trous la haine,

L'orgueil, la fraude qui se traîne,

L'âpre envie, aspic du chemin,

Les vers de terre et les vipères,

Que la nuit cache dans les pierres

Et le mal dans le coeur humain!


-Elle cherchait ces infidèles,

L'Achab, le Nemrod, le Mathan,

Que, dans son temple et sous ses ailes,

Réchauffe le faux dieu Satan,

Les vendeurs cachés sous les porches,

Le brûleur allumant ses torches

Au même feu que l'encensoir;

Et, quand elle l'avait trouvée,

Toute la sinistre couvée

Se hérissait sous l'autel noir.


-Elle allait, délivrant les hommes

De leurs ennemis ténébreux;

Les hommes, noirs comme nous sommes,

Prirent l'esprit luttant pour eux;

Puis ils clouèrent, les infâmes,

L'âme qui défendait leurs âmes,

L'être dont l'oeil jetait du jour;

Et leur foule, dans sa démence,

Railla cette chouette immense

De la lumière et de l'amour!


-Race qui frappes et lapides,

Je te plains! hommes, je vous plains!

Hélas! je plains vos poings stupides,

D'affreux clous et de marteaux pleins!

Vous persécutez pêle-mêle

Le mal, le bien, la griffe et l'aile,

Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux!

Vous clouez de vos mains mal sûres

Les hiboux au seuil des masures,

Et Christ sur la porte des cieux!-


Mai 1843.



XIV

A LA MÈRE DE L'ENFANT MORT

Oh! vous aurez trop dit au pauvre petit ange Qu'il est d'autres anges là-haut, Querien ne souffre au ciel, que jamais rien n'y change, Qu'il est doux d'y rentrer tôt;

Que le ciel est un dôme aux merveilleux pilastres, Une tente aux riches couleurs, Unjardin bleu rempli de lys qui sont des astres, Et d'étoiles qui sont des fleurs;

Que c'est un lieu joyeux plus qu'on ne saurait dire, Où toujours, se laissant charmer,On a les chérubins pour jouer et pour rire, Et le bon Dieu pour nous aimer;

Qu'il est doux d'être un coeur qui brûle comme un cierge, Et de vivre, en toutesaison, Près de l'enfant Jésus et de la Sainte Vierge Dans une si belle maison!

Et puis vous n'aurez pas assez dit, pauvre mère, A ce fils si frêle et si doux, Quevous étiez à lui dans cette vie amère, Mais aussi qu'il était à vous;

Que, tant qu'on est petit, la mère sur nous veille, Mais que plus tard on la défend;Et qu'elle aura besoin, quand elle sera vieille, D'un homme qui soit son enfant;

Vous n'aurez point assez dit à cette jeune âme Que Dieu veut qu'on reste ici-bas, Lafemme guidant l'homme et l'homme aidant la femme, Pour les douleurs et les combats;

Si bien qu'un jour, ô deuil! irréparable perte! Le doux être s'en est allé!... --Hélas! vous avez donc laissé la cage ouverte, Que votre oiseau s'est envolé!

Avril 1843.



XV

ÉPITAPHE

Il vivait, il jouait, riante créature. Que te sert d'avoir pris cet enfant, ô nature?N'as-tu pas les oiseaux peints de mille couleurs, Les astres, les grands bois, le cielbleu, l'onde amère? Que te sert d'avoir pris cet enfant à sa mère, Et de l'avoir cachésous des touffes de fleurs?

Pour cet enfant de plus tu n'es pas plus peuplée, Tu n'es pas plus joyeuse, ô natureétoilée! Et le coeur de la mère en proie à tant de soins, Ce coeur où toute joieengendre une torture, Cet abîme aussi grand que toi-même, ô nature, Est vide etdésolé pour cet enfant de moins!

Mai 1843.



XVI

LE MAITRE D'ÉTUDES

Ne le tourmentez pas, il souffre. Il est celui Sur qui, jusqu'à ce jour, pas un rayonn'a lui; Oh! ne confondez pas l'esclave avec le maître! Et, quand vous le voyez dans vosrangs apparaître, Humble et calme, et s'asseoir la tête dans ses mains, Ayant peut-êtreen lui l'esprit des vieux Romains Dont il vous dit les noms, dont il vous lit les livres,Écoliers, frais enfants de joie et d'aurore ivres, Ne le tourmentez pas! soyez doux,soyez bons. Tous nous portons la vie et tous nous nous courbons Mais lui, c'est leflambeau qui la nuit se consomme; L'ombre le tient captif, et ce pâle jeune homme,Enfermé plus que vous, plus que vous enchaîné, Votre frère, écoliers, et votre frèreaîné, Destin tronqué, matin noyé dans les ténèbres, Ayant l'ennui sans fin devantses yeux funèbres, Indigent, chancelant, et cependant vainqueur, Sans oiseaux dans sonciel, sans amours dans son coeur, A l'heure du plein jour, attend que l'aube naisse,Enfance, ayez pitié de la sombre jeunesse!

Apprenez à connaître, enfants qu'attend l'effort, Les inégalités des âmes et dusort; Respectez-le deux fois, dans le deuil qui le mine, Puisque de deux sommets, enfant,il vous domine, Puisqu'il est le plus pauvre et qu'il est le plus grand. Songez que,triste, en butte au souci dévorant, A travers ses douleurs, ce fils de la chaumière Vousverse la raison, le savoir, la lumière, Et qu'il vous donne l'or, et qu'il n'a pas depain. Oh! dans la longue salle aux tables de sapin, Enfants, faites silence à la lueurdes lampes! Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes: Songez qu'il saigne,hélas! sous ses pauvres habits. L'herbe que mord la dent cruelle des brebis, C'est lui;vous riez, vous, et vous lui rongez l'âme. Songez qu'il agonise, amer, sans air, sansflamme; Que sa colère dit: Plaignez-moi; que ses pleurs Ne peuvent pas couler devant vosyeux railleurs! Aux heures du travail votre ennui le dévore, Aux heures du plaisir vousle rongez encore; Sa pensée, arrachée et froissée, est à vous, Et, pareille au papierqu'on distribue à tous, Page blanche d'abord, devient lentement noire. Vous feuilletezson coeur, vous videz sa mémoire; Vos mains, jetant chacune un bruit, un trouble, un mot,Et raturant l'idée en lui dès qu'elle éclôt, Toutes en même temps dans son espritécrivent. Si des rêves, parfois, jusqu'à son front arrivent, Vous répandez votre encreà flots sur cet azur; Vos plumes, tas d'oiseaux hideux au vol obscur, De leurs mille becsnoirs lui fouillent la cervelle. Le nuage d'ennui passe et se renouvelle. Dormir, il ne lepeut; penser, il ne le peut. Chaque enfant est un fil dont son coeur sent le noeud. Oui,s'il veut songer, fuir, oublier, franchir l'ombre, Laisser voler son âme aux chimèressans nombre, Ces écoliers joueurs, vifs, légers et doux, aimants, Pèsent sur lui, del'aube au soir, à tous moments, Et le font retomber des voûtes immortelles; Et tous cespapillons sont le plomb de ses ailes. Saint et grave martyr changeant de chevalet,Crucifié par vous, bourreaux charmants, il est Votre souffre-douleurs et votresouffre-joies; Ses nuits sont vos hochets et ces jours sont vos proies, Il porte sur sonfront votre essaim orageux; Il a toujours vos bruits, vos rires et vos jeux,Tourbillonnant sur lui comme une âpre tempête. Hélas! il est le deuil dont vous êtesla fête; Hélas! il est le cri dont vous êtes le chant

Et, qui sait? sans rien dire, austère, et se cachant De sa bonne action comme d'unemauvaise, Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sa chaise, Mal nourri, mal vêtu, qu'unmendiant plaindrait, Peut-être a des parents qu'il soutient en secret, Et fait de seslabeurs, de sa faim, de ses veilles, Des siècles dont sa voix vous traduit lesmerveilles, Et de cette sueur qui coule sur sa chair, Des rubans au printemps, un peu defeu l'hiver, Pour quelque jeune soeur ou quelque vieille mère; Changeant en goutte d'eaula sombre larme amère; De sorte que, vivant à son ombre sans bruit, Une colombe vient laboire dans la nuit! Songez que pour cette oeuvre, enfants, il se dévoue, Brûle ses yeux,meurtrit son coeur, tourne la roue, Traîne la chaîne! Hélas, pour lui, pour son destin,Pour ses espoirs perdus à l'horizon lointain, Pour ses voeux, pour son âme aux fers,pour sa prunelle, Votre cage d'un jour est prison éternelle! Songez que c'est sur lui quemarchent tous vos pas! Songez qu'il ne rit pas, songez qu'il ne vit pas! L'avenir, cetavril plein de fleurs, vous convie; Vous vous envolerez demain en pleine vie; Voussortirez de l'ombre, il restera. Pour lui, Demain sera muet et sourd comme aujourd'hui;Demain, même en juillet, sera toujours décembre, Toujours l'étroit préau, toujours lapauvre chambre, Toujours le ciel glacé, gris, blafard, pluvieux; Et, quand vous serezgrands, enfants, il sera vieux. Et, si quelque heureux vent ne souffle et ne l'emporte,Toujours il sera là, seul sous la sombre porte, Gardant les beaux enfants sous ce murredouté, Ayant tout de leur peine et rien de leur gaîté. Oh! que votre pensée aime,console, encense Ce sublime forçat du bagne d'innocence! Pesez ce qu'il prodigue avec cequ'il reçoit. Oh! qu'il se transfigure à vos yeux, et qu'il soit Celui qui vous grandit,celui qui vous élève, Qui donne à vos raisons les deux tranchants du glaive, Art etscience, afin qu'en marchant au tombeau, Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour lebeau! Oh! qu'il vous soit sacré dans cette tâche auguste De conduire à l'utile, ausage, au grand, au juste, Vos âmes en tumulte à qui le ciel sourit! Quand les coeurssont troupeau, le berger est esprit.

