Le Désir de peindre Malheureux peut-être l'homme, mais heureux l'artiste que le désir déchire! Je brûle de peindre celle qui m'est apparue si rarement et qui a fui si vite, commeune belle chose regrettable derrière le voyageur emporté dans la nuit. Comme il y alongtemps déjà qu'elle a disparu! Elle est belle, et plus que belle; elle est surprenante. En elle le noir abonde: ettout ce qu'elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintillevaguement le mystère, et son regard illumine comme l'éclair: c'est une explosion dansles ténèbres. Je la comparerais à un soleil noir, si l'on pouvait concevoir un astre noir versant lalumière et le bonheur. Mais elle fait plus volontiers penser à la lune, qui sans doutel'a marquée de sa redoutable influence; non pas la lune blanche des idylles, quiressemble à une froide mariée, mais la lune sinistre et enivrante, suspendue au fondd'une nuit orageuse et bousculée par les nuées qui courent; non pas la lune paisible etdiscrète visitant le sommeil des hommes purs, mais la lune arrachée du ciel, vaincue etrévoltée, que les Sorcières thessaliennes contraignent durement à danser sur l'herbeterrifiée! Dans son petit front habitent la volonté tenace et l'amour de la proie. Cependant, aubas de ce visage inquiétant, où des narines mobiles aspirent l'inconnu et l'impossible,éclate, avec une grâce inexprimable, le rire d'une grande bouche, rouge et blanche, etdélicieuse, qui fait rêver au miracle d'une superbe fleur éclose dans un terrainvolcanique. Il y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles; maiscelle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard. Charles Baudelaire (1821- 1867) |