Baya Meheidine et
Cheikha Remitti
Voix de femmes sur
l'Algérie
La puissance de la
douceur face à l'inconsistance de la violence
Cheikha Remitti naît le 8 mai 1923 à Thessala, dans la région de Sidi Bel-Abbès, orpheline très tôt, elle s'installe à vingt ans à Rézilane, c'est à cette époque qu'elle commencera sa carrière. Elle mène à cette époque une vie difficile, souvent dans l'illégalité, où elle va de quartiers en quartiers et dort dans les
hammams. Elle subira à plusieurs reprises et de manière violente la trahison. Elle se raccroche à une troupe de musiciens Hamdachis, avec qui elle vivra la même vie, de galas en galas, dansant jusqu'à l'épuisement ; « c'est le malheur qui m'a instruit », dira-t-elle. Depuis cette époque elle assume en elle-même la marginalité des poètes maudits. Son premier enregistrement date de 1954, mais c'est surtout la radio qui fera sa renommée. Elle a composé plus de 100 chansons, c'est un véritable réservoir dans lequel se servent abondamment ses successeurs.
Pour tous les musiciens de Raï, elle figure l'image d'une reine. Les chanteurs de la jeune génération la vénèrent.
Baya Mahieddine est née en 1931 à Bordj-el-Kifan, aux environs d'Alger. Elle est orpheline à l'âge de cinq ans. L'originalité de ses modelages et de ses dessins sur la terre sont remarqués assez tôt par Franck Mac Ewen et Marguerite Camina. Ils la prennent en charge et lui donnent les moyens de s'exprimer. Aimé Maeght, de passage à Alger, découvre ses oeuvres et les expose dans sa galerie à Paris, Baya a alors 16 ans. Elle travaillera dans un atelier en France où elle côtoiera Picasso.
Elle se marie en 1953 avec le chanteur-compositeur El-Hadj Mahieddine El-Mahfoud dont elle aura six enfants. Elle vivra dès lors à Blida. Elle enchaînera alors plusieurs expositions : en 1963, au Musée des Beaux-Arts d'Alger et en 1964 à Paris. Après une interruption d'une dizaine d'années, se remet alors à peindre. En 1966, ses ouvres sont présentées à Alger (préface de Jean Maisonseul et Jean Sénac), ainsi que dans d'autres villes d'Algérie (Tizi-Ouzou en 1977, Annaba en 1978), en France (au Musée Cantini de Marseille en 1982, à Paris en 1984 et 1991). Elle participe à de nombreuses expositions collectives en Algérie, au Maghreb et en Europe (Baya, Issiakhem, Khadda au Musée des Arts Africains et Océaniens de Paris en 1987 et à la Vieille Charité de Marseille en 1988, avec une présentation de son oeuvre par Jean Pélégri, « Signes et désert » à Bruxelles en 1989 avec une préface de Ali Silem, « Autres soleils et autres signes à Montpellier » en 1990).
Baya meurt dans la nuit du dimanche à lundi 11 novembre 1998 à Blida suite à une longue maladie.
Plusieurs traits rapprochent ces deux femmes. Tout d'abord la fidélité à une tradition, qui s'exprime de diverses façons.
Elles sont toutes deux de ferventes croyantes. Cheikha Remitti fait son pèlerinage à la Mecque en 1976 et Baya en fera deux, en 1971 et 1972. Elles ne pratiquent pas un Islam révolutionnaire, simplement tolérant. Elle s'inscrivent dans une tradition, en s'appliquant à mettre en valeur de côté humain de celle-ci. Cheikha Remitti parle d'un islam qui ne contraint pas l'être humain à cacher ses faiblesses.
Dans leur expression artistique elles s'inscrivent clairement dans une tradition. Pour Remitti, celle du raï, proche de ses racines ; elle ne l'a pas révolutionné, mais transmis et amplifié avec force. Elle a baigné petite dans les mélodies des chanteuses oranaise (Fatma Bent El Meddah, Kheira Guendil, Zohra Bent Oûda ou Zohra Relizana), dont le répertoire mariait les textes des meddahates ( ensemble féminin chantant les louanges d'Allah et du prophète face à un auditoire rassemblant exclusivement des femmes), à des airs plus libres, des vers exprimant la condition de la femme, ces Cheikhates furent vite décriées sous prétexte de relâchement de mours par les moralistes.