Et, pendant qu'il est là, triste, et que dans la classe Un chuchotement vague endortson âme lasse, Oh! des poëtes purs entr'ouverts sur vos bancs, Qu'il sorte, dans lebruit confus des soirs tombants, Qu'il sorte de Platon, qu'il sorte d'Euripide, Et deVirgile, cygne errant du vers limpide, Et d'Eschyle, lion du drame monstrueux, Et d'Horaceet d'Homère à demi dans les cieux, Qu'il sorte, pour sa tête aux saints travauxbaissée, Pour l'humble défricheur de la jeune pensée, Qu'il sorte, pour ce front qui sepenche et se fend Sur ce sillon humain qu'on appelle l'enfant, De tous ces livres pleinsde hautes harmonies, La bénédiction sereine des génies!

Juin 1842.



XVII

CHOSE VUE UN JOUR DE PRINTEMPS

Entendant des sanglots, je poussai cette porte.

Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte. Tout dans ce lieu lugubreeffrayait le regard. Sur le grabat gisait le cadavre hagard; C'était déjà la tombe etdéjà le fantôme. Pas de feu; le plafond laissait passer le chaume. Les quatre enfantssongeaient comme quatre vieillards. On voyait, comme une aube à travers des brouillards,Aux lèvres de la morte un sinistre sourire; Et l'aîné, qui n'avait que six ans,semblait dire: -Regardez donc cette ombre où le sort nous a mis!-

Un crime en cette chambre avait été commis. Ce crime, le voici: -- Sous le ciel quirayonne, Une femme est candide, intelligente, bonne; Dieu, qui la suit d'en haut d'unregard attendri, La fit pour être heureuse. Humble, elle a pour mari Un ouvrier; tousdeux, sans aigreur, sans envie, Tirent d'un pas égal le licou de la vie. Le choléra luiprend son mari; la voilà Veuve avec la misère et quatre enfants qu'elle a. Alors, ellese met au labeur comme un homme. Elle est active, propre, attentive, économe; Pas de drapà son lit, pas d'âtre à son foyer; Elle ne se plaint pas, sert qui veut l'employer,Ravaude de vieux bas, fait des nattes de paille, Tricote, file, coud, passe les nuits,travaille Pour nourrir ses enfants; elle est honnête enfin. Un jour, on va chez elle,elle est morte de faim.

Oui, les buissons étaient remplis de rouges-gorges, Les lourds marteaux sonnaient dansla lueur des forges, Les masques abondaient dans les bals, et partout Les baiserssoulevaient la dentelle du loup; Tout vivait; les marchands comptaient de grosses sommes;On entendait rouler les chars, rire les hommes; Les wagons ébranlaient les plaines, lesteamer Secouait son panache au-dessus de la mer; Et, dans cette rumeur de joie et delumière, Cette femme étant seule au fond de sa chaumière, La faim, goule effarée auxhurlements plaintifs, Maigre et féroce, était entrée à pas furtifs, Sans bruits, etl'avait prise à la gorge, et tuée.

La faim, c'est le regard de la prostituée, C'est le bâton ferré du bandit, c'est lamain Du pâle enfant volant un pain sur le chemin, C'est la fièvre du pauvre oublié,c'est le râle Du grabat naufragé dans l'ombre sépulcrale. O Dieu! la sève abonde, et,dans ses flancs troublés, La terre est pleine d'herbe et de fruits et de blés, Dès quel'arbre a fini, le sillon recommence; Et, pendant que tout vit, ô Dieu, dans taclémence, Que la mouche connaît la feuille du sureau, Pendant que l'étang donne àboire au passereau, Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves, Pendant que lanature, en ses profondeurs fauves, Fait manger le chacal, l'once et le basilic, L'hommeexpire! -- Oh! la faim, c'est le crime public; C'est l'immense assassin qui sort de nosténèbres.

Dieu! pourquoi l'orphelin, dans ses langes funèbres, Dit-il: -J'ai faim!- L'enfant,n'est-ce pas un oiseau? Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau?

Avril 1840.



XVIII

INTÉRIEUR

La querelle irritée, amère, à l'oeil ardent, Vipère dont la haine empoisonne ladent, Siffle et trouble le toit d'une pauvre demeure. Les mots heurtent les mots. L'enfants'effraie et pleure. La femme et le mari laissent l'enfant crier.

-- D'où viens-tu? -- Qu'as-tu fait? -- Oh! mauvais ouvrier! Il vit dans la débaucheet mourra sur la paille. -- Femme vaine et sans coeur qui jamais ne travaille! -- Tu sorsdu cabaret? -- Quelque amant est venu? -- L'enfant pleure, l'enfant a faim, l'enfant estnu. Pas de pain. -- Elle a peur de salir ses mains blanches! -- Où cours-tu tous lesjours? -- Et toi, tous les dimanches? -- Va boire! -- Va danser! -- Il n'a ni feu ni lieu!-- Ta fille seulement ne sait pas prier Dieu! -- Et ta mère, bandit, c'est toi qui l'astuée! -- Paix! -- Silence, assassin! -- Tais-toi, prostituée!

Un beau soleil couchant, empourprant le taudis, Embrasait la fenêtre et le plafond,tandis Que ce couple hideux, que rend deux fois infâme La misère du coeur et la laideurde l'âme, Étalait son ulcère et ses difformités Sans honte, et sans pudeur montraitses nudités. Et leur vitre, où pendait un vieux haillon de toile, Était, grâce ausoleil, une éclatante étoile Qui, dans ce même instant, vive et pure lueur,Éblouissait au loin quelque passant rêveur!

Septembre 1841.



XIX

BARAQUES DE LA FOIRE

Lion! J'étais pensif, ô bête prisonnière, Devant la majesté de ta grave crinière;Du plafond de ta cage elle faisait un dais. Nous songions tous les deux, et tu meregardais. Ton regard était beau, lion. Nous autres hommes, Le peu que nous faisons et lerien que nous sommes, Emplit notre pensée, et dans nos regards vains Brillent nos planschétifs que nous croyons divins, Nos voeux, nos passions que notre orgueil encense, Etnotre petitesse, ivre de sa puissance; Et, bouffis d'ignorance ou gonflés de venin, Notreprunelle éclate et dit: Je suis ce nain! Nous avons dans nos yeux notre moi misérable.Mais la bête qui vit sous le chêne et l'érable, Qui paît le thym, ou fuit dans leshalliers profonds, Qui dans les champs, où nous, hommes, nous étouffons, Respire,solitaire, avec l'astre et la rose, L'être sauvage, obscur et tranquille qui cause Avecla roche énorme et les petites fleurs, Qui, parmi les vallons et les sources en pleurs,Plonge son mufle roux aux herbes non foulées, La brute qui rugit sous les nuitsconstellées, Qui rêve et dont les pas fauves et familiers De l'antre formidableébranlent les piliers, Et qui se sent à peine en ces profondeurs sombres, A sous sonfier sourcil les monts, les vastes ombres, Les étoiles, les prés, le lac serein, lescieux, Et le mystère obscur des bois silencieux, Et porte en son oeil calme, où l'infinicommence, Le regard éternel de la nature immense.

Juin 1842.



XX

INSOMNIE

Quand une lueur pâle à l'orient se lève, Quand la porte du jour, vague et pareilleau rêve, Commence à s'entr'ouvrir et blanchit à l'horizon, Comme l'espoir blanchit leseuil d'une prison, Se réveiller, c'est bien, et travailler, c'est juste. Quand le matinà Dieu chante son hymne auguste, Le travail, saint tribut dû par l'homme mortel, Est lastrophe sacrée au pied du sombre autel; Le soc murmure un psaume; et c'est un chantsublime Qui, dès l'aurore, au fond des forêts, sur l'abîme, Au bruit de la cognée, auchoc des avirons, Sort des durs matelots et des noirs bûcherons.

Mais, au milieu des nuits, s'éveiller! quel mystère! Songer, sinistre et seul, quandtout dort sur la terre! Quand pas un oeil vivant ne veille, pas un feu; Quand les septchevaux d'or du grand chariot bleu Rentrent à l'écurie et descendent au pôle, Se sentirdans son lit soudain toucher l'épaule Par quelqu'un d'inconnu qui dit: Allons! c'est moi!Travaillons! -- La chair gronde et demande pourquoi. -- Je dors. Je suis très-las de lacourse dernière; Ma paupière est encor du somme prisonnière; Maître mystérieux,grâce! que me veux-tu? Certe, il faut que tu sois un démon bien têtu De venirm'éveiller toujours quand tout repose! Aie un peu de raison. Il est encor nuit close;Regarde, j'ouvre l'oeil puisque cela te plaît; Pas la moindre lueur aux fentes du volet;Va-t'en! je dors, j'ai chaud, je rêve de ma maîtresse. Elle faisait flotter sur moi salongue tresse, D'où pleuvaient sur mon front des astres et des fleurs. Va-t'en, tureviendras demain, au jour, ailleurs. Je te tourne le dos, je ne veux pas! décampe! Nepose pas ton doigt de braise sur ma tempe. La biche illusion me mangeait dans le creux Dela main; tu l'as fait enfuir. J'étais heureux, Je ronflais comme un boeuf; laisse-moi.C'est stupide. Ciel! déjà ma pensée, inquiète et rapide, Fil sans bout, se dévide ettourne à ton fuseau. Tu m'apportes un vers, étrange et fauve oiseau Que tu viens desaisir dans les pâles nuées. Je n'en veux pas. Le vent, des ses tristes huées, Emplitl'antre des cieux; les souffles, noirs dragons, Passent en secouant ma porte sur sesgonds. -- Paix là! va-t'en, bourreau! quant au vers, je le lâche. Je veux toute la nuitdormir comme un vieux lâche; Voyons, ménage un peu ton pauvre compagnon. Je suis las, jesuis mort, laisse-moi dormir!

