poesie Suivez-vous sur Twitter : Facebook :

poeme

La Corde

A Edouard Manet.

"Les illusions, - me disait mon ami, - sont aussi innombrables peut-être que lesrapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l'illusiondisparaît, c'est-à-dire quand nous voyons l'être ou le fait tel qu'il existe en dehorsde nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour lefantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le faitréel. S'il existe un phénomène évident, trivial, toujours semblable, et d'une natureà laquelle il soit impossible de se tromper, c'est l'amour maternel. Il est aussidifficile de supposer une mère sans amour maternel qu'une lumière sans chaleur; n'est-ildonc pas parfaitement légitime d'attribuer à l'amour maternel toutes les actions et lesparoles d'une mère, relatives à son enfant? Et cependant écoutez cette petite histoire,où j'ai été singulièrement mystifié par l'illusion la plus naturelle.

"Ma profession de peintre me pousse à regarder attentivement les visages, lesphysionomies, qui s'offrent dans ma route, et vous savez quelle jouissance nous tirons decette faculté qui rend à nos yeux la vie plus vivante et plus significative que pour lesautres hommes. Dans le quartier reculé que j'habite, et où de vastes espaces gazonnésséparent encore les bâtiments, j'observai souvent un enfant dont la physionomie ardenteet espiègle, plus que toutes les autres, me séduisit tout d'abord. Il a posé plus d'unefois pour moi, et je l'ai transformé tantôt en petit bohémien tantôt en ange, tantôten Amour mythologique. Je lui ai fait porter le violon du vagabond, la Couronne d'Epineset les Clous de la Passion, et la Torche d'Eros. Je pris enfin à toute la drôlerie de cegamin un plaisir si vif, que je priai un jour ses parents, de pauvres gens, de vouloirbien me le céder, promettant de bien l'habiller, de lui donner quelque argent et de nepas lui imposer d'autre peine que de nettoyer mes pinceaux et de faire mes commissions.Cet enfant, débarbouillé, devint charmant, et la vie qu'il menait chez moi lui semblaitun paradis, comparativement à celle qu'il aurait subie dans le taudis paternel. Seulementje dois dire que ce petit bonhomme m'étonna quelquefois par des crises singulières detristesse précoce, et qu'il manifesta bientôt un goût immodéré pour le sucre et lesliqueurs; si bien qu'un jour où je constatai que, malgré mes nombreux avertissements, ilavait encore commis un nouveau larcin de ce genre, je le menaçai de le renvoyer à sesparents. Puis je sortis, et mes affaires me retinrent assez longtemps hors de chez moi.

"Quels ne furent pas mon horreur et mon étonnement quand, rentrant à la maison,le premier objet qui frappa mes regards fut mon petit bonhomme, l'espiègle compagnon dema vie, pendu au panneau de cette armoire! Ses pieds touchaient presque le plancher; unechaise, qu'il avait sans doute repoussée du pied, était renversée à côté de lui; satête était penchée convulsivement sur une épaule; son visage, boursouflé, et sesyeux, tout grands ouverts avec une fixité effrayante, me causèrent d'abord l'illusion dela vie. Le dépendre n'était pas une besogne aussi facile que vous le pouvez croire. Ilétait déjà fort roide, et j'avais une répugnance inexplicable à le faire brusquementtomber sur le sol. Il fallait le soutenir tout entier avec un bras, et, avec la main del'autre bras, couper la corde. Mais cela fait, tout n'était pas fini; le petit monstres'était servi d'une ficelle fort mince qui était entrée profondément dans les chairs,et il fallait maintenant, avec de minces ciseaux, chercher la corde entre les deuxbourrelets de l'enflure, pour lui dégager le cou.