La peinture de Baya, de même est la prolongation des pratiques ancestrales. On retrouve dans son expression les thèmes de l'art et l'artisanat oriental, la frontière ente les deux n'étant pas définie, et peut-être simplement pas à définir. Ces thèmes se retrouvent dans les textiles traditionnels, les tapis, les céramiques, l'architecture ; ce sont des poissons, des fruits, des papillons, des oiseaux, des fleurs, des instruments de musique. Il se dégage une constance dans la répétition de ces formes, qui sont sans cesse réinventées. L'utilisation de la répétition est une technique au fondement de l'art islamique.
Remitti et Baya sont toutes deux des enfants, des héritières de l'art proprement algérien. Leur art est pourtant, et en même temps, l'expression d'une contestation ou d'une contestation dans l'expression par rapport à l'Algérie elle-même. Et cela de deux manières vraiment différentes.
La Cheikha Remitti est une femme qui a un intime vécu des extrêmes. Sa personne même est alliance des contraires, elle est femme et sa tessiture est baryton. Le terme même de Cheikha contient une ambiguïté, Dans l'imaginaire collectif, il revêt une connotation de frivolité et de légèreté, pourtant, à l'origine, Cheikha est un titre de noblesse empreint d'autorité et de respectabilité. Ses textes et mélodies obéissent aux normes et sont sujets à des déviations. A une expression « normative » s'ajoutent des thèmes choquant pour le moraliste algérien (elle est interdite de concert et de radio) ses textes sont porteurs d'une violence érotique, illicite, et aussi maternelle. Les thèmes majeurs de son immense répertoire sont : la pauvreté, l'amour, le deuil, la guerre, l'émigration, la dignité, l'honneur, l'alcool, le sexe et la liberté, qu'elle scande, martèle et selon les cas, murmure de sa voix puissante, pratiquant avec bonheur la dérision et l'humour...
Baya reste inexorablement arrimée à une forme d'enfance, par, notamment, la fuite du mot, d'un dédain de celui-ci, qui dédouble le dessin : l'enfant ne se raconte pas, « je ne sais pas, je peins » disait-elle. Elle peint, c'est tout.
Dans les premières périodes de l'art Arabe moderne, l'apprentissage de l'art, pour ces personnes , était de se familiariser avec le vocabulaire et les idées de l'art occidental, et, à partir de cet enseignement, de construire un art occidental suivant les courants occidentaux en les teintant d'orientalisme. Baya est de ceux qui n'ont pas suivi les courants occidentaux, qui ont fait de leur art une suite de leur propre tradition artistique.
Une dernière remarque est le qualificatif que l'on attribue à ces deux femmes, qui est celui « d'expression naïve », ou même encore, selon André Breton, et c'est à propos de Baya qu'il emploiera pour la première fois cette expression : « art brut ». On acceptera dans le sens que lui donnera Jean Dubuffet : « des ouvres présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l'art coutumier ou des poncifs culturels, et ayant pour auteurs des personnes étrangères aux milieux artistiques professionnels ».
Leur art est doté d'une naïveté et d'une sûreté dans l'expression : peindre comme un enfant pour Baya, exprimer un bonheur simple, vrai, pour Remitti.
Quelle place, quel rôle ces artistes femmes, et peut être en tant que femmes avant tout, ont elles pris face à la douleur, au malheur ? On l'a vu pour Remitti, « c'est le malheur qui m'a instruit ». La force de ces femmes est d'avoir produit un discours qui produit le bonheur, dans un contexte parmi les plus violents qui soient, particulièrement pour la femme. Assez de pleurs, assez de souffrances, elles transmettent un message d'amour et de joie, une alternative, une solution. En ce sens, dans ce contexte, on peut affirmer que leur art est spécifiquement féminin. Avec notamment Aïcha Haddad et Souhila Belbahar elles ont ouvert la voie à une nouvelle génération d'artistes peintres femmes véhiculant un message d'amour et de joie que seule une femme a su exprimer.
La nature a voulu que la femme soit le synonyme de la vie et de la fertilité, et elles ne la contredise pas. « Je pense qu'on a assez souffert, on a assez pleuré. Je n'ose pas montrer l'horreur dans mes ouvres. Pour moi, la peinture est une invitation à l'amour et à la liberté » dira Inaâm Bioud.
Au delà d'un intérêt particulier pour leur ouvre et leurs conséquences, ces femmes nous apprennent quelque chose d'essentiel, proposent une alternative, dont la seule prétention est de provoquer le bonheur, dont l'art français, notamment, devrait fortement d'inspirer s'il veut survivre aux innombrables impasses du Xxe siècle.
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