-- Non!

Est-ce que je dors, moi? dit l'idée implacable.

Penseur, subis ta loi; forçat, tire ton câble.

Quoi! cette bête a goût au vil foin du sommeil!

L'orient est pour moi toujours clair et vermeil.

Que m'importe le corps! qu'il marche, souffre et meure!

Horrible esclave, allons, travaille! c'est mon heure.

Et l'ange étreint Jacob, et l'âme tient le corps; Nul moyen de lutter; et toutrevient alors, Le drame commencé dont l'ébauche frissonne, Ruy-Blas, Marion, Job, Sylva,son cor qui sonne, Ou le roman pleurant avec des yeux humains, Ou l'ode qui s'enfonce endeux profonds chemins, Dans l'azur près d'Horace et dans l'ombre avec Dante: Il faut dansces labeurs rentrer la tête ardente; Dans ces grands horizons subitement rouverts, Ilfaut de strophe en strophe, il faut de vers en vers, S'en aller devant soi, pensif, ivrede l'ombre; Il faut, rêveur nocturne en proie à l'esprit sombre, Gravir le dur sentierde l'inspiration; Poursuivre la lointaine et blanche vision, Traverser, effaré, lesclairières désertes, Le champ plein de tombeaux, les eaux, les herbes vertes, Etfranchir la forêt, le torrent, le hallier, Noir cheval galopant sous le noir cavalier.

1843, nuit.



XXI

ÉCRIT SUR LA PLINTHE D'UN BAS-RELIEF ANTIQUE A MADEMOISELLE LOUISE B.

La musique est dans tout. Un hymne sort du monde. Rumeur de la galère aux flancslavés par l'onde, Bruits des villes, pitié de la soeur pour la soeur, Passion des amantsjeunes et beaux, douceur, Des vieux époux usés ensemble par la vie, Fanfare de la plaineémaillée et ravie, Mots échangés le soir sur les seuils fraternels, Sombretressaillements des chênes éternels, Vous êtes l'harmonie et la musique même! Vousêtes les soupirs qui font le chant suprême! Pour notre âme, les jours, la vie et lessaisons, Les songes de nos coeurs, les plis des horizons, L'aube et ses pleurs, le soir etses grands incendies, Flottent dans un réseau de vagues mélodies; Une voix dans leschamps nous parle, une autre voix Dit à l'homme autre chose et chante dans les bois. Parmoment, un troupeau bêle, une cloche tinte. Quand par l'ombre, la nuit, la colline estatteinte, De toutes parts on voit danser et resplendir, Dans le ciel étoilé du zénithau nadir, Dans la voix des oiseaux, dans le cri des cigales, Le groupe éblouissant desnotes inégales. Toujours avec notre âme un doux bruit s'accoupla; La nature nous dit:Chante! et c'est pour cela Qu'un statuaire ancien sculpta sur cette pierre Un pâtre sursa flûte abaissant sa paupière.

Juin 1833.



XXII

La clarté du dehors ne distrait pas mon âme. La plaine chante et rit comme une jeunefemme; Le nid palpite dans les houx; Partout la gaîté lui dans les bouches ouvertes;Mai, couché dans la mousse au fond des grottes vertes Fait aux amoureux les yeux doux.

Dans les champs de luzerne et dans les champs de fèves, Les vagues papillons errentpareils aux rêves; Le blé vert sort des sillons bruns; Et les abeilles d'or courent àla pervenche, Au thym, au liseron, qui tend son urne blanche A ces buveuses de parfums.

La nue étale au ciel ses pourpres et ses cuivres; Les arbres, tout gonflés deprintemps, semblent ivres; Les branches, dans leurs doux ébats, Se jettent sur lesoiseaux du bout de leurs raquettes; Le bourdon galonné fait aux roses coquettes Despropositions tout bas.

Moi, je laisse voler les senteurs et les baumes, Je laisse chuchoter les fleurs, cesdoux fantômes, Et l'aube dire: Vous vivrez! Je regarde en moi-même, et, seul, oubliantl'heure, L'oeil plein des visions de l'ombre intérieure, Je songe aux morts, cesdélivrés!

Encore un peu de temps, encore, ô mer superbe, Quelques reflux; j'aurai ma tombe aussidans l'herbe, Blanche au milieu du frais gazon, A l'ombre de quelque arbre où le lierres'attache; On y lira: -- Passant, cette pierre te cache La ruine d'une prison.

Ingouville, mai 1843.



XXIII

LE REVENANT

Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus. Dieu, qui tient dans sa main tous lesoiseaux perdus, Parfois au même nid rend la même colombe. O mères! le berceaucommunique à la tombe. L'éternité contient plus d'un divin secret.

La mère dont je vais vous parler demeurait A Blois; je l'ai connue en un temps plusprospère; Et sa maison touchait à celle de mon père. Elle avait tous les biens que Dieudonne ou permet. On l'avait mariée à l'homme qu'elle aimait. Elle eut un fils; ce futune ineffable joie.

Ce premier-né couchait dans un berceau de soie; Sa mère l'allaitait; il faisait undoux bruit A côté du chevet nuptial; et, la nuit, La mère ouvrait son âme auxchimères sans nombre, Pauvre mère, et ses yeux resplendissaient dans l'ombre, Quand,sans souffle, sans voix, renonçant au sommeil, Penchée, elle écoutait dormir l'enfantvermeil. Dès l'aube, elle chantait, ravie et toute fière.

Elle se renversait sur sa chaise en arrière, Son fichu laissant voir son sein gonfléde lait, Et souriait au faible enfant, et l'appelait Ange, trésor, amour; et mille folleschoses. Oh! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses! Comme elle leur parlait!l'enfant, charmant et nu, Riait, et par se mains sous les bras soutenu, Joyeux, de sesgenoux montait jusqu'à sa bouche.

Tremblant comme le daim qu'une feuille effarouche, Il grandit. Pour l'enfant, grandir,c'est chanceler. Il se mit à marcher, il se mit à parler, Il eut trois ans; doux âge,où déjà la parole, Comme le jeune oiseau, bat de l'aile et s'envole. Et la disait: -Monfils!- et reprenait: -Voyez comme il est grand! il apprend; il connaît Ses lettres. C'estun diable! Il veut que je l'habille En homme; il ne veut plus de ses robes de fille; C'estdéjà très-méchant, ces petits hommes-là! C'est égal, il lit bien; il ira loin; il aDe l'esprit; je lui fais épeler l'Évangile.- -- Et ses yeux adoraient cette têtefragile, Et, femme heureuse, et mère au regard triomphant, Elle sentait son coeur battredans son enfant.

Un jour, -- nous avons tous de ces dates funèbres! -- Le croup, monstre hideux,épervier des ténèbres, Sur la blanche maison brusquement s'abattit, Horrible, et, seruant sur le pauvre petit, Le saisit à la gorge; ô noire maladie! De l'air par qui l'onvit sinistre perfidie! Qui n'a vu se débattre, hélas! ces doux enfants Qu'étreint lecroup féroce en ses doigts étouffants! Ils luttent; l'ombre emplit lentement leurs yeuxd'ange, Et de leur bouche froide il sort un râle étrange, Et si mystérieux, qu'ilsemble qu'on entend, Dans leur poitrine, où meurt le souffle haletant, L'affreux coq dutombeau chanter son aube obscure. Tel qu'un fruit qui du givre a senti la piqûre,L'enfant mourut. La mort entra comme un voleur Et le prit. -- Une mère, un père, ladouleur, Le noir cercueil, le front qui se heurte aux murailles, Les lugubres sanglots quisortent des entrailles, Oh! la parole expire où commence le cri; Silence aux motshumains!

La mère au coeur meurtri,

Pendant qu'àses côtés pleurait le père sombre,

Resta trois mois sinistre, immobile dans l'ombre,

L'oeil fixe, murmurant on ne sait quoi d'obscur,

Et regardant toujours le même angle du mur.

Elle ne mangeait pas; sa vie était sa fièvre;

Elle ne répondait à personne; sa lèvre

Tremblait; on l'entendait, avec un morne effroi,

Qui disait à voix basse à quelqu'un: -- Rends-le moi!

Et le médecin dit au père: -- Il faut distraire

Ce coeurtriste, et donner à l'enfant mort un frère. --

Le temps passa; les jours, les semaines, les mois.

Elle se sentit mère une seconde fois.

Devant le berceau froid de son ange éphémère, Se rappelant l'accent dont il disait:-- Ma mère, -- Elle songeait, muette, assise sur son lit. Le jour où, tout à coup, dansson flanc tressaillit L'être inconnu promis à notre aube mortelle, Elle pâlit. -- Quelest cet étranger? dit-elle. Puis elle cria, sombre et tombant à genoux: -- Non, non, jene veux pas! non! tu serais jaloux! O mon doux endormi, toi que la terre glace, Tu dirais:-On m'oublie; un autre a pris ma place; -Ma mère l'aime, et rit; elle le trouve beau,-Elle l'embrasse, et, moi, je suis dans mon tombeau!- Non, non! --

Ainsi pleurait cette douleur profonde.