"J'ai négligé de vous dire que j'avais vivement appelé au secours; mais tousmes voisins avaient refusé de me venir en aide, fidèles en cela aux habitudes de l'hommecivilisé, qui ne veut jamais, je ne sais pourquoi, se mêler des affaires d'un pendu.Enfin vint un médecin qui déclara que l'enfant était mort depuis plusieurs heures.Quand, plus tard, nous eûmes à le déshabiller pour l'ensevelissement, la rigiditécadavérique était telle, que, désespérant de fléchir les membres, nous dûmeslacérer et couper les vêtements pour les lui enlever.

"Le commissaire, à qui, naturellement, je dus déclarer l'accident, me regarda detravers, et me dit: " Voilà qui est louche! " mû sans doute par un désirinvétéré et une habitude d'état de faire peur, à tout hasard, aux innocents comme auxcoupables.

"Restait une tâche suprême à accomplir, dont la seule pensée me causait uneangoisse terrible: il fallait avertir les parents. Mes pieds refusaient de m'y conduire.Enfin j'eus ce courage. Mais, à mon grand étonnement, la mère fut impassible, pas unelarme ne suinta du coin de son oeil. J'attribuai cette étrangeté à l'horreur mêmequ'elle devait éprouver, et je me souvins de la sentence connue: "Les douleurs lesplus terribles sont les douleurs muettes." Quant au père, il se contenta de dired'un air moitié abruti, moitié rêveur: "Après tout, cela vaut peut-être mieuxainsi; il aurait toujours mal fini!"

"Cependant le corps était étendu sur mon divan, et, assisté d'une servante, jem'occupais des derniers préparatifs, quand la mère entra dans mon atelier. Elle voulait,disait-elle, voir le cadavre de son fils. Je ne pouvais pas, en vérité, l'empêcher des'enivrer de son malheur et lui refuser cette suprême et sombre consolation. Ensuite elleme pria de lui montrer l'endroit où son petit s'était pendu. "Oh! non! madame, -lui répondis-je, - cela vous ferait mal." Et comme involontairement mes yeux setournaient vers la funèbre armoire, je m'aperçus, avec un dégoût mêlé d'horreur etde colère, que le clou était resté fiché dans la paroi, avec un long bout de corde quitraînait encore. Je m'élançai vivement pour arracher ces derniers vestiges du malheur,et comme J'allais les lancer au-dehors par la fenêtre ouverte, la pauvre femme saisit monbras et me dit d'une voix irrésistible: "Oh! monsieur! laissez-moi cela! je vous enprie! je vous en supplie!" Son désespoir l'avait, sans doute, me parut-il, tellementaffolée, qu'elle s'éprenait de tendresse maintenant pour ce qui avait servi d'instrumentà la mort de son fils, et le voulait garder comme une horrible et chère relique. - Etelle s'empara du clou et de la ficelle.

"Enfin! enfin! tout était accompli. Il ne me restait plus qu'à me remettre autravail, plus vivement encore que d'habitude, pour chasser peu à peu ce petit cadavre quihantait les replis de mon cerveau, et dont le fantôme me fatiguait de ses grands yeuxfixes. Mais le lendemain je reçus un paquet de lettres: les unes, des locataires de mamaison, quelques autres des maisons voisines; l'une, du premier étage; l'autre, dusecond; l'autre, du troisième, et ainsi de suite, les unes en style demi-plaisant, commecherchant à déguiser sous un apparent badinage la sincérité de la demande; les autres,lourdement effrontées et sans orthographe, mais toutes tendant au même but,c'est-à-dire à obtenir de moi un morceau de la funeste et béatifique corde. Parmi lessignataires il y avait, je dois le dire, plus de femmes que d'hommes; mais tous, croyez-lebien, n'appartenaient pas à la classe infime et vulgaire. J'ai gardé ces lettres.

"Et alors, soudainement, une lueur se fit dans mon cerveau, et je compris pourquoila mère tenait tant à m'arracher la ficelle et par quel commerce elle entendait seconsoler."

Charles Baudelaire (1821- 1867)

Poèmes de Charles Baudelaire