poesie Suivez-vous sur Twitter : Facebook :

poeme

La Belle Dorothée

Le soleil accable la ville de sa lumière droite et terrible; le sable est éblouissantet la mer miroite. Le monde stupéfié s'affaisse lâchement et fait la sieste, une siestequi est une espèce de mort savoureuse où le dormeur, à demi éveillé, goûte lesvoluptés de son anéantissement.

Cependant Dorothée, forte et fière comme le soleil, s'avance dans la rue déserte,seule vivante à cette heure sous l'immense azur, et faisant sur la lumière une tacheéclatante et noire.

Elle s'avance, balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges. Sarobe de soie collante, d'un ton clair et rose, tranche vivement sur les ténèbres de sapeau et moule exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue.

Son ombrelle rouge, tamisant la lumière, projette sur son visage sombre le fardsanglant de ses reflets.

Le poids de son énorme chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate etlui donne un air triomphant et paresseux. De lourdes pendeloques gazouillent secrètementà ses mignonnes oreilles.

De temps en temps la brise de mer soulève par le coin sa jupe flottante et montre sajambe luisante et superbe; et son pied, pareil aux pieds des déesses de marbre quel'Europe enferme dans ses musées, imprime fidèlement sa forme sur le sable fin. CarDorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d'être admirée l'emporte chezelle sur l'orgueil de l'affranchie, et, bien qu'elle soit libre, elle marche sanssouliers.

Elle s'avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d'un blanc sourire,comme si elle apercevait au loin dans l'espace un miroir reflétant sa démarche et sabeauté.

A l'heure où les chiens eux-mêmes gémissent de douleur sous le soleil qui les mord,quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse Dorothée, belle et froide commele bronze?

Pourquoi a-t-elle quitté sa petite case si coquettement arrangée, dont les fleurs etles nattes font à si peu de frais un parfait boudoir; où elle prend tant de plaisir àse peigner, à fumer, à se faire éventer ou à se regarder dans le miroir de ses grandséventails de plumes, pendant que la mer, qui bat la plage à cent pas de là, fait à sesrêveries indécises un puissant et monotone accompagnement, et que la marmite de fer, oùcuit un ragoût de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la cour, ses parfumsexcitants?

Peut-être a-t-elle un rendez-vous avec quelque jeune officier qui, sur des plageslointaines, a entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée. Infailliblementelle le priera, la simple créature, de lui décrire le bal de l'Opéra, et lui demanderasi on peut y aller pieds nus, comme aux danses du dimanche, où les vieilles Cafrineselles-mêmes deviennent ivres et furieuses de joie; et puis encore si les belles dames deParis sont toutes plus belles qu'elle.

Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si ellen'était obligée d'entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite soeur qui a bienonze ans, et qui est déjà mûre, et si belle! Elle réussira sans doute, la bonneDorothée; le maître de l'enfant est si avare, trop avare pour comprendre une autrebeauté que celle des écus!

Charles Baudelaire (1821- 1867)

Poèmes de Charles Baudelaire