Le jour vint; elle mit un autre enfant au monde, Et le père joyeux cria: -- C'est ungarçon. Mais le père était seul joyeux dans la maison; La mère restait morne, et lapâle accouchée, Sur l'ancien souvenir tout entière penchée, Rêvait; on lui portal'enfant sur un coussin; Elle se laissa faire et lui donna le sein; Et tout à coup,pendant que, farouche, accablée, Pensant au fils nouveau moins qu'à l'âme envolée,Hélas! et songeant moins au langes qu'au linceul, Elle disait: -- Cet ange en sonsépulcre est seul! -- O doux miracle! ô mère au bonheur revenue! -- Elle entendit, avecune voix bien connue, Le nouveau-né parler dans l'ombre entre ses bras, Et tout basmurmurer: -- C'est moi. Ne le dis pas.

Août 1843.



XXIV

AUX ARBRES

Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme! Au gré des envieux la foule loue etblâme; Vous me connaissez, vous! -- vous m'avez vu souvent, Seul dans vos profondeurs,regardant et rêvant. Vous le savez, la pierre où court un scarabée, Une humble goutted'eau de fleur en fleur tombée, Un nuage, un oiseau, m'occupent tout un jour. Lacontemplation m'emplit le coeur d'amour. Vous m'avez vu cent fois, dans la valléeobscure, Avec ces mots que dit l'esprit à la nature, Questionner tout bas vos rameauxpalpitants, Et du même regard poursuivre en même temps, Pensif, le front baissé, l'oeildans l'herbe profonde, L'étude d'un atome et l'étude du monde. Attentif à vos bruitsqui parlent tous un peu, Arbres, vous m'avez vu fuir l'homme et chercher Dieu! Feuillesqui tressaillez à la pointe des branches, Nids dont le vent sème au loin les plumesblanches, Clairières, vallons verts, déserts sombres et doux, Vous savez que je suiscalme et pur comme vous. Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieu s'élance, Je suisplein d'oubli comme vous de silence! La haine sur mon nom répand en vain son fiel;Toujours, -- je vous atteste, ô bois aimés du ciel! -- J'ai chassé loin de moi toutepensée amère, Et mon coeur est encor tel que le fit ma mère!

Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours, Je vous aime, et vous, lierre auseuil des antres sourds, Ravins où l'on entend filtrer les sources vives, Buissons queles oiseaux pillent, joyeux convives! Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,Dans tout ce qui m'entoure et me cache à la fois, Dans votre solitude où je rentre enmoi-même, Je sens quelqu'un de grand qui m'écoute et qui m'aime!

Aussi, taillis sacrés où Dieu même apparaît, Arbres religieux, chênes, mousses,forêt, Forêt! c'est dans votre ombre et dans votre mystère, C'est sous votre branchageauguste et solitaire, Que je veux abriter mon sépulcre ignoré, Et que je veux dormirquand je m'endormirai.

Juin 1843.



XXV

L'enfant, voyant l'aïeule à filer occupée, Veut faire une quenouille à sa grandepoupée. L'aïeule s'assoupit un peu; c'est le moment. L'enfant vient par derrière ettire doucement Un brin de la quenouille où le fuseau tournoie, Puis s'enfuit triomphante,emportant avec joie La belle laine d'or que le safran jaunit, Autant qu'en pourraitprendre un oiseau pour son nid.

Cauteretz, août 1843.



XXVI

JOIES DU SOIR

Le soleil, dans les monts où sa clarté s'étale, Ajuste à son arc d'or sa flèchehorizontale; Les hauts taillis sont pleins de biches et de faons; Là rit dans lesrochers, veinés comme des marbres, Une chaumière heureuse; en haut, un bouquet d'arbresAu-dessous, un bouquet d'enfants.

C'est l'instant de songer aux choses redoutables. On entend les buveurs danser autourdes tables; Tandis que, gais, joyeux, heurtant les escabeaux, Ils mêlent aux refrainsleurs amours peu farouches, Les lettres des chansons qui sortent de leurs bouches Vontécrire autour d'eux leurs noms sur leurs tombeaux.

Mourir! demandons-nous, à toute heure, en nous-mêmes: -- Comment passerons-nous lepassage suprême? -- Finir avec grandeur est un illustre effort. Le moment est lugubre etl'âme est accablée; Quel pas que la sortie! -- Oh! l'affreuse vallée Que l'embuscade dela mort!

Quel frisson dans les os de l'agonisant blême! Autour de lui tout marche et vit, toutrit, tout aime; La fleur luit, l'oiseau chante en son palais d'été, Tandis que lemourant en qui décroît la flamme, Frémit sous ce grand ciel, précipice de l'âme,Abîme effrayant d'ombre et de tranquillité!

Souvent, me rappelant le front étrange et pâle De tous ceux que j'ai vus à cetteheure fatale, Êtres qui ne sont plus, frères, amis, parents, Aux instants où l'esprità rêver se hasarde, Souvent je me suis dit: Qu'est-ce donc qu'il regarde Cet oeileffaré des mourants?

Que voit-il?... -- O terreur! de ténébreuses routes, Un chaos composé de spectres etde doutes, La terre vision, le ver réalité, Un jour oblique et noir qui, troublantl'âme errante, Mêle au dernier rayon de la vie expirante Ta première lueur, sinistreéternité!

On croit sentir dans l'ombre une horrible piqûre. Tout ce qu'on fit s'en va comme unefête obscure, Et tout ce qui riait devient peine ou remord. Quel moment, même, hélas!pour l'âme la plus haute, Quand le vrai tout à coup paraît, quand la vie ôte Sonmasque, et dit: -Je suis la mort!-

Ah! si tu fais trembler même un coeur sans reproche, Sépulcre! le méchant avechorreur t'approche. Ton seuil profond lui semble une rougeur de feu; Sur ton vide pour luiquand ta pierre se lève, Il s'y penche; il y voit, ainsi que dans un rêve, La face vagueet sombre et l'oeil fixe de Dieu.

Biarritz, juillet 1843.



XXVII

J'aime l'araignée et j'aime l'ortie, Parce qu'on les hait; Et que rien n'exauce et quetout châtie Leur morne souhait;

Parce qu'elles sont maudites, chétives, Noirs êtres rampants; Parce qu'elles sont lestristes captives De leur guet-apens;

Parce qu'elles sont prises dans leur oeuvre; O sort! fatals noeuds! Parce que l'ortieest une couleuvre, L'araignée un gueux;

Parce qu'elles ont l'ombre des abîmes, Parce qu'on les fuit, Parce qu'elles sonttoutes deux victimes De la sombre nuit.

Passants, faites grâce à la plante obscure, Au pauvre animal. Plaignez la laideur,plaignez la piqûre, Oh! plaignez le mal!

Il n'est rien qui n'ait sa mélancolie; Tout veut un baiser. Dans leur fauve horreur,pour peu qu'on oublie De les écraser,

Pour peu qu'on leur jette un oeil moins superbe, Tout bas, loin du jour, La vilainebête et la mauvaise herbe Murmurent: Amour!

Juillet 1842.



XXVIII

LE POËTE

Shakspeare songe; loin du Versaille éclatant, Des buis taillés, des ifs peignés, oùl'on entend Gémir la tragédie éplorée et prolixe, Il contemple la foule avec sonregard fixe, Et toute la forêt frissonne devant lui. Pâle, il marche, au dedans delui-même ébloui; Il va, farouche, fauve, et, comme une crinière, Secouant sur sa têteun haillon de lumière. Son crâne, dont on voit la lueur du dehors; Le monde tout entierpasse à travers son crible; Il tient toute la vie en son poignet terrible; Il fait sortirde l'homme un sanglot surhumain, Dans ce génie étrange où l'on perd son chemin, Commedans une mer, notre esprit parfois sombre; Nous sentons, frémissants, dans son théâtresombre, Passer sur nous le vent de sa bouche soufflant, Et ses doigts nous ouvrir et nousfouiller le flanc. Jamais il ne recule; il est géant, il dompte Richard-Trois, léopard,Caliban, mastodonte; L'idéal est le vin que verse ce Bacchus. Les sujets monstrueux qu'ila pris et vaincus Râlent autour de lui, splendides ou difformes; Il étreint Lear,Brutus, Hamlet, êtres énormes, Capulet, Montaigu, César, et, tour à tour, Les strygesdans le bois, le spectre sur la tour; Et, même après Eschyle, effarant Melpomène,Sinistre, ayant aux mains des lambeaux d'âme humaine, De la chair d'Othello, des restesde Macbeth, Dans son oeuvre, du drame effrayant alphabet, Il se repose; ainsi le noir liondes jungles S'endort dans l'antre immense avec du sang aux ongles.

Paris, avril 1835.



XXIX

LA NATURE

La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre; C'est l'hiver; nous avons bienfroid. Veux-tu, bon arbre, Être dans mon foyer la bûche de Noël? -- Bois, je viens dela terre, et, feu, je monte au ciel. Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme,Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme. Aimez, vivez. -- Veux-tu, bonarbre, être timon De charrue? -- Oui, je veux creuser le noir limon, Et tirer l'épi d'orde la terre profonde. Quand le soc a passé, la plaine devient blonde, La paix aux douxyeux sort du sillon entr'ouvert, Et l'aube en pleurs sourit. -- Veux-tu, bel arbre vert,Arbre du hallier sombre où le chevreuil s'échappe, De la maison de l'homme être lepilier? -- Frappe. Je puis porter les toits, ayant porté les nids. Ta demeure estsacrée, homme, et je la bénis; Là, dans l'ombre et l'amour, pensif, tu te recueilles;Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles. -- Veux-tu, dis-moi, bon arbre,être mât de vaisseau? -- Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau. Le navireest pour moi, dans l'immense mystère, Ce qu'est pour vous la tombe; il m'arrache à laterre, Et, frissonnant, m'emporte à travers l'infini. J'irai voir ces grands cieux d'oùl'hiver est banni, Et dont plus d'un essaim me parle en son passage. Pas plus que letombeau n'épouvante le sage, Le profond Océan, d'obscurité vêtu, Ne m'épouvantepoint: oui, frappe. -- Arbre, veux-tu Être gibet? -- Silence, homme! va-t'en, cognée!J'appartiens à la vie, à la vie indignée! Va-t'en, bourreau! va-t'en, juge! fuyez,démons! Je suis l'arbre des bois, je suis l'arbre des monts; Je porte les fruits mûrs,j'abrite les pervenches; Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches! Arrière!homme, tuez, ouvriers du trépas, Soyez sanglants, mauvais, durs; mais ne venez pas, Nevenez pas, traînants des cordes et des chaînes, Vous chercher un complice au milieu desgrands chênes! Ne faites pas servir à vos crimes, vivants, L'arbre mystérieux à quiparlent les vents! Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres. Je suis fils dusoleil, soyez fils des ténèbres. Allez-vous-en! laissez l'arbre dans ses déserts. A vosplaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts, Accouplez l'échafaud et le supplice;faites. Soit. Vivez et tuez. Tuez, entre deux fêtes, Le malheureux, chargé de fautes etde maux; Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux!

Janvier 1843.



XXX

MAGNITUDO PARVI

I


Le jour mourait; j'étais près des mers, sur la grève. Je tenais par la main mafille, enfant qui rêve, Jeune esprit qui se tait! La terre, s'inclinant comme un vaisseauqui sombre, En tournant dans l'espace allait plongeant dans l'ombre; La pâle nuitmontait.

La pâle nuit levait son front dans les nuées; Les choses s'effaçaient, blêmes,diminuées, Sans forme et sans couleur; Quand il monte de l'ombre, il tombe de la cendre;On sentait à la fois la tristesse descendre Et monter la douleur.

Ceux dont les yeux pensifs contemplent la nature Voyaient l'urne d'en haut, vaguerondeur obscure, Se pencher dans les cieux, Et verser sur les monts, sur les campagnesblondes, Et sur les flots confus pleins de rumeurs profondes, Le soir silencieux!

Les nuages rampaient le long des promontoires; Mon âme, où se mêlaient ces ombres etces gloires, Sentait confusément De tout cet océan, de toute cette terre, Sortir sousl'oeil de Dieu je ne sais quoi d'austère, D'auguste et de charmant!

J'avais à mes côtés ma fille bien-aimée. La nuit se répandait ainsi qu'une fumée.Rêveur, ô Jéhovah, Je regardais en moi, les paupières baissées, Cette ombre qui sefait aussi dans nos pensées Quand ton soleil s'en va!

Soudain l'enfant bénie, ange au regard de femme, Dont je tenais la main et qui tenaitmon âme, Me parla, douce voix! Et, me montrant l'eau sombre et la rive âpre et brune, Etdeux points lumineux qui tremblaient sur la dune: -- Père, dit-elle, vois!

Vois donc, là-bas, où l'ombre aux flancs des coteaux rampe, Ces feux jumeaux brillercomme une double lampe Qui remuerait au vent! Quels sont ces deux foyers qu'au loin labrume voile? -- L'un est un feu de pâtre et l'autre est une étoile; Deux mondes, monenfant!

II


*


Deux mondes! -- l'un est dans l'espace,

Dans les ténèbres de l'azur,

Dans l'étendue où tout s'efface.

Radieux gouffre! abîme obscur!

Enfant, comme deux hirondelles,

Oh, si tous deux, âmes fidèles,

Nous pouvions fuir à tire-d'ailes,

Et plonger dans cette épaisseur

D'où la création découle,

Où flotte, vit, meurt, brille et roule

L'astre imperceptible à la foule,

Incommensurable au penseur;


Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes; Si nous pouvions passer les bleusseptentrions, Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornes Jusqu'à ce qu'àla fin, éperdus, nous voyions, Comme un navire en mer croît, monte et semble éclore,Cette petite étoile, atome de phosphore, Devenir par degrés un monstre de rayons;

S'il nous était donné de faire

Ce voyage démesuré,

Et de voler, de sphère en sphère,

A ce grand soleil ignoré;

Si, par un archange qui l'aime,

L'homme aveugle, frémissant, blême,

Dans les profondeurs du problème,

Vivant, pouvait être introduit;

Si nous pouvions fuir notre centre,

Et, forçant l'ombre où Dieu seul entre,

Aller voir de près dans leur antre

Ces énormités de la nuit;


Ce qui t'apparaîtrait te ferait trembler, ange! Rien, pas de vision, pas de songeinsensé, Qui ne fût dépassé par ce spectacle étrange, Monde informe, et d'un telmystère composé, Que son rayon fondrait nos chairs, cire vivante, Et qu'il ne resteraitde nous dans l'épouvante Qu'un regard ébloui sous un front hérissé!

*


O contemplation splendide!

Oh! de pôles, d'axes, de feux;

De la matière et du fluide,

Balancement prodigieux!

D'aimant qui lutte, d'air qui vibre,

De force esclave et d'éther libre,

Vaste et magnifique équilibre!

Monde rêve! idéal réel!

Lueurs! tonnerres! jets de souffre!

Mystère qui chante et qui souffre!

Formule nouvelle du gouffre!

Mot nouveau du noir livre ciel!


Tu verrais! -- un soleil, autour de lui des mondes, Centres eux-mêmes, ayant des lunesautour d'eux; Là, des fourmillements de sphères vagabondes; Là, des globes jumeaux quitournent deux à deux; Au milieu, cette étoile, effrayante, agrandie; D'un coin del'infini formidable incendie, Rayonnement sublime ou flamboiement hideux!

Regardons, puisque nous y sommes!

Figure-toi! figure-toi!

Plus rien des choses que tu nommes!

Un autre monde! une autre loi!

La terre a fui dans l'étendue;

Derrière nous elle est perdue!

Jour nouveau! nuit inattendue!

D'autres groupes d'astres au ciel!

Une nature qu'on ignore,

Qui, s'ils voyaient sa fauve aurore,

Ferait accourir Pythagore

Et reculer Ézéchiel!


Ce qu'on prend pour un mont est une hydre; ces arbres Sont des bêtes; ces rocs hurlentavec fureur; Le feu chante; le sang coule aux veines des marbres. Ce monde est-il le vrai?le nôtre est-il l'erreur? O possibles qui sont pour nous impossibles! Réverbérationsdes chimères invisibles! Le baiser de la vie ici nous fait horreur.

Et, si nous pouvions voir les hommes

Les ébauches, les embryons,

Qui sont là ce qu'ailleurs nous sommes,

Comme, eux et nous, nous frémirions

Rencontre inexprimable et sombre!

Nous nous regarderions dans l'ombre

De monstre à monstre, fils du nombre

Et du temps qui s'évanouit;

Et, si nos langages funèbres

Pouvaient échanger leurs algèbres,

Nous dirions: -Qu'êtes-vous, ténèbres?-

Ils diraient: -D'où venez-vous, nuit?-


*


Sont-ils aussi des coeurs, des cerveaux, des entrailles? Cherchent-ils comme nous lemot jamais trouvé? Ont-ils des Spinosa qui frappent aux murailles, Des Lucrèce nianttout ce qu'on a rêvé, Qui, du noir infini feuilletant les registres, Ont écrit: Rien,au bas de ces pages sinistres; Et, penchés sur l'abîme, ont dit: -L'oeil est crevé!-

Tous ces êtres, comme nous-même,

S'en vont en pâles tourbillons;

La création mêle et sème

Leur cendre a de nouveaux sillons;

Un vient, un autre le remplace,

Et passe sans laisser de trace;

Le souffle les crée et les chasse;

Le gouffre en proie aux quatre vents,

Comme la mer aux vastes lames,

Mêle éternellement ses flammes

A ce sombre écroulement d'âmes,

De fantômes et de vivants!


L'abîme semble fou sous l'ouragan de l'être. Quelle tempête autour de l'astreradieux! Tout ne doit que surgir, flotter et disparaître, Jusqu'à ce que la nuit fermeà son tour ses yeux; Car, un jour, il faudra que l'étoile aussi tombe, L'étoile voitneiger les âmes dans la tombe, L'âme verra neiger les astres dans les cieux!

*


Par instant, dans le vague espace,

Regarde, enfant! tu vas la voir!

Une brusque planète passe;

C'est d'abord au loin un point noir;

Plus prompte que la trombe folle,

Elle vient, court, approche, vole;

A peine a lui son auréole,

Que déjà, remplissant le ciel,

Sa rondeur farouche commence

A cacher le gouffre en démence,

Et semble ton couvercle immense,

O puits du vertige éternel!


C'est elle! éclair! voilà sa livide surface Avec tous les frissons de ses océansverts! Elle apparaît, s'en va, décroît, pâlit, s'efface, Et rentre, atome obscur, auxcieux sombres couverts, Et tout s'évanouit, vaste aspect, bruit sublime... -- Quel est ceprojectile inouï de l'abîme? O boulets monstrueux qui sont des univers!

Dans un éloignement nocturne,

Roule avec un râle effrayant

Quelque épouvantable Saturne

Tournant son anneau flamboyant;

La braise en pleut comme d'un crible;

Jean de Patmos, l'esprit terrible,

Vit en songe cet astre horrible

Et tomba presque évanoui;

Car, rêvant sa noire épopée,

Il crut, d'éclairs enveloppée,

Voir fuir une roue, échappée

Au sombre char d'Adonaï!


Et, par instants encor, -- tout va-t-il se dissoudre? -- Parmi ces mondes, fauve,accourant à grand bruit, Une comète aux crins de flamme, aux yeux de foudre, Surgit, etles regarde, et, blême, approche et luit; Puis s'évade en hurlant, pâle etsurnaturelle, Traînant sa chevelure éparse derrière elle, Comme une Canidie affreusequi s'enfuit.

Quelques-uns de ces globes meurent;

Dans le semoun et le mistral

Leurs mers sanglotent, leurs flots pleurent;

Leur flanc crache un brasier central.

Sphères par la neige engourdies,

Ils ont d'étranges maladies,

Pestes, déluges, incendies,

Tremblements profonds et fréquents;

Leur propre abîme les consume;

Leur haleine flamboie et fume;

On entend de loin dans leur brume

La toux lugubre des volcans.


*


Ils sont! ils vont! ceux-ci brillants, ceux-là difformes, Tous portant des vivants etdes créations! Ils jettent dans l'azur des cônes d'ombre énormes, Ténèbres qui descieux traversent les rayons, Où le regard, ainsi que des flambeaux farouches L'un aprèsl'autre éteints par d'invisibles bouches, Voit plonger tour à tour les constellations!

Quel Zorobabel formidable,

Quel Dédale vertigineux,

Cieux! a bâti dans l'insondable

Tout ce noir chaos lumineux?

Soleils, astres aux larges queues,

Gouffres! ô millions de lieues!

Sombres architectures bleues!

Quel bras a fait, créé, produit

Ces tours d'or que nuls yeux ne comptent,

Ces firmaments qui se confrontent,

Ces Babels d'étoiles qui montent

Dans ces Babylones de nuit?


Qui, dans l'ombre vivante et l'aube sépulcrale, Qui, dans l'horreur fatale et dansl'amour profond, A tordu ta splendide et sinistre spirale, Ciel, où les univers se fontet se défont? Un double précipice à la fois les réclame. -Immensité!- dit l'être.-Éternité!- dit l'âme. A jamais! le sans fin roule dans le sans fond.

*


L'inconnu, celui dont maint sage

Dans la brume obscure a douté,

L'immobile et muet visage,

Le voile de l'éternité,

A, pour montrer son ombre au crime,

Sa flamme au juste magnanime,

Jeté pêle-mêle à l'abîme

Tous ses masques, noirs ou vermeils;

Dans les éthers inaccessibles,

Ils flottent, cachés ou visibles;

Et ce sont ces masques terribles

Que nous appelons les soleils!


Et les peuples ont vu passer dans les ténèbres Ces spectres de la nuit que nul nepénétra; Et flamines, santons, brahmanes, mages, guèbres, Ont crié: Jupiter! Allah!Vishnou! Mithra! Un jour, dans les lieux bas, sur les hauteurs suprêmes, Tous ces masqueshagards s'effaceront d'eux-mêmes; Alors, la face immense et calme apparaîtra!

III


*


Enfant! l'autre de ces deux mondes,

C'est le coeur d'un homme! -- parfois,

Comme une perle au fond des ondes,

Dieu cache une âme au fond des bois.


Dieu cache un homme sous les chênes;

Et le sacre en d'austères lieux

Avec le silence des plaines,

L'ombre des monts, l'azur des cieux!


O ma fille, avec son mystère

Le noir envahit pas à pas

L'esprit d'un prêtre involontaire,

Près de ce feu qui luit là-bas!


Cet homme, dans quelque ruine,

Avec la ronce et le lézard,

Vit sous la brume et la bruine,

Fruit tombé de l'arbre hasard!


Il est devenu presque fauve;

Son bâton est son seul appui.

En le voyant, l'homme se sauve;

La bête seule vient à lui.


Il est l'être crépusculaire.

On a peur de l'apercevoir;

Pâtre tant que le jour l'éclaire,

Fantôme dès que vient le soir.


La faneuse dans la clairière

Le voit quand il fait, par moment,

Comme une ombre hors de sa bière,

Un pas hors de l'isolement.


Son vêtement dans ces décombres,

C'est un sac de cendre et de deuil,

Linceul troué par les clous sombres

De la misère, ce cercueil.


Le pommier lui jette ses pommes;

Il vit dans l'ombre ensevelit;

C'est un pauvre homme loin des hommes,

C'est un habitant de l'oubli;


C'est un indigent sous la bure,

Un vieux front de la pauvreté,

Un haillon dans une masure,

Un esprit dans l'immensité!


*


Dans la nature transparente,

C'est l'oeil des regards ingénus,

Un penseur à l'âme ignorante,

Un grave marcheur aux pieds nus!


Oui, c'est un coeur, une prunelle,

C'est un souffrant, c'est un songeur,

Sur qui la lueur éternelle

Fait trembler sa vague rougeur.


Il est là, l'âme aux cieux ravie,

Et près d'un branchage enflammé,

Pense, lui-même par la vie

Tison à demi consumé.


Il est calme en cette ombre épaisse;

Il aura bien toujours un peu

D'herbe pour que son bétail paisse,

De bois pour attiser son feu.


Nos luttes, nos chocs, nos désastres,

Il les ignore; il ne veut rien

Que, la nuit, le regard des astres,

Le jour, le regard de son chien.


Son troupeau gît sur l'herbe unie;

Il est là, lui, pasteur, ami,

Seul éveillé, comme un génie

A côté d'un peuple endormi.


Ses brebis, d'un rien remuées,

Ouvrant l'oeil près du feu qui luit,

Aperçoivent sous les nuées

Sa forme droite dans la nuit;


Et, bouc qui bêle, agneau qui danse,

Dorment dans les bois hasardeux

Sous ce grand spectre Providence

Qu'ils sentent debout auprès d'eux.


*


Le pâtre songe, solitaire

Pauvre et nu, mangeant son pain bis;

Il ne connaît rien de la terre

Que ce que broute la brebis.


Pourtant, il sait que l'homme souffre;

Mais il sonde l'éther profond.

Toute solitude est un gouffre,

Toute solitude est un mont.


Dès qu'il est debout sur ce faîte,

Le ciel reprend cet étranger;

La Judée avait le prophète,

La Chaldée avait le berger.


Ils tâtaient le ciel l'un de l'autre;

Et, plus tard, sous le feu divin,

Du prophète naquit l'apôtre,

Du pâtre naquit le devin.


La foule raillait leur démence;

Et l'homme dut, aux jours passés,

A ces ignorants la science,

La sagesse à ces insensés.


La nuit voyait, témoin austère,

Se rencontrer sur les hauteurs,

Face à face dans le mystère,

Les prophètes et les pasteurs.


-- Où marchez-vous, tremblants prophètes?

-- Où courez-vous, pâtres troublés?

Ainsi parlaient ces sombres têtes,

Et l'ombre leur criait: Allez!


Aujourd'hui, l'on ne sait plus même

Qui monta le plus de degrés

Des Zoroastres au front blême

Ou des Abrahams effarés.


Et, quand nos yeux, qui les admirent,

Veulent mesurer leur chemin,

Et savoir quels sont ceux qui mirent

Le plus de jour dans l'oeil humain,


Du noir passé perçant les voiles,

Notre esprit flotte sans repos

Entre tous ces compteurs d'étoiles

Et tous ces compteurs de troupeaux.


*


Dans nos temps, où l'aube enfin dore

Les bords du terrestre ravin,

Le rêve humain s'approche encore

Plus près de l'idéal divin.


L'homme que la brume enveloppe,

Dans le ciel que Jésus ouvrit,

Comme à travers un télescope

Regarde à travers son esprit.


L'âme humaine, après le Calvaire,

A plus d'ampleur et de rayon;

Le grossissement de ce verre

Grandit encor la vision.


La solitude vénérable

Même aujourd'hui l'homme sacré

Plus avant dans l'impénétrable,

Plus loin dans le démesuré.


Oui, si dans l'homme, que le nombre

Et le temps trompent tour à tour,

La foule dégorge de l'ombre,

La solitude fait le jour.


Le désert au ciel nous convie.

O seuil de l'azur! l'homme seul,

Vivant qui voit hors de la vie,

Lève d'avance son linceul.


Il parle aux voix que Dieu fit taire,

Mêlant sur son front pastoral

Aux lueurs troubles de la terre

Le serein rayon sépulcral.


Dans le désert, l'esprit qui pense

Subit par degrés sous les cieux

La dilatation immense

De l'infini mystérieux.


Il plonge au fond. Calme, il savoure

Le réel, le vrai, l'élément.

Toute la grandeur qui l'entoure

Le pénètre confusément.


Sans qu'il s'en doute, il va, se dompte,

Marche, et, grandissant en raison,

Croît comme l'herbe aux champs, et monte

Comme l'aurore à l'horizon.


Il voit, il adore, il s'effare;

Il entend le clairon du ciel,

Et l'universelle fanfare

Dans le silence universel.


Avec ses fleurs au pur calice,

Avec sa mer pleine de deuil,

Qui donne un baiser de complice

A l'âpre bouche de l'écueil,


Avec sa plaine, vaste bible,

Son mont noir, son brouillard fuyant,

Regards du visage invisible,

Syllabes du mot flamboyant;


Avec sa paix, avec son trouble,

Son bois voilé, son rocher nu,

Avec son écho qui redouble

Toutes les voix de l'inconnu,


La solitude éclaire, enflamme,

Attire l'homme aux grands aimants,

Et lentement compose une âme

De tous les éblouissements!


L'homme en son sein palpite et vibre,

Ouvrant son aile, ouvrant ses yeux,

Étrange oiseau d'autant plus libre

Que le mystère le tient mieux.


Il sent croître en lui, d'heure en heure,

L'humble foi, l'amour recueilli,

Et la mémoire antérieure

Qui le remplit d'un vaste oubli.


Il a des soifs inassouvies;

Dans son passé vertigineux,

Il sent revivre d'autres vies;

De son âme il compte les noeuds.


Il cherche au fond des sombres dômes

Sous quelles formes il a lui;

Il entend ses propres fantômes

Qui lui parlent derrière lui.


Il sent que l'humaine aventure

N'est rien qu'une apparition;

Il se dit: -- Chaque créature

Est toute la création. --


Il se dit: -- Mourir, c'est connaître;

Nous cherchons l'issue à tâtons.

J'étais, je suis et je dois être.

L'ombre est une échelle. Montons --


Il se dit: -- Le vrai, c'est le centre,

Le reste est apparence ou bruit.

Cherchons le lion, et non l'antre;

Allons où l'oeil fixe reluit. --


Il sent plus que l'homme en lui naître;

Il sent, jusque dans ses sommeils,

Lueur à lueur, dans son être,

L'infiltration des soleils.


Ils cessent d'être son problème;

Un astre est un voile. Il veut mieux;

Il reçoit de leur rayon même

Le regard qui va plus loin qu'eux.


*


Pendant que, nous, hommes des villes,

Nous croyons prendre un vaste essor

Lorsqu'entre en nos prunelles viles

Le spectre d'une étoile d'or;


Que, savants dont la vue est basse,

Nous nous ruons et nous brûlons

Dans le premier astre qui passe,

Comme aux lampes les papillons,


Et qu'oubliant le nécessaire,

Nous contentant de l'incomplet,

Croyant éclairés, ô misère!

Ceux qu'éclaire le feu follet,


Prenant pour l'être et pour l'essence

Les fantômes du ciel profond,

Voulant nous faire une science

Avec des formes qui s'en vont,


Ne comprenant, pour nous distraire

De la terre, où l'homme est damné,

Qu'un autre monde, sombre frère

De notre globe infortuné,


Comme l'oiseau né dans la cage,

Qui, s'il fuit, n'a qu'un vol étroit,

Ne sait pas trouver le bocage,

Et va d'un toit à l'autre toit;


Chercheurs que le néant captive,

Qui, dans l'ombre, avons en passant,

La curiosité chétive

Du ciron pour le ver luisant,


Poussière admirant la poussière,

Nous poursuivons obstinément,

Grains de cendre, un grain de lumière

En fuite dans le firmament!


Pendant que notre âme humble et lasse

S'arrête au seuil du ciel béni,

Et va becqueter dans l'espace

Une miette de l'infini,


Lui, ce berger, ce passant frêle,

Ce pauvre gardeur de bétail

Que la cathédrale éternelle

Abrite sous son noir portail,


Cet homme qui ne sait pas lire,

Cet hôte des arbres mouvants,

Qui ne connaît pas d'autre lyre

Que les grands bois et les grands vents,


Lui, dont l'âme semble étouffée,

Il s'envole, et, touchant le but,

Boit avec la coupe d'Orphée

A la source où Moïse but!


Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,

Cet ignorant, cet indigent,

Sans docteur, sans maître, sans guide,

Fouillant, scrutant, interrogeant


De sa roche où la paix séjourne,

Les cieux noirs, les bleus horizons,

Double ornière où sans cesse tourne

La roue énorme des saisons;


Seul, quand mai vide sa corbeille,

Quand octobre emplit son panier;

Seul, quand l'hiver à notre oreille

Vient siffler, gronder, et nier;


Quand sur notre terre, où se joue

Le blanc flocon flottant sans bruit,

La mort, spectre vierge, secoue,

Ses ailes pâles dans la nuit;


Quand, nous glaçant jusqu'au vertèbres,

Nous jetant la neige en rêvant,

Ce sombre cygne des ténèbres

Laisse tomber sa plume au vent;


Quand la mer tourmente la barque;

Quand la plaine est là, ressemblant

A la morte dont un drap marque

L'obscur profil sinistre et blanc;


Seul sur cet âpre monticule,

A l'heure où, sous le ciel dormant,

Les Méduses du crépuscule

Montrent leur face vaguement;


Seul la nuit, quand dorment ses chèvres,

Quand la terre et l'immensité

Se referment comme deux lèvres

Après que le psaume est chanté;


Seul, quand renaît le jour sonore,

A l'heure où sur le mont lointain

Flamboie et frissonne l'aurore,

Crête rouge du coq matin;


Seul, toujours seul, l'été, l'automne;

Front sans remords et sans effroi

A qui le nuage qui tonne

Dit tout bas: Ce n'est pas pour toi!


Oubliant dans ces grandes choses

Les trous de ses pauvres habits,

Comparant la douceur des roses

A la douceur de la brebis,


Sondant l'être, la loi fatale;

L'amour, la mort, la fleur, le fruit;

Voyant l'auréole idéale

Sortir de toute cette nuit,


Il sent, faisant passer le monde

Par sa pensée à chaque instant,

Dans cette obscurité profonde

Son oeil devenir éclatant;


Et, dépassant la créature,

Montant toujours, toujours accru,

Il regarde tant la nature,

Que la nature a disparu!


Car, des effets allant aux causes,

L'oeil perce et franchit le miroir,

Enfant; et contempler les choses,

C'est finir par ne plus les voir.


La matière tombe détruite

Devant l'esprit aux yeux de lynx;

Voir, c'est rejeter: la poursuite

De l'énigme est l'oubli du sphynx.


Il ne voit plus le ver qui rampe,

La feuille morte émue au vent,

Le pré, la source où l'oiseau trempe

Son petit pied rose en buvant;


Ni l'araignée, hydre étoilée,

Au centre du mal se tenant,

Ni l'abeille, lumière ailée,

Ni la fleur, parfum rayonnant;


Ni l'arbre où sur l'écorce dure

L'amant grave un chiffre d'un jour,

Que les ans font croître à mesure

Qu'ils font décroître son amour.


Il ne voit plus la vigne mûre,

La ville, large toit fumant,

Ni la campagne, ce murmure,

Ni la mer, ce rugissement;


Ni l'aube dorant les prairies,

Ni le couchant aux longs rayons,

Ni tous ces tas de pierreries

Qu'on nomme constellations.


Que l'éther de son ombre couvre,

Et qu'entrevoit notre oeil terni

Quand la nuit curieuse entr'ouvre

Le sombre écrin de l'infini;


Il ne voit plus Saturne pâle,

Mars écarlate, Arcturus bleu,

Sirius, couronne d'opale,

Aldebaran, turban de feu;


Ni les mondes, esquifs sans voiles,

Ni, dans le grand ciel sans milieu,

Toute cette cendre d'étoiles;

Il voit l'astre unique; il voit Dieu!


*


Il le regarde, il le contemple;

Vision que rien n'interrompt!

Il devient tombe, il devient temple;

Le mystère flambe à son front.


Oeil serein dans l'ombre ondoyante,

Il a conquis, il a compris,

Il aime; il est l'âme voyante

Parmi nos ténébreux esprits.


Il marche, heureux et plein d'aurore,

De plain-pied avec l'élément;

Il croit, il accepte. Il ignore

Le doute, notre escarpement;


Le doute, qu'entourent les vides,

Bord que nul ne peut enjamber,

Où nous nous arrêtons stupides,

Disant: Avancer, c'est tomber!


Le doute, roche où nos pensées

Errent loin du pré qui fleurit,

Où vont et viennent, dispersées,

Toutes ces chèvres de l'esprit!


Quand Hobbes dit: -Quelle est la base?-

Quand Locke dit: -Quelle est la loi?-

Que font à sa splendide extase

Ces dialogues de l'effroi?


Qu'importe à cet anachorète

De la caverne Vérité,

L'homme qui dans l'homme s'arrête,

La nuit qui croit à sa clarté?


Que lui fait la philosophie,

Calcul, algèbre, orgueil puni,

Que sur les cimes pétrifie

L'effarement de l'infini!


Lueurs que couvre la fumée!

Sciences disant: Que sait-on?

Qui, de l'aveugle Ptolémée,

Montent au myope Newton!


Que lui font les choses bornées,

Grands, petits, couronnes, carcans?

L'ombre qui sort des cheminées

Vaut l'ombre qui sort des volcans.


Que lui font la larve et la cendre,

Et, dans les tourbillons mouvants,

Toutes les formes que peut prendre

L'obscur nuage des vivants?


Que lui fait l'assurance triste

Des créatures dans leurs nuits?

La terre s'écriant: J'existe!

Le soleil répliquant: Je suis!


Quand le spectre, dans le mystère,

S'affirme à l'apparition,

Qu'importe à cet oeil solitaire

Qui s'éblouit du seul rayon?


Que lui fait l'astre, autel et prêtre

De sa propre religion,

Qui dit: Rien hors de moi! -- quand l'être

Se nomme Gouffre et Légion!


Que lui font, sur son sacré faîte,

Les démentis audacieux

Que donne aux soleils la comète,

Cette hérésiarque des cieux?


Que lui fait le temps, cette brume?

L'espace, cette illusion?

Que lui fait l'éternelle écume

De l'océan Création?


Il boit, hors de l'inabordable,

Du surhumain, du sidéral,

Les délices du formidable,

L'âpre ivresse de l'idéal;


Son être, dont rien ne surnage,

S'engloutit dans le gouffre bleu;

Il fait ce sublime naufrage;

Et, murmurant sans cesse: -- Dieu, --


Parmi les feuillages farouches,

Il songe, l'âme et l'oeil là-haut,

A l'imbécillité des bouches

Qui prononcent un autre mot!


*


Il le voit, ce soleil unique,

Fécondant, travaillant, créant,

Par le rayon qu'il communique

Égalant l'atome au géant,


Semant de feux, de souffles, d'ondes,

Les tourbillons d'obscurité,

Emplissant d'étincelles mondes

L'épouvantable immensité,


Remuant, dans l'ombre et les brumes,

De sombres forces dans les cieux

Qui font comme des bruits d'enclumes

Sous des marteaux mystérieux,


Doux pour le nid du rouge-gorge,

Terrible aux satans qu'il détruit;

Et, comme aux lueurs d'une forge,

Un mur s'éclaire dans la nuit,


On distingue en l'ombre où nous sommes,

On reconnaît dans ce bas lieu,

A sa clarté parmi les hommes,

L'âme qui réverbère Dieu!


Et ce pâtre devient auguste;

Jusqu'à l'auréole monté,

Étant le sage, il est le juste;

O ma fille, cette clarté


Soeur du grand flambeau des génies,

Faite de tous les rayons purs

Et de toutes les harmonies

Qui flottent dans tous les azurs,


Plus belle dans une chaumière,

Éclairant hier par demain,

Cette éblouissante lumière,

Cette blancheur du coeur humain


S'appelle en ce monde, où l'honnête

Et le vrai des vents est battu,

Innocence avant la tempête,

Après la tempête vertu!


*


Voilà donc ce que fait la solitude à l'homme; Elle lui montre Dieu, le dévoile et lenomme, Sacre l'obscurité, Pénètre de splendeur le pâtre qui s'y plonge, Et, dans lesprofondeurs de son immense songe, T'allume, ô vérité!

Elle emplit l'ignorant de la science énorme; Ce que le cèdre voit, ce que devinel'orme, Ce que le chêne sent, Dieu, l'être, l'infini, l'éternité, l'abîme, Dansl'ombre elle le mêle à la candeur sublime D'un pâtre frémissant.

L'homme n'est qu'une lampe, elle en fait une étoile. Et ce pâtre devient, sous sonhaillon de toile, Un mage; et, par moments, Aux fleurs, parfums du temple, aux arbres,noirs pilastres, Apparaît couronné d'une tiare d'astres, Vêtu de flamboiements!

Il ne se doute pas de cette grandeur sombre: Assis près de son feu que la broussailleencombre, Devant l'être béant, Humble, il pense; et, chétif, sans orgueil, sans envie,Il se courbe, et sent mieux, près du gouffre de vie, Son gouffre de néant.

Quand il sort de son rêve, il revoit la nature. Il parle à la nuée, errant àl'aventure, Dans l'azur émigrant; Il dit: -Que ton encens est chaste, ô clématite!- Ildit au doux oiseau: -Que ton aile est petite, Mais que ton vol est grand!-

Le soir, quand il voit l'homme aller vers les villages, Glaneuses, bûcherons quitraînent des feuillages, Et les pauvres chevaux Que le laboureur bat et fouette aveccolère, Sans songer que le vent va le rendre à son frère Le marin sur les flots;

Quand il voit les forçats passer, portant leur charge, Les soldats, les pêcheurs prispar la nuit au large, Et hâtant leur retour, Il leur envoie à tous, du haut du montnocturne, La bénédiction qu'il a puisée à l'urne De l'insondable amour!

Et, tandis qu'il est là, vivant sur sa colline, Content, se prosternant dans tout cequi s'incline, Doux rêveur bienfaisant, Emplissant le vallon, le champ, le toit demousse, Et l'herbe et le rocher de la majesté douce De son coeur innocent,

S'il passe par hasard, près de sa féconde paix, Un de ces grands esprits en butte auxflots du monde Révolté devant eux, Qui craignent à la fois, sur ces vagues funèbres,La terre de granit et le ciel de ténèbres, L'homme ingrat, Dieu douteux;

Peut-être, à son insu, que ce pasteur paisible, Et dont l'obscurité rend la lueurvisible, Homme heureux sans effort, Entrevu par cette âme en proie au choc de l'onde, Valui jeter soudain quelque clarté profonde Qui lui montre le port!

Ainsi ce feu peut-être, aux flancs du rocher sombre, Là-bas est aperçu par quelquenef qui sombre Entre le ciel et l'eau; Humble, il la guide au loin de son refletrougeâtre, Et du même rayon dont il réchauffe un pâtre, Il sauve un grand vaisseau!

IV


Et je repris, montrant à l'enfant adoré L'obscur feu du pasteur et l'étoile sacrée:

De ces deux feux, perçant le soir qui s'assombrit L'un révèle un soleil, l'autreannonce un esprit, C'est l'infini que notre oeil sonde; Mesurons tout à Dieu, qui seulcrée et conçoit! C'est l'astre qui le prouve et l'esprit qui le voit; Une âme est plusgrande qu'un monde.

Enfant, ce feu de pâtre à une âme mêlé, Et cet astre, splendeur du plafondconstellé Que l'éclair et la foudre gardent, Ces deux phares du gouffre où l'êtreflotte et fuit, Ces deux clartés du deuil, ces deux yeux de la nuit, Dans l'immensité seregardent.

Ils se connaissent; l'astre envoie au feu des bois Toute l'énormité de l'abîme à lafois, Les baisers de l'azur superbe, Et l'éblouissement des visions d'Endor; Et le douxfeu de pâtre envoie à l'astre d'or Le frémissement du brin d'herbe.

Le feu de pâtre dit: -- La mère pleure, hélas! L'enfant a froid, le père à faim,l'aïeul est las; Tout est noir; la montée est rude; Le pas tremble, éclairé par untremblant flambeau; L'homme au berceau chancelle et trébuche au tombeau. L'étoilerépond: Certitude!

De chacun d'eux s'envole un rayon fraternel, L'un plein d'humanité, l'autre rempli deciel; Dieu les prend, et joint leur lumière, Et sa main, sous qui l'âme, aigle deflamme, éclôt, Fait du rayon d'en bas et du rayon d'en haut Les deux ailes de laprière.

Ingouville, août 1839.

FIN DU TOME PREMIER

------------

TABLE DU TOME PREMIER

1830-1843.



PRÉFACE

Un jour, je vis debout au bord des flots mouvants.


LIVRE PREMIER. AURORE.

I A MA FILLE

II Le poëte s'en va dans les champs.

III MES DEUX FILLES

IV Le firmament est plein de la vaste clarté.

V A ANDRÉ CHÉNIER

VI LA VIE AUX CHAMPS

VII RÉPONSE A UN ACTE D'ACCUSATION

VIII SUITE

IX Le poëme éploré se lamente.

X A MADAME D. G. DE G.

XI LISE

XII VERE NOVO

XIII A PROPOS D'HORACE

XIV A GRANVILLE, EN 1836

XV LA COCCINELLE

XVI VERS 1820

XVII A M. FROMENT MEURICE

XVIII LES OISEAUX

XIX VIEILLE CHANSON DU JEUNE TEMPS

XX A UN POÈTE AVEUGLE

XXI Elle était déchaussée, elle était décoiffée.

XXII LA FÊTE CHEZ THÉRÈSE

XXIII L'ENFANCE

XXIV Heureux l'homme occupé de l'éternel destin.

XXV UNITÉ

XXVI QUELQUES MOTS A UN AUTRE

XXVII Oui, je suis le rêveur.

XXVIII Il faut que le poëte, épris d'ombre et d'azur.

XXIX HALTE EN MARCHANT


LIVRE DEUXIÈME. L'AME EN FLEUR.

I Premier Mai

II Mes vers fuiraient, doux et frêles.

III LE ROUET D'OMPHALE

IV CHANSON

V HIER AU SOIR

VI LETTRE

VII Nous allions au verger cueillir des bigarreaux.

VIII Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux.

IX EN ÉCOUTANT LES OISEAUX

X Mon bras pressait sa taille.

XI Les femmes sont sur la terre.

XII ÉGLOGUE

XIII Viens!

XIV BILLET DU MATIN

XV PAROLES DANS L'OMBRE

XVI L'hirondelle au printemps cherche les vieilles tours.

XVII SOUS LES ARBRES

XVIII Je sais bien qu'il est d'usage.

XIX N'ENVIONS RIEN

XX IL FAIT FROID

XXI Il lui disait.

XXII Aimons toujours!

XXIII APRÈS L'HIVER

XXIV Que le sort, quel qu'il soit.

XXV Je respire où tu palpites.

XXVI CRÉPUSCULE

XXVII LA NICHÉE SOUS LE PORTAIL

XXVIIIUN SOIR QUE JE REGARDAIS LE CIEL


LIVRE TROISIÈME. LES LUTTES ET LES RÊVES.

I ÉCRIT SUR UN EXEMPLAIRE DE LA DIVINA COMMEDIA

II MELANCHOLIA

III SATURNE

IV ÉCRIT AU BAS D'UN CRUCIFIX

V QUIA PULVIS ES

VI LA SOURCE

VII LA STATUE

VIII Je lisais.

IX Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans.

X AMOUR

XI ?

XII EXPLICATION

XIII LA CHOUETTE

XIV A LA MÈRE DE L'ENFANT MORT

XV ÉPITAPHE

XVI LE MAITRE D'ÉTUDES

XVII CHOSE VUE UN JOUR DE PRINTEMPS

XVIII INTÉRIEUR

XIX BARAQUES DE LA FOIRE

XX INSOMNIE

XXI ÉCRIT SUR LA PLINTHE D'UN BAS-RELIEF ANTIQUE

XXII La clarté du dehors ne distrait pas mon âme.

XXIII LE REVENANT

XXIV AUX ARBRES

XXV L'enfant voyant l'aïeule à filer occupée.

XXVI JOIES DU SOIR

XXVII J'aime l'araignée.

XXVIII LE POÈTE

XXIX LA NATURE

XXX MAGNITUDO PARVI

 

------------------------- FIN DU FICHIER contemplA1 --------------------------------